Ce travail de thèse a deux principales origines. La première est celle d’une recherche menée en Master 2 Recherche sur les processus institutionnels, organisationnels et individuels de construction du rapport à la santé au travail. La seconde est celle du cadre dans lequel s’inscrit cette thèse, celui d’une convention industrielle de formation par la recherche en entreprise (CIFRE). De ce fait, elle intègre un questionnement lié à l’intervention et à la pratique en organisation. L’entreprise associée est Violences – Travail – Environnement (VTE), dont l’activité est orientée vers la prévention des risques psychosociaux au travail.
L’intérêt de faire référence ici à une recherche menée depuis quelques années, préalablement au travail de la thèse, réside dans la richesse des questionnements qui ont été à l’origine de celle-ci. Cette recherche intégrait un travail collectif effectué en réponse à l’appel d’offre « santé et travail » des ministères du travail, de la santé et de l’entreprise La Poste1. Notre recherche avait pour objectif de comprendre comment un individu construit un rapport subjectif à sa santé, comment ce rapport influence ses comportements de santé, et cela en fonction des liens qu’il tisse entre son état de santé objectivé par les professionnels, sa situation de travail et son parcours professionnel. Dans la définition du rapport à la santé, nous distinguons ce qui relève de la santé objectivé par les professionnels (les processus d’évaluation et de désignation), ce qui relève des comportements de santé (soit les processus d’action) et le rapport subjectif que l’individu entretient avec sa santé (soit les processus de représentation qui vont donner du sens à ce qu’il vit) (Sarnin, Durif-Bruckert, Henry & Rouat, 2006, 2007).
Il s’agissait de se centrer, à partir d’une approche qualitative, sur le rôle de l’individu dans les interactions santé-travail. Cette recherche a ainsi permis une première mise en relation, dans notre réflexion, de l’individu et de l’organisation par la mobilisation de ressources individuelles, institutionnelles ou organisationnelles pour parvenir à réguler au mieux les sources de perturbation de l’état de santé. Enfin, en plaçant la question de l’autonomie au centre de la régulation des ressources et des liens santé-travail, elle a considérablement nourri notre questionnement et nos hypothèses de recherche. Nous faisions ainsi l’hypothèse que cette autonomie est une composante du rapport que l’individu construit à sa santé et qui détermine des comportements spécifiques. C’est dans l’adéquation entre les besoins de la personne pour protéger sa santé, et les ressources que l’organisation et l’institution lui offrent, que peut se développer l’autonomie suffisante pour étudier les voies les plus pertinentes pour traiter sa santé.
De plus, à l’aide d’une approche biographique, nous avons construit une analyse qui a permis de mettre en évidence de quelle manière un individu aménageait un problème de santé dans sa vie professionnelle et personnelle. Nous avons retenu deux grandes tendances dans la régulation de la dynamique santé-travail. Une tendance comportementale à s’extraire de son activité, soit pour préserver sa santé, soit pour répondre à d’autres aspirations professionnelles : on parlait alors de la mise en œuvre de « comportements d’évitement » de la part de l’individu, pleinement actif dans la construction de sa santé ; et une tendance comportementale à négocier les relations entre son activité et sa santé, soit pour sauvegarder son emploi, soit pour préserver sa santé : on parlait alors de la mise en œuvre de « comportements d’adaptation » de la part de l’individu dans le but d’investir, voire de surinvestir sa santé ou son travail par des pratiques sociales de manière à en avoir la maîtrise. Ainsi, nous avions souligné que le type de comportement de santé résultait de la nature du lien que l’individu établissait entre son travail et sa santé, et de la représentation des conséquences de son travail sur sa santé. Nous concevions également que l’individu faisait également le calcul des moyens dont il disposait et des risques qu’il anticipait pour réaliser de tels comportements de santé. Les moyens dont il pensait disposer définissaient la marge de manœuvre pour y parvenir. La connaissance des lois qui régissent le milieu de travail représentait un outil et un espace que le sujet investissait pour préserver sa santé. De plus, notre recherche mettait en relief que les conditions d’emploi orientaient également l’individu dans ses comportements et que les enjeux n’étaient pas les mêmes lorsqu’il s’agissait de protéger sa santé ou de protéger son emploi. Enfin, notre recherche a souligné l’importance jouée par le collectif de travail. Car les relations sociales et les pratiques partagées sont un élément majeur de cette construction du rapport à la santé. Les travailleurs que nous avions observés tendaient à développer une culture commune des relations qui s’établissaient entre le travail et la santé.
