Il semble que les relations entre le travail et la santé ne soient plus à démontrer. L’ensemble des courants auxquels la psychologie du travail se réfère en témoigne et elle s’est d’ailleurs construite sur ce lien fondamental : celui de l’interaction entre le travail et la santé. Le travail est autant une source d’équilibre et d’accomplissement de soi qu’une source de fragilisation physique et psychique pour l’individu (Bressol, 2004 ; Davezies, 1999 ; Davezies, Devaux & Torres, 2006 ; Dejours, 1980 ; Doniol-Shaw & Lasfargues, 1999 ; Derriennic & Vézina, 2001 ; Gollac & Volkoff, 2000 ; Molinier, 2006 ; Tarty-Briand, 2004 ; Volkoff, 2005)3. Et inversement, la santé, ou plutôt l’état de santé d’un individu, à un moment donné, peut infléchir à la fois son parcours et sa situation professionnels (Saurel-Cubizolles, Bardot, Berneron, Fromet, Lasfargues, Minois, Monfort, Robida, Rondeau du Noyer & Derriennic, 2001). Malgré tout, les relations entre la détérioration de la santé et le travail ne sont ni univoques ni instantanées, ne s’expriment en général ni de manière immédiate ni de manière linéaire et se manifestent fréquemment de façon singulière et différée (Gollac & Volkoff, 2000). De fait, elle ne s’impose spontanément ni aux travailleurs, ni à ceux qui dirigent leur travail et l’étude scientifique de ces liens soulève encore des problèmes méthodologiques (Gollac & Volkoff, 2006). Les relations avec la vie hors travail sont étroites et difficiles à isoler. De plus, chaque salarié vit de façon particulière les conditions de travail auxquelles il doit répondre et les effets qu’elles impliquent dépendent du parcours professionnel (Volkoff, Molinié & Jolivet, 2000), du contexte professionnel, ainsi que de la perception que le salarié se construit relativement aux spécificités physiques, psychologiques et sociales dans lesquelles évolue son activité. Ces relations se construisent dans un ensemble d’états non nécessairement pathologiques, mais qui viennent révéler des formes de souffrance (Marquié, 1999). La nature complexe de ces relations, à la fois multiple et réciproque, est peu compatible avec les formes d’évaluations traditionnelles qui sont à l’œuvre dans le champ social et médical. Cette complexité complique donc leur appréhension et leur évaluation. Enfin, les mécanismes de sélection des travailleurs en bonne santé (le healthy worker effect) biaisent les analyses (Ibid.). Néanmoins, malgré toutes les difficultés liées à la nature des liens santé et travail, les connaissances et outils ont évolué (Vézina, Bourbonnais, Brisson & Trudel, 2006) et apportent des résultats pertinents pour l’intervention en organisation.
La première partie de cette thèse interroge les éléments qui participent à la construction de la santé au travail et les conditions de réussite des interventions dans le champ de la prévention. Elle s’oriente à la fois vers la compréhension des processus individuels et organisationnels prenant place dans cette construction, ainsi que de leurs interactions. De nombreux modèles et courants théoriques ont alimenté la réflexion sur les processus de construction ou de dégradation de la santé au travail. De ce fait, notre questionnement s’appuie sur ces apports multidisciplinaires qui étayent les liens s’établissant entre le travail et la santé. Cependant, la revue de ces différentes contributions, qui a permis de fonder notre problématique, nous conduit à privilégier et à poursuivre une démarche de recherche en psychologie du travail. L’objet de cette thèse est donc celui de la construction de la santé au travail en tant qu’objet de recherche, soit l’interaction entre l’individu salarié et son organisation, en prenant comme principale visée la question de la prévention de la santé psychique au travail. Cette partie théorique vise la connaissance des processus en jeu dans la construction de la santé psychique au travail, avec pour fin de définir les éléments qui relèvent de l’individu et de l’organisation et qui permettent de fonder des outils efficaces en matière de prévention de la santé psychique au travail.
