I-1.1. Bilan des évolutions contemporaines du travail

I-1.1.1. L’évolution des organisations

Plusieurs auteurs (Beaujolin-Bellet, Igalens, Lallement & Lehadorff, 2004 ; Bressol, 2004 ; Durant & Linhart, 2006 ; Linhart, 2005 ; Veltz, 2000 ; Zarifian, 2005) ont dressé le diagnostic des évolutions contemporaines du travail. Un monde à la recherche de toujours plus de flexibilité, poussé par le désir de performance (Aubert, 2008), un monde où les positions de chacun dans l’entreprise sont bousculées, où la réalisation du travail nécessite la mobilisation de la subjectivité du sujet et où la réalisation de soi au travail est parfois interrompue (Clot, 1999a, 2008). Les bouleversements qu’ont connus les organisations ces trois dernières décennies, et leurs effets sur la santé des salariés, ont été analysés de manière détaillée (Appay & Thébaud-Mony, 1997 ; Bressol, 2004 ; Giannasi & Thébaud-Mony, 1997 ; Sarnin, 2007 ; Thébaud-Mony, 2000). Les transformations relatives aux organisations, liées aux évolutions socio-économiques, technologiques et socio-organisationnelles, ont amené les entreprises à repenser leur organisation du travail. Tout d’abord, au niveau des évolutions socio-économiques, on peut citer le développement du capitalisme financier, la dématérialisation et la mondialisation des échanges qui ont eu des conséquences importantes sur les contextes professionnels. Les organisations ont connu de profonds bouleversements et les Etats ont commencé à moins peser sur la régulation des activités économiques (Sarnin, 2007). La mondialisation a donné naissance à la sous-traitance et à la délocalisation, et en même temps au transfert massif de risques pour la santé, des travailleurs stables vers des travailleurs extérieurs et précaires (Appay & Thébaud-Mony, 1997). La compétitivité a ainsi envahi les marchés et a entraîné la division et la concurrence entre les travailleurs statutaires des grandes organisations et les salariés sous-traitant, entre les travailleurs permanents et les travailleurs temporaires. Dans un tel contexte, la compétitivité devient un outil de légitimité sociale et politique de cette mise en concurrence des travailleurs (Thébaud-Mony, 2000). Enfin, elle pousse les organisations à continuellement créer de nouveaux projets et, pour cela, elle requiert flexibilité et adaptabilité des organisations et des salariés (Sarnin, 2007).

Du point de vue des évolutions techniques, l’automatisation a modifié les organisations du travail, limitée aux activités les plus stables dans le déroulement de la production. Elle ne s’est néanmoins pas substituée à l’activité humaine, qui conçoit, paramètre, répare (Sarnin, 2007). En revanche, elle a renforcé la division entre les emplois les moins qualifiés, et concernés par l’automatisation qui peuvent disparaître ou être sous-traités voire délocalisés, et les emplois les plus qualifiés, essentiels aux processus de production. De plus, le développement de la micro-informatique et des réseaux informatiques constituent un bouleversement majeur dans le monde du travail, autant pour les industries privées que les entreprises publiques (Ibid.). Ce développement a facilité les transformations organisationnelles mais également les rapports clients-fournisseurs permettant de connaître « en temps réel » l’état des stocks et d’anticiper les besoins à venir. Alors qu’au début du XXème siècle, on rationnalisait le travail, à la fin du même siècle, on a voulu rationaliser l’organisation.

