I-1.3.2. Limites des approches épidémiologiques de la santé au travail

Les études épidémiologiques réalisées sur la vie au travail comportent certaines limites qu’il leur est difficile de dépasser (Volkoff, 1999 ; Volkoff & Molinié, 1982). En effet, la mesure, par l’épidémiologie, des effets des conditions de travail sur l’état de santé ne suffit pas pour modéliser les facteurs explicatifs et pathogènes des situations de travail sur l’individu et les comportements qu’il peut mobiliser pour les maîtriser au maximum. Certains auteurs ont critiqué le caractère positiviste de ces approches (Dean, 1993 ; MacIntyre, 1997 ; Paterson, 1981 ; Popay, Williams, Thomas & Gatrell, 1998), réduisant la complexité des phénomènes étudiés et qui aboutit à isoler les individus de leur contexte. Par exemple, les liens entre précarité et santé s’établissent de manière complexe et les indicateurs socio-économiques objectifs ne suffisent pas pour les expliciter (Popay & al., 1998 ; Shim, 2002). L’impact de la précarité sur la santé ne peut être considéré ni comme mécanique, ni comme immédiat (Fieulaine, 2006). Il est nécessaire de considérer le rapport que les individus et les groupes entretiennent à leurs situations et à leurs trajectoires. En s’inspirant du modèle biomédical, ces recherches peuvent noyer la dimension pensante et agissante des individus intégrés dans leur milieu, les rapports que les individus et les groupes entretiennent aux situations dans lesquelles ils sont engagés, c’est-à-dire les liens qui peuvent naître entre les situations objectives et leurs significations subjectives. Certains modèles cherchent néanmoins à prendre en compte les interactions entre niveaux d’analyse (les liens entre le niveau macro-social et le niveau des relations sociales par exemple)13. Ainsi, il est important de considérer l’analyse des relations dynamiques et réciproques qui s’établissent entre les individus et leur contexte (Popay & al., 1998) et donner davantage de place à la subjectivité dans la construction du rapport à la santé, aux situations de travail et aux trajectoires.

De plus, l’étude des relations entre la santé d’un individu et son travail se heurte à de nombreuses difficultés (Cristofari, 2003 ; Gollac & Volkoff, 2000 ; Sarnin & Henry, 2004). En effet, il existe un risque lié à la déclaration d’un problème de santé, car déclarer son état de santé n’est pas un acte neutre et il existe des risques d’étiquetage qui peuvent agir voire handicaper la poursuite de l’activité et remettre en cause la trajectoire professionnelle envisagée par l’individu (Sarnin & Henry, 2004). L’existence de stratégies de coping peut masquer la vraie nature des problèmes de santé éprouvés par l’individu. Il est effectivement possible d’utiliser sa santé physique pour préserver sa santé psychique. L’arrêt maladie peut constituer, en ce sens, une forme particulière de coping (Ibid.). De même, la santé peut être utilisée comme un moyen au service de stratégies actives de l’individu pour gérer les multiples contraintes et ressources des systèmes d’activités dans lesquels il est engagé (Curie, 2000). Le poids du contexte culturel joue un rôle dans la prise en compte des problèmes de santé et peut être plus ou moins réceptif à certaines plaintes en leur donnant un caractère plus ou moins grave (Sarnin & Henry, 2004). Castel (2003) a montré d’ailleurs que le sentiment d’être protégé ou pas des vicissitudes de l’existence varie aussi avec les dispositifs de protection en cours dans la société. De plus, il va en quelque sorte formater l’expression des plaintes liées à la santé. L’individu, pour rendre compte de son état de santé, va s’appuyer sur cette échelle de « l’acceptabilité sociale » pour formuler sa plainte. Cette acceptabilité sociale, en rendant certaines plaintes légitimes et d’autres pas, va ainsi peser sur l’expression des troubles de santé. Enfin, les dispositifs de repérage des problèmes de santé se centrent principalement sur l’évaluation ponctuelle de l’état de santé, soit par un examen professionnel réalisé par le médecin du travail, soit par le recueil de l’état de santé perçu par le travailleur à l’aide d’enquêtes (Sarnin & Henry, 2004).

Après avoir décrit les évolutions dynamiques à l’œuvre dans les nouvelles organisations du travail et les effets qu’elles ont sur la santé, il est nécessaire de s’intéresser à la manière dont la littérature scientifique a progressivement conceptualisé les rapports entre le travail et la santé. Différents courants théoriques ont alimenté cette littérature : celui de l’ergonomie, celui de la psychodynamique du travail, celui de la clinique de l’activité mais également les théories sur le stress professionnel. La psychologie du travail se réfère à ces différents modèles théoriques pour trouver des réponses aux problèmes qui se posent dans les organisations et envisager des interventions adaptées. Chacun de ces modèles conçoit de manière particulière les liens entre santé et travail, leurs divergences résident certainement dans la définition donnée à l’interaction qui existe entre l’individu et son milieu dans la construction de la santé au travail. La psychologie du travail s’oriente vers la compréhension et la construction de cette interaction, en la plaçant au centre des enjeux individuels et organisationnels. Ainsi, elle donne non seulement des repères utiles à la compréhension des liens entre santé et travail mais aussi un cadre pour construire des outils d’intervention dans les organisations.

Notes
13.

L’approche centrée sur le déroulement de la vie (Life-Course), vise, par exemple, l’explicitation des caractéristiques des enchaînements temporels des situations tout au long de la vie de l’individu. Elle étudie l’interaction entre les facteurs de risque et les situations rencontrées par les individus.