Puis, nous avons souhaité poursuivre ce travail de recherche dans le cadre d’un doctorat en psychologie du travail par l’intermédiaire d’un contrat CIFRE. Celui-ci nous associe à la fois à un laboratoire de recherche, ici le GRePS (Groupe de Recherche en Psychologie Sociale), et à une entreprise, VTE. Ainsi, notre travail de thèse devait prendre en compte une préoccupation de l’entreprise en lien avec sa pratique. Celle-ci concernait la question de l’amélioration des pratiques d’intervention dans le champ de la prévention des risques psychosociaux au travail. Plus précisément, la demande faite au doctorant, dans le cadre du CIFRE, était d’approfondir la réflexion sur l’évaluation de l’efficacité des dispositifs de prévention implantés dans les organisations et sur les moyens de garantir à long terme cette efficacité. Après une rencontre entre la direction de l’entreprise, le directeur de thèse et le doctorant, nous avons pu nous mettre d’accord sur une question d’ordre pratique et envisager un lien possible avec les questionnements théoriques que nous avions à cœur de poursuivre. Notre thèse allait donc se centrer plus particulièrement sur les processus d’intervention de niveau primaire essentiellement, en tentant de dégager à quelles conditions une intervention en matière de prévention de la santé psychique au travail pouvait être efficace. Ces aspects relatifs à l’organisation et à l’intervention constituaient alors une aide pour apprécier, en situation, l’interaction entre l’individu et l’organisation.
Le domaine d’application de l’entreprise VTE recouvre le champ de la prévention des risques psychosociaux au travail. En effet, à partir d’une évolution propre et du développement actuel sur la scène politique de la notion de risques psychosociaux au travail, l’entreprise a considérablement élargi son activité, à l’origine dédiée essentiellement à la prise en charge des victimes d’agressions au travail (prévention tertiaire) et à la formation des professionnels concernés (prévention secondaire). L’entreprise a été créée en 1998, à partir de la signature d’une première convention d’assistance aux victimes d’agression dans les transports en commun à la STAS (les Transports Urbains de l’Agglomération de St-Etienne). Cette création a été initiée par deux personnes dont l’expérience professionnelle a été marquée par les questions de violence au travail, de sentiment d’insécurité et de fragilisation des collectifs : l’un est le professeur Michel Debout, médecin légiste, membre du Conseil Economique et Social et auteur de plusieurs rapports pour le Conseil Economique et Social (CES) ; l’autre est Yves Grasset, ancien directeur du service prévention-sécurité des Transport Urbains de l’Agglomération de Saint-Etienne (STAS), directeur actuel de VTE et sociologue de formation. L’activité première de VTE était alors le soutien individuel des personnes. Plus tard, cette procédure a permis d’impulser la conception de modules de formation originaux dont l’ensemble des agents de maîtrise et des cadres de la société de transport ont bénéficié. Il s’agissait de replacer la violence dans le contexte de l’entreprise et de redéfinir à travers ses effets sur les personnels, le rôle de l’encadrement. C’est ainsi progressivement qu’elle a déployée son savoir-faire et sa posture jusqu’à développer des compétences globales sur la question de la prévention des risques psychosociaux. Son originalité réside dans le fait qu’elle préserve sa première approche des questions de violences pour les envisager autrement dans la compréhension des situations diverses de souffrance au travail. Elle a constamment réutilisé ces acquis dans l’approche de « phénomènes nouveaux »2.
Ancienne association, l’entreprise est aujourd’hui une SCOP (Société Coopérative Ouvrière de Production). Elle s’est constituée en réunissant deux types de capitaux, ceux de salariés et ceux d’investisseurs, qui sont deux entreprises partenaires de VTE, CASINO et STAS. Cette nouvelle structure inscrit son action dans le prolongement de celui de l’association originelle. Cette évolution de statut correspond également à une prise en compte élargie du champ d’intervention vers l’ensemble des risques psychosociaux au travail. Elle accompagne des organisations de statuts divers, publiques et privées, et propose trois types de services qui répondent à des objectifs spécifiques s’inscrivant dans les trois niveaux de prévention : le soutien et l’accompagnement psychologique individuel ou collectif, la formation et l’ingénierie, à savoir l’accompagnement de l’organisation dans la conception de diagnostics ou de procédures de prévention.
L’ingénierie s’insère généralement dans le champ de la prévention primaire. Plus précisément, elle vise à la fois la construction de diagnostic en organisation et de plan d’action, et la formalisation de dispositifs de prévention des risques psychosociaux au travail, qu’il s’agisse de souffrance, de violence ou de stress vécus par les travailleurs. Dans ce cadre, le travail qui nous était confié devait favoriser l’émergence de nouvelles pratiques d’intervention. Rattaché à l’activité d’ingénierie, il consistait à construire des diagnostics dans les organisations, à accompagner des collectifs dans la détermination de préconisations et à mettre en place et procéder à l’évaluation de dispositifs de prévention des risques psychosociaux au travail.
