I-1.1.3.3. La prescription de la subjectivité

Le travail est un espace que les sujets investissent subjectivement (Clot, 1999a). Plus qu’un espace neutre d’action où sont mises en œuvre des capacités sollicitées par l’action, c’est un espace chargé de ce que le sujet voudrait y mettre. Il est un espace où tout un monde de dispositions subjectives, qui trouvaient auparavant leur centre de gravité en dehors du travail, sont directement mises à contribution dans la réalisation de la production (Périlleux, 2003). Travailler, c’est s’éprouver soi-même et éprouver affectivement, par et dans le corps, les situations dans lesquelles nous nous engageons (Clot, 2002a ; Dejours, 1998). Mais le travail est aussi épreuve, puisqu’il est plein d’incertitudes, d’imprévus, de questions et de contradictions (Clot, 2006). Le sujet, pour les surmonter, est interpellé dans sa subjectivité pour reprendre l’objet de son action. Le travail impose un effort du sujet pour respecter les prescriptions et refouler sa propre activité (Clot, 1999a). Ainsi, les réalités du travail contemporain sont caractérisées par le fait que le déploiement de la subjectivité se trouve assez souvent contrarié (Ughetto, 2003). La subjectivité est « l’engagement des valeurs d’un sujet dans son activité » (Clot, 1998, p. 8). Relever le défi du réel amène l’individu à se transformer lui-même.

D’autre part, Périlleux (2003), qui s’intéresse aux nouvelles formes de prescription subjective, souligne que les configurations productives actuelles reposent sur une tendance croissante à la subjectivation du travail. Clot (1998) déclare également que le « souci lancinant des gestionnaires d’intensifier le rapport subjectif au travail tend à sacraliser l’activité professionnelle » (1998, p. 8). Il explique que la vie psychique est simultanément sollicitée et annulée par la recherche d’une adhésion psychique à des idéaux managériaux (Clot, 1995). Virno (1991, 1996) a montré comment certaines qualités personnelles deviennent de réels outils de travail comme autant de démonstration de la force productive. Ces nouvelles formes de prescriptions subjectives constituent une norme façonnant l’engagement professionnel (Périlleux, 2003). Les processus d’intensification de l’engagement subjectif dans l’activité et la mise au travail d’affects, des valeurs et des dispositions relationnelles des salariés deviennent nécessaires à la production (Ibid.). Carpentier-Roy (1998) explique que les nouvelles pratiques de gestion convoquent la subjectivité engagée des salariés en même temps qu’elles l’orientent dans les créneaux de l’efficacité et de la productivité propres au projet de l’organisation. Ainsi se brise la relation dialectique acteur-sujet. Ces « deux facettes composites de l’individu au travail coexistent mais sans relation dialectique. C’est l’illusion de la conjugaison fusionnelle de la liberté et de la contrainte » (p. 115). Celui qui travaille est convoqué pour participer à un monde du travail présenté comme un tremplin vers l’épanouissement personnel, « comme lieu où sa subjectivité peut être productrice d’actions équilibrantes » mais qui favorisent pourtant le développement de « mécanismes subtils de contrôle et d’encadrement » (p. 116). Dujarier (2006) a également montré que la prescription du travail est inévitablement maladroite à prévoir tout ce qu’il faut penser, faire, dire et taire au cours de la rencontre entre l’organisation et la subjectivité. L’effort des prescripteurs pour combler l’écart entre le travail prescrit et le travail réel se traduit par la mise en place d’injonctions à l’autonomie, à la responsabilité et à la prise d’initiative. Par là même, ces prescripteurs reconnaissent cet écart et font ainsi une « prescription de la subjectivité » (Clot, 1999a, p. 6). Dès lors, « la subjectivité est invitée, si ce n’est convoquée dans le travail » (Dujarier, 2006, p. 130). En outre, l’idéologie gestionnaire analysée par Boltanski & Chiapello (1999) a su donner une épaisseur à l’analyse sociologique de la mobilisation subjective des individus par l’organisation. Cette idéologie remplit une fonction de mobilisation, au sens où elle fournit des mobiles d’action à ses destinataires. L’initiative, toujours plus valorisée, passe par l’adoption de conduites originales face à des situations non anticipée (Penmartin, 1998). Dans le même temps, s’insinue une exigence de l’initiative individuelle qui passe par l’adoption de « comportements extra-rôles » et des formes de conduites « altruistes » et « citoyennes » suggérés par l’organisation (Bateman & Organ, 1983 ; Schnake, 1991). Enfin, l’exigence valorisée de cohésion des équipes suppose la mobilisation de qualités relationnelles et motivationnelles (Ehrenberg, 1991). Cette exigence permet d’étendre le modèle compétitif à la gestion du facteur humain, beaucoup plus efficace que les systèmes hiérarchiques classiques (Aubert & De Gaulejac, 1991). Cette idéologie gestionnaire demande à chacun de s’adapter dans un monde professionnel fait de projets qui se succèdent dans le temps, et de trouver sa place, de préférence devant, dans cette course incessante à la performance et à l’excellence, au prix coûteux de se brûler soi-même dans cette quête de l’idéal (Aubert & de Gaulejac, 1991). L’idéologie intervient comme un support de la subjectivation en fournissant de puissants motifs pour s’engager « corps et âme » dans l’entreprise, sans compter ; dans le même temps, dans sa dimension prescriptive, elle désigne les nouvelles dispositions subjectives à mobiliser dans le travail : l’initiative, l’intégration, le souci de l’entreprise et de son bon fonctionnement. (Périlleux, 2003).

