I-1.3.1. Santé et trajectoires professionnelles : contribution de l’approche épidémiologique

L’approche épidémiologique permet de poser les bases d’une réalité rendue visible à partir de la réalisation d’études et d’enquêtes statistiques. L’épidémiologie se définit comme une science dont l’objet est la recherche des causes des atteintes à la santé. Elle recourt à l’étude statistique de la répartition de ces atteintes au sein des populations en fonction des caractéristiques des individus et de leur environnement (Bernard & Lapointe, 1987). Les études épidémiologiques soulignent que les atteintes à la santé peuvent dépendre non seulement de facteurs physiques et chimiques au travail, ou de contraintes objectivables liées aux horaires et cadences, mais également de facteurs psychosociaux du travail qui relèvent de l’organisation du travail, tels que la latitude décisionnelle, la demande psychologique, le support social et les possibilités d’entraide dans le travail (Derriennic & Vézina, 2001). L’épidémiologie s’est attaquée aux problèmes posés par l’évaluation de la santé psychique au travail en dépassant la difficulté liée à la question de la subjectivité. Son argument est finalement que même ce qui est subjectif ne manque pas de régularité (Ibid.). Ainsi, plusieurs travaux épidémiologiques, portant sur les facteurs dits psychosociaux du travail, suggèrent que les facteurs tels que la monotonie, le degré d’autonomie dans le travail, l’intérêt trouvé dans le travail, les relations interpersonnelles avec les collègues et/ou l’encadrement jouent un rôle dans l’apparition de certaines pathologies, en particulier sur la santé psychique (Feyer, Willamson, Mandryk, De Silva & Healy, 1992 ; Niedhammer, Goldberg, Leclerc, Bugel & David, 1998 ; Van der Doeff & Maes, 1999). Enfin, si santé et trajectoires professionnelles entretiennent des rapports étroits, ceux-ci impliquent d’introduire la dimension temporelle des atteintes à la santé comme résultat d’une exposition au travail (Volkoff, 2005). L’approche épidémiologique a su organiser de façon objective les liens qui s’établissent entre la santé et le travail. Nous examinerons principalement du côté du travail la problématique des trajectoires professionnelles et les variables qui influencent leur remaniement.

Les différentes enquêtes quantitatives réalisées en France autour de la problématique de la santé et des itinéraires professionnels (Cristofari, 2003), ainsi que d’autres études qualitatives (Hélardot, 2006 ; Sarnin, Durif-Bruckert, Henry & Rouat, 2006) ont permis de dégager un certain nombre d’acquis pour appréhender les rapports entre les itinéraires professionnels et la santé des travailleurs. Ces études mettent en évidence l’intérêt d’une approche psychosociale de cette problématique10. Premièrement, les rapports entre la santé et les itinéraires professionnels sont marqués par les inégalités sociales liées à l’âge (David & al., 2001), à la maladie (Muntaner, Eaton & Chamberlain, 2000 ; Carricaburu & Ménoret, 2004), à la durée de vie après la retraite et la mortalité (Michel, Jougla & Hatton, 1996). Deuxièmement, la variable du genre prend une importance tout à fait significative lorsque l’on s’intéresse à ces questions. En effet, hommes et femmes ne semblent pas se préoccuper de la même manière de leurs problèmes de santé et les comportements de santé s’expriment également différemment selon le genre11. De plus, Cru (1993) explique que les hommes ont tendance à minimiser les atteintes corporelles liées au travail. Les comportements tels que le déni de la peur, l’alcoolisme, la prise de risque, qui constituent des idéologies défensives de métier (Dejours, 1980), renforcent cette négligence des préoccupations de santé et contribuent à expliquer la surmortalité masculine dans certains secteurs. Cette diversité à l’œuvre dans les comportements de santé selon le genre est suffisante pour aboutir à une espérance de vie distincte (Michel & al., 1996). Enfin, les inégalités sociales sont également marquées par l’ensemble des rapports de domination (Debout & al., 2009). Les femmes sont davantage concernées par le temps partiel et sont plus investies dans le travail domestique.

