3.2.1. Premières formes, premières constructions

L’objet de cette section n’est pas de proposer un inventaire structuré des constructions utilisées, mais plutôt d’établir des comparaisons sur certains points repérés dans la littérature, et dans notre analyse du discours adressé à l’enfant. On peut cependant considérer, pour commencer, les constructions isolées par Slobin & ses collaborateurs (sous presse) pour les événements liés au mouvement causé impliquant le placement d’un objet, en espagnol (langue à cadre verbal) et en anglais (langue à satellites). Nous indiquons, dans la colonne de droite, les composantes sémantiques que nous aurions codées pour les verbes (V) et/ou satellites (S), et nous ajoutons entre parenthèses une indication sur l’encodage éventuel de la figure et/ou du fond, cette fois-ci sans considération pour le locus de l’information :

Figure 60 : Constructions préférées par les enfants dans une langue à cadre verbal et une langue à satellites (adapté de Slobin et al., sous presse).
Figure 60 : Constructions préférées par les enfants dans une langue à cadre verbal et une langue à satellites (adapté de Slobin et al., sous presse).

Les enfants anglophones semblent partir d’un satellite ou d’un verbe pour élaborer ces constructions, alors que les hispanophones partent toujours d’un verbe. D’autre part, on ne retrouve pas, semble-t-il, la tendance des langues à cadre verbal à encoder plutôt le fond (ici appelé but, mais aussi deixis dans l’exemple issu des données espagnoles) alors que les langues à satellites encoderaient préférentiellement la figure. La question se pose alors de savoir si cette distribution est propre à un type d’événement ou si elle est un effet du discours adressé à l’enfant, quelle que soit la conceptualisation du déplacement.

S’il s’agit d’une tendance générale, une vue d’ensemble des différents moyens linguistiques utilisés par nos quatre enfants, sur toute de la période observée (soit depuis les premiers enregistrements et jusqu’à une LME de 2) qui correspond aux débuts du langage, fera ressortir une proportion plus importante de satellites chez les enfants anglophones, et de verbes chez les francophones :

Figure 61 : Répartition des énoncés produits en fonction des moyens linguistiques utilisés.
Figure 61 : Répartition des énoncés produits en fonction des moyens linguistiques utilisés.

On voit qu’en fait, la répartition marque surtout par ses disparités, et suggère plutôt l’existence de stratégies différentes : l’un des deux enfants francophones (Théotime) a le plus souvent recours à des verbes seuls, à propos desquels on remarquera que la plupart ne sont pas des verbes légers, et l’une des deux enfants anglophones (Naima) a fait un usage très fréquent des satellites, cependant que les combinaisons de ceux-ci avec des verbes restent très marginales. Mais bien que locuteurs de langues différentes, Marie & William semblent plus comparables : ils utilisent davantage de verbes légers, qu’ils combinent aussi avec des satellites, mais ils ont aussi recours à d’autres verbes seuls en proportion comparable. Ils se conforment ainsi d’avantage aux tendances générales décrites dans la littérature, et dont nous avons dit qu’elles pourraient bien désigner des tendances générales, indépendantes de la langue que l’enfant acquiert.

Pour expliquer ces similitudes, ainsi que les différences entre les deux premiers enfants (qui témoigneraient, elles, de l’impact de langues typologiquement différentes), il faut envisager que la répartition puisse être au moins en partie liée à l’évocation d’événements différents. Considérons à présent la façon dont se répartissent les types d’événements envisagés par les quatre enfants :

Figure 62 : Répartition des énoncés exprimant le déplacement (volontaire, causé ou indécidable), l’activité et le résultat
Figure 62 : Répartition des énoncés exprimant le déplacement (volontaire, causé ou indécidable), l’activité et le résultat

Pour exprimer le déplacement volontaire, William utilise surtout des verbes légers (les plus fréquents sont come, go, et fall), dont plus de la moitié sont combinés avec des satellites (principalement up, down, in et away), mais il a aussi d’autres verbes comme run.

Chez les trois autres enfants, le déplacement causé est plus fréquemment exprimé que le déplacement volontaire : chez Marie, une large part des énoncés codés contiennent le verbe léger mettre, dont on remarque qu’il est fréquemment utilisé avec un satellite ; alors que Théotime utilise préférentiellement d’autres verbes comme appuyer, enlever, fermer, tout comme Naima, qui utilise, en plus, les particules in et off dans des holophrases.

L’autre différence marquante est la large part d’énoncés exprimant le résultat seul chez les enfants francophones : il apparaît que ces énoncés sont bien moins représentés chez les enfants anglophones. Il ne faudrait cependant pas en déduire que les anglophones s’intéressent moins au résultat. En fait, ce sont bien souvent les particules qui sont choisies pour insister sur le résultat, et celles-ci expriment conjointement le déplacement, comme dans l’exemple (142) ci-dessus.

Nous avons cependant adopté une définition assez large des satellites, qui efface en partie la spécificité de la langue anglaise, pour permettre la comparaison avec les premières productions des enfants francophones. On remarque alors (cf. supra, figure 61) que Marie utilise davantage de satellites que William. Faut-il y voir l’illustration d’une tendance génale ?