3.2.3. Expressions non canoniques de la manière ?

La définition en extension que propose Cardini (2008) le montre bien : la manière de mouvement désigne en fait tout ce qui est saillant dans un événement spatial depuis les trajectoires non linéaires jusqu’à la qualité particulière du mouvement ou les expressions émotionnelles qui l’accompagnent. Et nous avons vu que dans le discours adressé à l’enfant, celle-ci était en fait relativement saillante dans les deux langues, les mères francophones mettant en place des stratégies que nous avons qualifiées de compensatoires.

Par conséquent, la saillance de la manière, qui figure au rang des différences les plus marquées entre le français et l’anglais, n’est peut-être pas aussi inégalement distribuée dans les premières productions que dans le récit d’enfants plus âgés. Slobin (2000 : 109) cite cependant 18 verbes relevés dans les productions d’une enfant américaine de trois ans, dont certains n’auront probablement pas d’équivalent dans le vocabulaire d’un enfant francophone dont les productions langagières seraient par ailleurs comparables : « boom, bump, climb, crawl, creep, dive, fall, flop, jump, run, ski, skid, sled, slide, slip, swim, tumble , walk. ». Cet inventaire suggère que les enfants anglophones mettent en place plus tôt un inventaire varié de verbes exprimant la manière de mouvement, qui leur permettront aussi d’exprimer conjointement manière et trajectoire (en ajoutant une particule ou un syntagme prépositionnel). Les enfants francophones, eux, omettraient fréquemment ce type d’information et se focalisent sur la trajectoire, du moins dans l’expression du déplacement (Hickmann, 2003 ; Hickmann, 2006 ; Hickmann & Hendricks, 2006 ; Hickmann, Hendricks & Champaud, 2008).

La répartition observée dans les productions de nos quatre enfants ne fait pas ressortir de différence significative, mais s’apparente à celle qui s’illustre dans les énoncés des mères, comme le montre la figure ci-dessous :

Figure 64 : Part des énoncés exprimant la manière.
Figure 64 : Part des énoncés exprimant la manière.

En moyenne, 33% des énoncés des enfants anglophones expriment la manière, contre 26% chez les francophones : c’est un peu moins que les proportions trouvées chez les mères (38% et 33%, respectivement), sans pour autant que l’on observe d’écart significatif entre ces moyennes60.

Il existe cependant, nous l’avons dit, d’autres moyens de faire référence à la qualité d’un mouvement, à commencer par les onomatopées, mais aussi et peut-être surtout chez l’enfant, les gestes mimétiques, qui peuvent permettre d’insister sur la manière et/ou sur la trajectoire. Or Gullberg, Hickmann et Hendricks (2008) ont montré que les gestes des enfants francophones de quatre et six ans étaient moins co-expressifs que ceux des adultes, et que les enfants exprimaient davantage la manière de mouvement par ce biais. Ainsi lorsque les gestes ajoutent une information qui n’est pas exprimée verbalement (gestes dits « supplémentaires », Volterra et al., 2004), ceux des enfants de quatre ans expriment bien plus la manière que la trajectoire, alors qu’on ne retrouve plus une telle prédominance chez les enfants de six ans, et que les gestes adultes expriment presque invariablement la trajectoire. Cette évolution va bien dans le sens des travaux antérieurs (Mc Neill, 2000 ; Kita & Ozyuezk, 2003) qui ont montré que les locuteurs produisaient des gestes en fonction de la langue parlée, et que par conséquent un locuteur anglophone produira plus de gestes (souvent co-expressifs ou « complémentaires ») exprimant la manière qu’un francophone. Mais la divergence que ces travaux font apparaître entre les premières manifestations gestuelles et les caractéristiques de la langue adressée suggère que l’enfant s’intéresse d’abord à la manière de mouvement quelle que soit la langue qu’on lui adresse. Le choix d’une modalité différente n’est cependant pas neutre. Ainsi la co-expressivité gestes-mots remarquée chez les enfants de quatre ans, qui produisent par exemple des gestes mimétiques avec le verbe grimper, pourrait impliquer que les gestes soient utilisés à d’autres fins que la parole, et notamment qu’ils fassent le lien avec les propriétés perceptuelles des événements qu’ils décrivent (Gullberg et al. 2008). Il en va de même des mimes et onomatopées, dont nous avons vu qu’ils se situaient à l’articulation des préférences attentionnelles du jeune enfant et des premiers développements langagiers. Toutes ces manifestations multimodales constituent des formes non canoniques d’expression de la manière de mouvement qui, nous semble-t-il, intéressent au plus haut point le développement précoce. Nous avons vu qu’elles étaient en proportion plus importantes chez les mères francophones, et ici encore, on observe une différence de proportion semblable chez les enfants :

Figure 65 : Expressions non canoniques de la manière, en pourcentage du nombre total d’énoncés codés exprimant la manière.
Figure 65 : Expressions non canoniques de la manière, en pourcentage du nombre total d’énoncés codés exprimant la manière.

Mais en dépit de nos attentes, les gestes mimétiques sont en proportion très faible, et la grande majorité des occurrences repérées ici sont en fait composées d’onomatopées. Cependant, le geste peut effectivement se substituer aux moyens linguistiques conventionnels lorsque ceux-ci font défaut : c’est par exemple le cas dans un épisode que nous avons déjà cité, au cours duquel Théotime tente de décrire le mouvement de la pelle mécanique (ci-dessus, séquence 23). Peu de temps après, Théotime (2;0.14) produit une nouvelle description du phénomène :

(156) Attaque la terre comme ça (et il dessine avec le doigt la trajectoire sur la fenêtre61).

Il étoffe la première occurrence que nous citions dans la séquence 23 ci-dessus, à l’aide d’un verbe, qui donne une description ponctuelle du mouvement, ainsi qu’une référence vague à la manière : l’expression de celle-ci reste cependant l’apanage du geste. Et si nos données ne permettent pas de le montrer, on peut supposer qu’il en aille plus souvent ainsi chez le jeune enfant de langue française.

Notes
60.

Nous avons fait un test t pour nous en assurer –cependant, l’échantillon étant assez peu important, il n’est probablement pas étonnant que le test ne fasse pas ressortir de différence.

61.

Peut-être faut-il préciser qu’il s’agit d’une trajectoire complexe, avec des va-et-vient : c’est pour cela qu’elle figure pour nous au rang des expressions de la manière de mouvement.