En outre, la variable du genre joue un rôle sur la perception des risques pour la santé, et donc les comportements mobilisés pour la protéger. En effet, les hommes et les femmes ne sont pas sensibles aux mêmes conditions de travail (Gollac & Volkoff, 2006) : certaines sont jugées particulièrement inquiétantes par les hommes, d’autres par les femmes. Il convient, selon ces résultats, de distinguer des conditions de travail « masculines », celles qui ont des atteintes directes sur la santé physique, des conditions de travail « neutres » et des conditions de travail « féminines », qui font principalement référence à l’implication relationnelle exigée par le travail12. Cette distinction peut toutefois enfermer dans des cadres exclusifs les représentations des liens santé-travail selon le genre, participer au déni des risques et bloquer l’expression des plaintes individuelles (Ibid.). Ces études montrent que le nombre des conditions de travail « masculines » semble avoir un impact très net sur la probabilité de juger sa santé en danger à cause de son travail et que les hommes, en raison de leur conception de la « virilité », sous-estimeraient l’impact des conditions de travail spécifiquement masculines, tandis que les femmes sous-estimeraient celui des formes de travail spécifiquement féminines. On rattache donc cette attitude à la conception de la « muliérité », qui se définit en référence à la virilité, c’est-à-dire comme l’aliénation féminine dans les stéréotypes de la féminité et dans la soumission. Cette définition, avancée par Dejours (1988), a été reprise par Molinier pour soutenir l’idée du recours à une position masculine comme défense par rapport à la souffrance au travail, pour les femmes (2003), en particulier dans les métiers du soin (1997). Muliérité et virilité désignent le conformisme aux conduites sexuées requises par la division sociale et sexuelle du travail (Molinier & Welzer-Lang, 2000). L’adhésion des hommes à la virilité est interprétée comme une défense contre la souffrance et la peur engendrées au travail. Alors que les femmes doivent faire face à une contradiction entre la construction de la féminité et l’intégration dans le monde du travail (Ibid.). Ainsi, les femmes qui aspirent à avoir une carrière valorisée doivent adhérer au système de défense viril. Ces conceptions féminines ou masculines ne signifient pas pour autant que les conditions de travail masculines sont mieux acceptées par les hommes et inversement pour les femmes (Gollac & Volkoff, 2006). Toutefois, le travail « dur » (et plutôt « masculin ») est plus souvent jugé par les femmes comme mettant en danger leur santé, alors qu’elles sont moins sensibles que les hommes au risque lié au contact direct avec des clients ou des patients (Ibid.).

Enfin, il est important de considérer une troisième variable : celle du groupe professionnel. En effet, l’appartenance à d’autres groupes sociaux comme celui du métier peut aboutir à l’acceptation du danger pour sa santé voire du déni (Gollac & Volkoff, 2006). Sorignet (2006) parle des danseurs contemporains et de la manière dont ces professionnels intègrent la mise en danger du corps dans l’identité professionnelle. Dans le modèle ouvrier traditionnel, le corps est un instrument qu’il est normal d’user au travail (Gollac & Volkoff, 2006). Le bon travailleur est caractérisé par sa résistance à la fatigue. La fatigue du retraité est la preuve qu’il a bien travaillé (Loriol, 2000). L’appartenance à un groupe professionnel et à une culture de métier influence donc le rapport au corps et à ses usages. De plus, la perception des conditions de travail varie selon le métier exercé et l’expression de la plainte et de la revendication encourageant leur remaniement n’est pas la même selon les secteurs d’activité. Le conflit social sur les conditions de travail est manifestement plus répandu dans des secteurs spécifiques. Gollac & Volkoff (2006) estiment d’ailleurs que les enquêtes statistiques mettent en évidence une évolution nette des conditions de travail perçues par les travailleurs dont le métier est marqué par ces conflits (notamment chez les infirmières et les routiers).

Les enquêtes épidémiologiques apportent un éclairage social aux liens qui s’établissent entre la santé et le travail et orientent des pistes d’action efficaces dans les milieux professionnels. Elles sont également un moyen par lequel évaluer les améliorations ou les dégradations caractérisant les conditions de travail. Elles participent à la prise de conscience du rôle néfaste que peut avoir le travail sur la santé et a pour principal avantage de remettre les pendules à l’heure sur quelques évidences (Establet, 1995). Toutefois, elles se focalisent plus fréquemment sur les effets du travail sur la santé. De plus, pour révéler la nature objective des phénomènes en question, elles doivent tendre en même temps à réduire leur complexité. Pour cela, elles doivent être complétées par des processus explicatifs émanant de modèles théoriques spécifiques.

Notes
10.

Le pré-rapport « santé et travail » (Sarnin & Henry, 2004) reprend ces différents acquis.

11.

Les professionnels de santé, notamment le médecin généraliste, sont plus fréquemment consultés par les femmes que par les hommes. Certains comportements de santé sont associés davantage aux femmes comme le recours à l’homéopathie, la recherche d’information sur la santé à travers les médias par exemple. Les femmes prennent semble-t-il davantage soin de leur santé en mobilisant des conduites alimentaires plus saines. Les hommes sont en revanche plus sportifs (Aliaga, 2002) et donnent une place plus importante aux médias dans la construction de leur rapport à la santé (Hodgetts & Chamberlain, 2002). Le discours social contenu dans ces informations n’est néanmoins pas accepté passivement, mais négocié et interprété au regard de leur vie (Ibid.).

12.

Les premières (« masculines ») renvoient au travail de nuit, à l’exposition au bruit, aux toxiques, aux vibrations, aux températures extrêmes et à la manipulation de charges lourdes ; Les secondes (« neutres ») sont celles qui sont à peu près aussi répandues parmi les hommes et parmi les femmes (le travail répétitif par exemple). Enfin, les troisièmes (« féminines ») renvoient aux relations directes avec les clients, l’exposition à la violence de la part de personnes intérieures ou extérieures à l’entreprise, l’exposition au harcèlement sexuel (Gollac & Volkoff, 2006).