Enfin, du point de vue des évolutions socio-organisationnelles, on note plusieurs innovations (Sarnin, 2007). Le travail en flux tendus, tout d’abord, vise l’optimisation des stocks en ne fabriquant que ce qui est nécessaire, créant ainsi une relation de co-dépendance entre les salariés. La flexibilité organisationnelle, d’autre part, vise à assouplir l’organisation pour qu’elle soit capable de s’adapter rapidement aux fluctuations du marché et au renouvellement des produits. Chaque projet peut ainsi s’inscrire dans une organisation spécifique et qui durera le temps de son exécution. Ce perpétuel ajustement possible à travers la flexibilité organisationnelle exige d’ajuster de la même manière la force de travail pour correspondre aux besoins de l’organisation. Les organisations ont ainsi développé une flexibilité des salariés en les rendant polyvalents. Elle a conduit à individualiser le temps de travail et dissout tout espoir de constituer un collectif de travail dans la durée (Thébaut-Mony, 1999). Les organisations du travail tendent ainsi, en prenant appui sur le cadre institutionnel, à nettoyer l’activité de tout un ensemble de pratiques informelles et collectives, mais nécessaires à la qualité du travail. Mais, en dehors de l’entreprise, c’est l’emploi qui est devenu flexible, et donc précaire (Sarnin, 2007). La légalisation de la dérégulation des formes d’usage du temps de travail, par la flexibilité, progressivement individualisé le rapport à l’emploi (Bressol, 2004). Pour répondre à ces nouvelles exigences, l’homme est devenu progressivement une variable d’ajustement. Mais la flexibilité ne se joue pas de la même manière pour les femmes et pour les hommes. Cattanéo & Hirata (2004) montrent comment est mise en œuvre la flexibilité à partir de la division sexuelle du travail, en destinant aux hommes les formes de flexibilité internes, telles que la polyvalence, et aux femmes les formes de flexibilité externes, notamment les emplois précaires et les horaires de travail atypiques.

Ensuite, les politiques de qualité (total quality management, certifications ISO 9000) ont constitué une innovation significative pour l’organisation et les salariés (Sarnin, 2007). En visant la maîtrise du travail, la régularisation et la fiabilisation du processus de production, elles impliquent des prescriptions supplémentaires et des contraintes très fortes pour les salariés. Ces multiples transformations ont des conséquences sur le travail lui-même, et en particulier face à la difficile prévisibilité du travail à effectuer sur le long terme. Cette difficulté modifie les prescriptions, favorise l’autonomie des salariés mais sans que les contraintes s’atténuent ou s’assouplissent (Ibid.). L’autonomie n’est plus seulement une ressource pour travailler. Elle devient un moyen légitime pour répondre à l’exigence de qualité dans le travail. Elle est ainsi dirigée par l’obligation de résultats. On prône les normes de zéro défaut comme objectif matériel alors qu’il s’agit dans la réalité de normes comportementales des salariés. Le développement de l’autonomie contrôlée pose de nouveaux paradoxes dans la réalisation de l’activité (Appay, 2005). Enfin, l’organisation du travail par projet modifie les modes de coordination et de coopération. Les travailleurs doivent prendre des décisions individuellement. Cette responsabilisation (empowerment) constitue un enjeu psychologique conséquent pour le salarié qui doit assumer ses choix et sans réel pouvoir sur les moyens donnés par l’organisation pour y parvenir correctement.

Les nouvelles méthodes de management, enfin, misent sur la concurrence des individus à travers les systèmes de rémunération et d’évaluation (Debout, Faure, Flipo, Gernet, Le Lay, Lusson & Vincent, 2009). Elles ont renforcé l’isolement des travailleurs tandis que l’informatisation et l’automatisation déployaient de nouveaux moyens de contrôle et de pression individuels (Ibid.).

Ces évolutions sont des réalités et ont des effets sur la gestion quotidienne des organisations. Ces réalités ne doivent pas pour autant empêcher de raisonner sur les moyens de construire la santé au travail. La mondialisation, la compétitivité existent. Elles sont des cadres qui façonnent l’espace professionnel mais elles ne déterminent pas à elles seules le rapport des individus au travail : l’espace propre où chacun peut construire, avec ses pairs, son lien particulier à son travail et construire sa santé. L’explication des processus de dégradation de la santé au travail, en référence exclusive aux conséquences de la mondialisation et de ses conséquences sur les systèmes organisationnels, nous paraît insuffisante pour comprendre les relations qui s’établissent entre le travail et la santé. Il est nécessaire, par conséquent, de questionner d’autres processus que celui des seules conséquences de la mondialisation de l'économie.

Mais avant cela, il est intéressant d’interroger les spécificités des secteurs privés ou publics concernant ces évolutions. Les études réalisées sur les transformations du travail et la santé concernent majoritairement le secteur privé, comme si elles étaient plus facilement identifiables. Le paradoxe est que la plupart des interventions en prévention de la santé au travail sont, quant à elles, réalisées dans le secteur public. Intéressons-nous aux évolutions spécifiques à ce dernier secteur.