I-1.1.3.1. L’ambiguïté de l’autonomie et la nouvelle responsabilisation

Les individus ont été conduits à s’adapter à ces nouveaux contextes de travail, à recomposer leurs ressources pour faire face aux contraintes et à d’autres paradoxes qui s’imposent dans la réalisation de l’activité. L’un des premiers paradoxes réside dans l’association de l’autonomie et de la responsabilisation. Le sentiment d’intensification du travail s’accroît (Gollac & Volkoff, 2000) et à travers ce sentiment s’expriment d’autres difficultés éprouvées par les travailleurs : les difficultés à réaliser sous une contrainte de temps de plus en plus réduite des tâches qui doivent répondre à des normes de plus en plus élevées de qualité et de fiabilité ; les difficultés à accomplir des tâches en surplus pour rendre des comptes, renseigner des indicateurs participent considérablement à densifier l’activité mais sans modifier le temps donné ; et enfin, les difficultés, qu’accompagnent les gains en autonomie opératoire, d’une responsabilité qui est fréquemment ressentie comme un défaussement de l’organisation sur les individus invités à se débrouiller pour faire les arbitrages en situation (Ughetto, 2003). En outre, les résultats des enquête sur les conditions de travail (DARES, 1998, 2005)5, montrent une tendance au développement de l’autonomie des salariés, notamment dans des couches sociales qui n’en étaient pas les attributaires traditionnels, à savoir les employés et surtout les ouvriers non qualifiés. Elles montrent également l’existence de deux formes d’autonomie. Une autonomie d’initiative tout d’abord : les salariés connaissent les objectifs à réaliser, ils ont le choix des modes opératoires et il n’y a pas de contrainte ou de contrôle hiérarchique. Et une autonomie procédurale d’autre part, prescrite par l’organisation et qui place les salariés dans un système d’injonctions paradoxales. L’autonomie s’accompagne par une formalisation croissante des tâches. La formalisation des tâches et le contrôle de la qualité, généralement chiffrée, à chaque étape de la construction du produit ou du service font partie des outils de gestion dans les organisations.

Par conséquent, l’autonomie, espace de construction identitaire (Jobert, 1998), s’accompagne souvent d’une responsabilisation des salariés. Une trop forte responsabilisation peut parfois engendrer la peur de ne pas être à la hauteur et générer une grande souffrance morale6. L’injonction paradoxale qu’entraînent l’autonomie et la responsabilisation peut donc être une source de souffrance psychique pour les salariés. Dejours (1980, 1998) défend l’idée que la souffrance au travail s’accroît lorsque la reconnaissance et l’autonomie du salarié s’amenuisent.

Ce conflit entre autonomie et responsabilisation va à l’encontre du développement de l’action du sujet. L’autonomie dans le travail est définie comme la capacité d’un sujet à déterminer librement les règles d’action auxquelles il se soumet, de fixer les modalités précises de son activité, sans que l’organisation formelle ne lui impose ses normes (Chatzis, 1999). C’est dans l’écart entre la norme imposée par l’organisation et l’action située du sujet, entre travail prescrit et travail réel que se loge l’autonomie des acteurs. Elle peut être lu tantôt comme un acte de résistance, d’appropriation et d’affirmation de soi contre l’ordre, tantôt comme la prise en charge par les travailleurs, à titre individuel ou collectif, des blancs et des défaillances de l’organisation formelle. Enfin, c’est dans cet écart que se manifestent la « présence humaine » dans le travail, la part d’individualité et de créativité de la personne (Clot, 1995 ; Jobert, 2000).

L’intensification prend donc différentes formes et agit à la fois sur la santé individuelle et celle des collectifs. En effet, la pression psychologique qu’elle entraîne atteint les collectifs de travail, fragilise les liens sociaux entre travailleurs et entretient la « dé-construction » des liens de coopération utiles dans la poursuite de l’activité. Le collectif est alors en conflit, poussé par la volonté de coopérer et contrarié par l’exigence d’individualisation de l’organisation.

Notes
5.

Les enquêtes Conditions de travail sont réalisées périodiquement (1978, 1984, 1991, 1998, 2005) par l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE) et la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère en charge de l'emploi.

6.

L’enquête montre qu’en 1998, près des deux tiers des salariés estiment qu’une erreur de leur part pourrait entraîner des conséquences graves pour la qualité du produit, et deux sur cinq pour leur propre sécurité ou celle d’autrui. La crainte sur l’emploi et les rémunérations en cas d’erreur concerne près de 60% des salariés.