Premiers satellites et trajectoires dynamiques

Nous avons remarqué que certaines prépositions contenaient une « présupposition de mouvement » (Hersovits, 1982 ; Vandeloise, 1987b), susceptible d’être actualisée en discours. Cependant, nous avons vu aussi que les prépositions et particules adultes, en français comme en anglais, n’exprimaient que rarement une trajectoire dynamique. Or dans les énoncés holophrastiques de jeunes enfants qui ne retiennent que la préposition, cette même présupposition de mouvement joue à plein. Par exemple lorsque Marie manipule des poupées russes et dit dans en essayant de faire entrer l’une dans l’autre, ou quand Naima dit down en regardant tomber les biscuits qu’elle jette de sa chaise haute.

Nous avons vu que dans exprimait aussi la localisation concrète, et il est remarquable, d’autre part, que les premiers usages spatiaux de à marquent plutôt la cible du déplacement, en plus d’un ensemble d’autres dimensions. La préposition à, dont nous avons dit (chapitre II, 3.2.2) qu’elle était parmi les premières acquises, dans des contextes où l’enfant revendique la possession d’un objet, ou veut à son tour prendre part à un jeu ou une activité, est en fait utilisée sensiblement plus tard que dans pour exprimer le déplacement. Et peut-être est-ce alors justement la présupposition de mouvement qui motive son usage, tandis que dans ne fonctionnera plus, à terme, que pour dire la localisation statique. C’est en tout cas ce que suggère l’hésitation de Marie dans l’exemple ci-dessous :

Marie (2;5.17) regarde son biberon puis l'approche de sa poupée.

Marie:euh doit dormir dans mes bras après doit dormir à la poussette.

La mère: à la poussette?

Marie:oui à la poussette.

(Marie prend le biberon et le pose dans sa valise.)

La mère: dans la poussette?

Marie:dans la poussette oui.

Séquence 28 : Marie hésite entre deux prépositions

L’écart bien relevé par la mère de l’enfant, entre l’énoncé proposé par Marie et l’usage, suggère que Marie effectue une distinction que la langue française a tendance à effacer : la poussette constitue certes la destination du déplacement de la poupée, mais celui-ci est sous-entendu au profit de l’expression d’une activité (dormir) et le syntagme prépositionnel construit un repère spatial qui neutralise la trajectoire (Khalifa, 2009, cité au chapitre I, 2.2.5). L’hésitation, cependant, persiste encore chez Marie vers la fin de nos enregistrements, comme le montre l’exemple suivant :

(146) Marie (2;10.25)58 : on va aller dans le travail

En réalité, nous l’avons vu, les différences d’usage entre dans et à sont pour le moins subtiles, et c’est bien plutôt le verbe qui porte l’information sémantique liée au mouvement. La préposition dans entre elle aussi en colocation régulière avec des verbes de mouvement, et l’on peut très bien dire :

(147) On va aller dans la voiture

(148) On va aller dans la poussette

(149) On va aller dans ton bureau

Il n’est donc pas étonnant qu’une distinction du couple à / dans sur la base du mouvement ne soit pas robuste, et que l’alternance ne se construise que progressivement. Ce qui manque à l’enfant ici, c’est plutôt une notion du degré d’abstraction supplémentaire qui caractérise le syntagme nominal, et empêche de concevoir le travail comme contenant. Dans ces premiers exemples issus de l’observation d’une seule enfant francophone, comme dans l’ensemble des exemples ci-dessous, il apparaît que les enfants ne font pas de distinction entre les usages statiques et dynamiques de prépositions ou de particules.

(150) Théotime (2;03.09): Tu vas à la gare ?

(151) Théotime (2;03.09) : C’est à Chaley.

(152) Théotime (2;03.09) : Voulais (em)mener à Lyon moi.

(153) La mère :Ah il était là le gros tunnel que tu cherchais.

Théotime (2;03.09) : Non est …Est dedans, dans ma chambre.

(154) La mère :On va l'amener dans la chambre.

Théotime (2;03.09) : Pas l'amener dans la chambre.

(155) Théotime (2;04.2359): Allez vite, dans… Dans le tapis.

Cette particularité remarquable permet, du même coup, de comprendre l’usage d’une particule directionnelle : from, dans un contexte statif pour signaler la source en anglais, ainsi que l’illustrent bien les exemples de Clark & Carpenter (1989) que nous citions en introduction (p.5).

Au sein de cette relative indistinction, cependant, il se pourrait bien que pour l’enfant, ces marqueurs soient d’abord dynamiques, et que les usages statiques soient construits dans un second temps. Nous avons en effet repéré davantage d’usages des particules directionnelles ainsi que de premières prépositions spatiales dans des situations dynamiques, quelle que soit la langue. Une telle proposition repose cependant, ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, sur une interprétation qui même si elle s’appuie sur des indices situationnels et sur le discours adressé à l’enfant, est toujours sujette à caution. Rien ne permet en effet d’affirmer pour sûr que l’enfant parle de mouvement lorsqu’il utilise les marqueurs en question. Surtout, si les satellites français semblent avoir des usages dynamiques, ils n’en viennent pas pour autant à exprimer la trajectoire, à la différence des marqueurs anglais. Mais la différence la plus marquée entre les deux langues devrait cependant se faire jour dans l’expression de la manière : on peut notamment se demander si les enfants francophones auront, comme leurs mères, recours à davantage de formes créatives, ou « non canoniques ».

Notes
58.

Nous ajoutons cette occurrence à titre d’illustration, même si elle n’a pas été prise en compte dans les analyses quantitatives.

59.

Nous ajoutons cette occurrence même si elle n’a pas été prise en compte dans les analyses quantitatives.