Nous présenterons, dans notre premier chapitre, les différentes évolutions qui ont traversées les organisations, la manière dont elles ont pesé sur les conditions de travail et d’emploi, ainsi que leurs effets sur la santé. Nous aborderons ces questions en nous centrant sur deux principaux problèmes : celui de l’intensification du travail et celui des conditions d’emploi et des processus de précarisation. Nous insisterons sur les principaux constats issus de l’épidémiologie, concernant les relations entre santé et trajectoires professionnelles.
Dans notre deuxième chapitre, nous envisagerons la question de la santé psychique au travail à partir des approches de la psychologie du travail, qui place au centre de sa réflexion les problématiques de santé, de souffrance psychique et de stress au travail. Elle situe les enjeux de la construction ou de la dégradation de la santé au travail dans l’interaction entre l’individu, l’organisation et le collectif de travail. Elle insiste sur les processus de régulation à l’œuvre dans cette construction en se référant aux concepts de défense, de coping, de stratégie d’adaptation et de riposte. Ces réponses appartiennent aux individus et aux collectifs de travail et sont des productions psychologiques en réaction aux effets pathogènes des situations de travail. Elle montre également, en s’inspirant de l’ergonomie, comment des processus de régulation peuvent dépendre de l’autonomie laissée par l’organisation pour penser les liens entre santé, travail et comportements. Pour comprendre ces liens, et plus spécifiquement les rapports individu-organisation dans la construction de la santé psychique au travail, nous devons nous intéresser au rôle que tiennent l’individu et le collectif dans ce processus qu’ils participent, avec d’autres instances, à réguler. L’individu ne reste pas passif mais tente à chaque instant de maîtriser les effets des conditions de travail sur sa santé et les effets que peut avoir son état santé sur son activité et son emploi. La présentation de ces éléments théoriques permettra de justifier le choix d’une approche intégrative et interactive des liens entre santé et travail, et entre l’individu et l’organisation, dans la construction de la santé psychique au travail. Ces éléments théoriques déboucheront sur une définition du travail et de la santé ainsi que des dynamiques actuelles qui les unissent.
Nous aborderons dans notre troisième chapitre la question de la prévention de la santé psychique au travail. En effet, compte tenu des risques et des conséquences sur la santé, nous nous demanderons comment intervenir plus efficacement en matière de prévention. Tout d’abord, il est nécessaire de penser l’intervention dans l’espace social dans lequel elle s’instaure. Ainsi, après avoir interrogé les processus et enjeux organisationnels liés à la prévention dans l’organisation, nous recenserons les différentes approches, modèles et stratégies en matière d’intervention. Les modèles sont majoritairement centrés sur le problème du stress au travail. L’intervention est pensée à partir d’un découpage du phénomène du stress et s’organise à partir de trois niveaux complémentaires (primaire, secondaire et tertiaire). Ce cadre est-il pertinent pour penser l’intervention en matière de santé psychique au travail, laquelle est définie comme un processus subjectif, dynamique et non linéaire ? Nous envisagerons, à partir de quelques travaux qui ont cherché à évaluer les conditions d’efficacité et de réussite des interventions, les facteurs clefs à prendre en compte pour intervenir en prévention primaire.
Enfin, notre quatrième chapitre sera consacré à la mise en perspective de notre problématique et de nos hypothèses de recherche. Nous proposerons un modèle d’intervention axé sur le processus ainsi que les éléments clefs qui peuvent favoriser le recours à des formes d’aides dans l’organisation, et plus particulièrement à des dispositifs organisationnels. Nous tenterons de dégager les éléments pour développer l’efficacité des dispositifs organisationnels du point de vue du recours. Comment favoriser le recours par les salariés à ces dispositifs d’aide ? L’étude du recours permet d’apprécier une interaction particulière entre l’individu et l’organisation. Enfin, nous montrerons en quoi les démarches d’évaluation des interventions, au travers de dispositifs de prévention instaurés dans les organisations, par ailleurs peu abordées dans la littérature, sont une autre manière de favoriser la coopération entre acteurs de l’organisation. De plus, la question de l’évaluation des dispositifs de prévention peut être une mise en application de l’interaction individu-organisation, qui favorise l’intégration de l’organisation dans la construction individuelle de la santé au travail et qui maintient le lien du sujet à son organisation.
Cf. également les enquêtes réalisées par le Ministère du travail sur la santé et les itinéraires professionnels (SIP) (2008).