Expression de la source et du but : priorité du résultat

Nous l’avons dit (chapitre I, 2.2.1) de nombreux travaux ont montré l’existence d’une asymétrie en faveur de l’expression du but dans le langage de l’enfant. Lakusta (2005) a étendu ce constat pour montrer qu’une telle asymétrie existe aussi dans la langue adulte, où l’expression de la trajectoire est plus fréquente et plus précise quand il s’agit de désigner le but “This suggests that there is a mapping bias whereby Goal Paths are more likely to be mapped into syntactic structure (prepositional phrase) than Source Paths » (ibid, p.9) voir aussi Landau & Zukowksi, 2003; Lakusta & Landau, 2005; Lakusta, Licona, & Landau, 2004). Pourtant, les enfants ont aussi une bonne connaissance des trajectoires orientées vers la source. La catégorie de source est robuste, comme l’ont bien montré Clark & Carpenter (1989) puis Clark (2001). Ces travaux nous empêchent donc de conclure à l’existence d’une asymétrie en faveur du résultat :

‘“This evidence tells us that both Goal and Source Path types are part of the child's repertoire in the earliest stages of language learning. But it does not tell us whether there is any asymmetry between the Path types -more broadly, those Path types that are Goal-oriented vs. Source-oriented.” (Lakusta, 2005:12)’

La découverte de la catégorie émergente de source comme catégorie robuste dans le langage de l’enfant, cependant, ne présage en rien de la fréquence de l’expression de la source dans le discours qui lui est adressé. Si l’on considère les événements qui sont conceptualisés en donnant la priorité au seul résultat, on constate qu’ils constituent déjà une part des énoncés codés qui n’est pas entièrement négligeable.

Figure 58 : Pourcentage des énoncés codés exprimant seulement le résultat
Figure 58 : Pourcentage des énoncés codés exprimant seulement le résultat

Mais pour juger de la répartition des énoncés en fonction de l’expression de la source et du but, il faut aussi prendre en compte certaines expressions du déplacement volontaire, qui exprimeront conjointement trajectoire et but à atteindre, ou source et trajectoire, ainsi que, comme nous l’avons dit, une bonne part des expressions du mouvement causé où le but est aussi lexicalisé, et peut-être, d’autres expressions du mouvement causé conceptualisé à partir d’une source. De plus, l’expression de la source, comme celle du but, peuvent aussi être implicites. La source est par exemple sous-entendue dans l’emploi des particules out, off ou away, mais aussi dans le sémantisme de certains verbes préfixés en français :

(140) a- Il faut que je dévisse? (Marie 1 ;11.26)

b- Tu emmènes la petite poupée (Marie 1 ;0.24)

c- Tu l’enlèves aussi ? (Marie 1 ;0.24)

Le but peut aussi être sous-entendu, comme en a- ou exprimé par un déictique comme en b- :

(141)a- Put it in !

b- Put it in here.

Lorsque nous rassemblons toutes ces stratégies (y compris les formulations implicites), nous trouvons cependant relativement peu d’énoncés encodant la source, et une prédominance de l’expression du but ou du résultat dans les deux langues, comme le montre la figure 59 ci-dessous :

Figure 59 : Pourcentage des énoncés codés exprimant la source et/ou le but (ou aucun des deux)
Figure 59 : Pourcentage des énoncés codés exprimant la source et/ou le but (ou aucun des deux)

En définitive, l’analyse des énoncés exprimant le déplacement dans le discours adressé à l’enfant, montre bien l’impact du type d’événement sur le choix de stratégies d’encodage chez les mères (Gullberg et al. 2008; Hickmann 2006; Hickmann et al. 2009). Grimper sera par exemple choisi pour dire le mouvement vers le haut dans des circonstances particulières (Gullberg et al. 2008: 216f; Hickmann 2006: 290ff; Hickmann et al. 2009b: 715) : dans nos données, il permet en fait de décrire les difficultés que rencontre le petit enfant qui entreprend de se déplacer vers un lieu plus élevé, comme une chaise ou des escaliers. Ce verbe pourtant d’un usage assez marqué en français est ainsi relativement courant dans le discours adressé à l’enfant. Nous avons ainsi montré que l’encodage du fond était plus fréquent dans l’expression du mouvement causé, en particulier en français qui dispose d’une option expressive supplémentaire. Les moyens langagiers contraignent eux aussi l’expression du déplacement et peuvent conduire les locuteurs anglophones à exprimer davantage d’événements sous l’angle du déplacement volontaire, alors que les locuteurs français disposent à l’évidence de ressources plus importantes pour l’expression du mouvement causé.

Enfin, et quel que soit le type d’événement, nous avons repéré une légère sur représentation de la manière en anglais, une préférence pour la construction de l’expression du déplacement autour d’un repère statique en français, et une priorité du but ou du résultat dans le discours adressé à l’enfant, quelle que soit la langue.

Or, on sait que cette complexité ne se met en place que progressivement chez les plus jeunes enfants, qui utiliseront par exemple monter ou up avant d’avoir recours à des verbes plus spécifiques. Nous présentons dans ce qui suit les résultats de notre codage des premières formes d’expression du déplacement chez William, Naima, Marie et Théotime, et comparons les premières stratégies d’encodage observées aux régularités rencontrées dans le discours adressé à l’enfant.