Ainsi, ces deux contextes, celui d’une précédente recherche sur les processus de construction du rapport à la santé au travail et celui d’une question pratique liée à l’intervention en organisation sur les problèmes liés à la santé psychique au travail, se rejoignent et nourrissent notre questionnement pour cette thèse. Le CIFRE, en nous permettant d’aborder une pratique liée à la santé psychique au travail et cela dans des organisations diverses, nous permet d’approcher la réalité des processus individuels et organisationnels et la manière dont ils interagissent. En toile de fond, notre recherche s’emploiera à défendre l’idée, qu’il faudra pourtant questionner, que l’individu a un pouvoir d’action que l’organisation doit préserver et qu’il est possible d’établir un lien entre la personne et l’organisation qui ne soit pas seulement destructeur pour la santé.
Par conséquent, cette thèse poursuivra deux principaux objectifs. Celui d’alimenter la réflexion scientifique sur les processus en jeu dans la construction et la prévention de la santé au travail, ainsi que sur les pratiques d’intervention en organisation. Compte tenu des éléments du travail qui participent à la construction ou la dégradation de la santé psychique, comment intervenir efficacement avec les organisations ? Dans les domaines politique et médiatique actuels, cette question de recherche répond à une préoccupation sociale qui nécessite des réponses et des clefs pour intervenir. L’autre objectif est de développer et faire progresser la pratique de VTE dans la réponse qu’elle donne aux organisations partenaires pour garantir l’efficacité des dispositifs de prévention et leur pérennité. Ainsi, nous présenterons notre travail de thèse au travers de quatre parties. La première partie apporte des éléments théoriques pour alimenter les questionnements sur la prévention de la santé psychique au travail et sur l’évaluation des interventions instaurées dans les organisations. Après avoir mis en relief les évolutions qu’ont connues les organisations ainsi que leurs conséquences sur la santé, nous ferons référence à l’approche de la psychologie du travail concernant la question de la santé psychique au travail. Nous montrerons comment les différents courants mettent en lien santé et travail et définissent les modes de régulation de ces liens à partir de concepts spécifiques. A partir de là, nous nous intéresserons à ce qui a été mis en œuvre pour intervenir efficacement afin de prévenir ces processus de dégradation. Nous étudierons les différents modes d’intervention qui existent en mettant l’accent sur les stratégies de niveau primaire. Enfin, nous définirons notre problématique et nos hypothèses de recherche. Celles-ci proposeront un modèle pour opérationnaliser l’étude de la prévention de la santé psychique au travail à partir de la question du processus d’intervention, de son utilité pour l’organisation et de l’efficacité des dispositifs dans la durée.
La deuxième partie expliquera les différentes conséquences méthodologiques qu’implique la mise à l’épreuve empirique de nos hypothèses. Notre approche méthodologique a été définie de manière à permettre de tester notre modèle d’intervention en permettant l’analyse du processus d’intervention et des facteurs de variation qui le sous-tendent. Tout d’abord, nous justifierons notre choix de recourir à un travail de terrain et à une démarche diachronique. Puis, nous expliquerons les éléments relatifs à notre cadre de recherche et à notre collaboration avec VTE. Nous préciserons les finalités doubles de notre thèse ainsi que les contraintes qui ont pesé sur notre recherche. Enfin, nous décrirons la grille d’analyse qui a permis de l’étude de plusieurs cas d’intervention et nous définirons notre démarche de mesure de l’efficacité d’un dispositif et ses conditions de recours.
Puis, dans une troisième partie, nous nous consacrerons à l’analyse des cas d’intervention et de l’efficacité des dispositifs. Dans un premier temps, nous commenterons le processus d’intervention à partir de la grille d’analyse. Nous mettrons en relief les processus qui ont participé à la progression de l’intervention et à la maturation de l’organisation sur la question du changement nécessaire à la prévention de la santé psychique au travail. Dans un deuxième temps, nous analyserons les logiques de recours et de non-recours en cas de difficultés vécues par les salariés afin de saisir ensuite les conditions de recours aux dispositifs organisationnels.
La dernière partie de cette thèse mettra en discussion l’ensemble des résultats. Elle reviendra sur les éléments théoriques présentés et discutés dans la première partie. Elle tentera de dégager les connaissances nouvelles que cette thèse aura permis de développer ainsi que de nouvelles perspectives de recherche.
L’appel d’offre s’appuyait sur une analyse des différentes enquêtes quantitatives réalisées en France autour de la problématique de la santé et des itinéraires professionnels (Cristofari, 2003).
Nous ne voulons pas dire que ces questions n’existaient auparavant mais que leur émergence sur la scène publique et dans la pratique est relativement nouvelle.