Ainsi, la subjectivité est directement ou indirectement convoquée pour réaliser l’activité. Les salariés peinent à prendre en charge la complexité des objectifs assignés par les organisations du travail. Les sollicitations qu’elles entraînent peuvent peser sur la subjectivité de ces salariés. L’organisation elle-même n’est pas en capacité de maîtriser cette complexité, et n’est donc pas en mesure d’épauler les salariés dans leurs choix. C’est ainsi qu’on peut aboutir à des situations où les travailleurs ne peuvent se mobiliser que dans ce que la version la plus néfaste caractérisera de souffrance (Dejours, 1998). La vie privée des salariés est enrôlée dans le cadre de pratiques imposées de flexibilité, de disponibilité et de mobilité. Ils vont devoir recourir à des ressources personnelles pour assumer ses missions. Ces dimensions subjectives, dont l’économie n’est pas prise en compte par les pratiques managériales, sont profondément captives de la rationalité des organisations (Linhart, 2005). La modernisation des organisations a introduit l’individualisation systématique des situations de travail. Les salariés sont pris dans une relation individuelle et personnalisée avec l’entreprise et sont tenus de faire correspondre leurs aspirations propres et les intérêts de l’organisation. Tout ceci évoluant dans un environnement fait d’incertitude et de précarité, où l’individu doit faire preuve d’adaptatabilité.

Nous finirons cette partie sur un paradoxe qui ne finit pas de nous questionner : celui d’un monde où le travail perd son sens, où les liens sociaux se diluent et où pourtant la subjectivité est de plus en plus convoquée. L’incapacité de trouver du sens dans l’œuvre de travail serait compensée par la prescription d’une part subjective, qui va, de quelque manière, redonner du sens et pourquoi pas, du sentiment. « Redonner de l’humain au travail », voilà sans doute l’une des revendications les plus répandues chez les salariés. L’intensification dépersonnalise le travail en même temps qu’elle convoque la subjectivité. L’autre question qui nous retient est celle de l’existence simultanée dans l’organisation de cette distanciation dans les liens sociaux et de la mise en scène, voire parfois de l’exhibition des affects et de la subjectivité du sujet. La mise en scène des violences sur le lieu de travail, qui constitue l’expression la plus brutale de l’exhibition des affects, est paraît-il de plus en plus répandue7 (Hoel, Sparks & Cooper, 2001 ; Khalef, 2003). La perte de sens du travail trouverait une réponse dans l’individualisation des réussites et des échecs, mais aussi des souffrances, à laquelle participerait, en la renforçant, cette dilution des liens sociaux. L’affect est exhibé, l’individu est désigné, fort ou faible, dans une organisation anonyme et ordinaire, dans laquelle se réalise un travail qui est incapable de se définir.

Les évolutions contemporaines du travail contiennent à l’apparence une multitude de contradictions qui s’imposent aux individus et aux collectifs de travail. Conduits à faire des choix pour réaliser l’activité, ils sont indécis, hésitants et peuvent se sentir incompétents. La responsabilisation des travailleurs peut être une source de valorisation de soi ou d’inquiétude et de peur. Mais revendiquer de meilleures conditions de travail, moins pesantes pour la santé, c’est entrer en quelque sorte dans un rapport de force, ce que l’individu n’est pas toujours prêt à faire dans la mesure où il pourrait perdre son emploi. Les conditions d’emploi et la menace de la précarité font qu’il ne trouve pas d’arguments suffisamment « valables » pour préserver son équilibre. Naît alors l’idée qu’il faut « choisir » entre maintien dans l’emploi par le respect du travail et de sa qualité, et le respect de la santé et la qualité de vie. L’exposition aux conditions d’emploi pèse sur ce « choix ». Ainsi, pour saisir l’ensemble des évolutions à l’œuvre dans le champ du travail, nous devons à la fois questionner les conditions de travail et les conditions d’emploi. Celles-ci font également référence aux processus de précarisation qui s’installent de manière plus forte dans nos sociétés et qui bousculent le lien de l’individu à son travail, à son emploi mais également à son avenir. Préserver sa situation d’emploi devient une priorité pour assumer les difficultés du présent. Et pour cela, accepter des conditions de travail pouvant être néfastes pour la santé.

Notes
7.

On remarque que les rapports de recherche réalisés dans le cadre du BIT portent quasiment exclusivement sur le problème des violences externes. Les violences internes au collectif de travail sont étudiées sous l’angle du harcèlement au travail. Au niveau institutionnel, la violence externe est représentée comme un événement qui surgit soudainement, presque « gratuitement » ; alors que la violence interne est considérée comme le résultat d’un long processus auquel participent différents éléments, dont l’organisation. Cette représentation nous donne à penser, qu’à ce niveau, la violence interne est complexe et elle doit être appréhendée avec prudence et patience. La violence externe est simple d’apparence et doit être traitée et prévenue par des interventions ciblées et courtes.