I-2.1.1. Travail et maladie mentale

Sur un plan historique14, en France, c’est avec le courant de la psychopathologie du travail que les liens entre le travail et la santé psychique ont d’abord été étudiés. Issu du courant de la psychiatrie, il porte sa réflexion sur le rôle que joue le travail dans l’émergence de la maladie mentale. Louis Le Guillant (in Molinier, 2006), en parlant de la « névrose de la gouvernante », a été le premier à lancer l’idée que le travail pouvait être un facteur de maladies mentales et à en faire, par conséquent, un objet d’étude spécifique. Inspiré par le modèle des sciences naturelles, il a établi un inventaire des maladies mentales générées par le travail. Malgré l’intérêt porté à ces questions (Henry Ey, Jacques Lacan, Swen Follin et Lucien Bonnafé), la contribution du travail dans la construction des maladies mentales a été sous-estimée, quelquefois même niée. Certes, Paul Sivadon (1952 in Billiard, 2001) admettait que les situations de travail pouvaient avoir des effets nocifs, mais il affirmait cependant que c’était moins la nature du travail qui faisait son caractère pathogène que les particularités du sujet confronté à une tâche ou une profession données. Pour lui, un travail pouvait devenir pathogène « pour des raisons presque toujours extrinsèques, c’est-à-dire liées bien davantage aux besoins et possibilités des travailleurs, qu’à sa nature propre » (p. 178). Les manifestations psychopathologiques ont été en premier lieu mises en relation avec la structuration de la personnalité et les capacités adaptatives du sujet. Les caractéristiques nocives du travail, lorsqu’elles existaient réellement, n’étaient prises en compte que secondairement. Les névroses de travail étaient d’abord imputables aux données de personnalité, et seulement en dernier lieu, aux conditions de travail. Paul Sivadon a d’ailleurs dit que « le travail est pathogène lorsqu’une dérivation de l’intérêt n’est pas possible sur le milieu social et familial » (in Billiard, 2001, p. 182). Ce que l’on perçoit de paradoxal chez Paul Sivadon, c’est qu’il plaçait le travail au dernier plan dans le processus des maladies mentales mais qu’il le replaçait ensuite comme le moyen de soigner la maladie mentale. Le milieu professionnel jouait un rôle central en sollicitant des capacités d’adaptation à des situations nouvelles. François Tosquelles (1967, in Molinier, 2006) a lui mis l’activité au centre des processus d’amélioration de l’état du malade. Jusque là, le travail n’était pas véritablement considéré comme un élément pathogène pour l’individu mais davantage comme un instrument clinique.

Certes, l’expérience de Ville-Evrard15, mise en place en 1947 (in Billiard, 2001, 2002), sans diminuer le rôle de la personnalité dans l’avènement de la maladie mentale, a mis en relief les caractéristiques du travail qui favorisaient les névroses chez les sujets fragiles, notamment celles liées à l’espace, au temps, au rythme et au groupe. Cependant, les névroses professionnelles étaient le résultat d’une inadaptation de la personne à ses conditions de travail. Les facteurs identifiés relevaient uniquement ici de facteurs environnementaux et mesurables.

C’est George Friedmann (1958, in Billiard 2001, p. 186) qui a insisté sur les effets de l’organisation du travail sur l’équilibre psychique des travailleurs en déclarant que c’est « l’Organisation Scientifique du Travail classique qui empêche l’individu d’affirmer sa personnalité dans le travail ». Il ajoutait que l’accoutumance au milieu de travail ne se produit qu’au prix d’une certaine altération de la personnalité (p. 202). Claude Veil (1957, in Billiard, 2001) a été sans doute celui qui a le plus compté dans l’évolution de la psychopathologie du travail. Il lui a donné d’autres perspectives lorsqu’il a écrit que si « le travail intéressant ne fatigue pas », par contre, « quand la joie cède à la peine, le travail devient fatigue ». Il est ainsi venu affirmer la dynamique de l’expérience du travail en montrant que le seuil qui sépare la satisfaction de la souffrance constitue le socle de la psychopathologie du travail. Il considérait que « la fatigue est une souffrance qui a un sens » et qu’elle exprime « l’affrontement de l’homme à sa tâche ». Claude Veil, qui s’est inspiré de George Friedmann, a redonné à l’organisation technique du travail sa « juste place » dans le développement de la maladie mentale. Par ailleurs, la recherche réalisée par Le Guillant (1956) sur « la névrose des téléphonistes » est la première mettant en relation un type d’organisation du travail et des altérations sévères de la santé psychique (Molinier, 2006). Il a néanmoins donné une interprétation comportementaliste peu convaincante de « l’activité nerveuse supérieure » des téléphonistes : nullement actrices de la situation qu’elles vivaient, ces dernières étaient « des victimes passives, des jouets aux mains d’une organisation du travail déshumanisante » (Ibid., p. 32). La névrose des téléphonistes et des mécanographes et le travail sur la condition de bonne à tout faire ont finalement permis d’orienter la psychopathologie du travail autrement en s’intéressant aux travail comme un espace de développement potentiel des maladies mentales. Malgré tout, le lien causal entre une situation de travail et une maladie mentale n’a pu être vérifié et cette hypothèse a donc été réfutée par les psychiatres (Molinier, 2006).

Moscovitz (1971, in Molinier, 2006), en réalisant une enquête auprès des « roulants » du chemin de fer, est celui qui va incarner la transition entre psychopathologie du travail et psychodynamique du travail : en redonnant une place à la psychodynamique et à l’inconscient dans la vie du sujet, en déplaçant le problème physiologique de la fatigue nerveuse sur le problème psychologique de l’angoisse. Il a ainsi pu montrer que la « tragédie du travail humain » n’était pas « l’objet de la psychiatrie » (in Molinier, 2006, p. 49). Ce premier courant a permis progressivement l’affirmation du rôle pathogène que pouvait jouer le travail sur la santé psychique des individus.

C’est grâce au courant de la psychodynamique du travail, que le travail et l’organisation du travail vont être reliés au plaisir et à la souffrance, et non plus considérés comme la cause de maladies mentales. Il s’agit d’un tournant considérable : d’une part, le travail peut avoir une dimension de peine et de souffrance et, d’autre part, il peut être une voie vers la construction de la personnalité et la santé.

Notes
14.

Isabelle Billiard (2001) et Pascale Molinier (2006) reprennent les moments clefs de cette histoire.

15.

Alors que s’organisaient les premiers supports de la « sociothérapie", des lieux commençaient à être réservés au « travail thérapeutique » (Billiard, 2002, p. 14) et de restauration des capacités relationnelles altérées par la psychose. Ces tentatives ponctuelles et qui engageaient seulement une minorité de psychiatres allaient s’avérer convaincantes. Et, en 1947, Paul Sivadon créa, à titre expérimental, le premier centre de traitement et de réadaptation sociale (CTRS) à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrad. En 1949, un autre centre sera créé à l’hôpital de Villejuif dans le service de Le Guillant.