I-2.1.2.2. Le concept de défense

La psychodynamique du travail prend comme point de départ la normalité, et non la maladie mentale, et identifie les deux sources de fragilisation psychique dans le travail, deux risques qui peuvent faire basculer l’individu de la normalité vers la maladie : la peur et l’ennui (Dejours, 1980). En assimilant la santé à la normalité, il va alors réfléchir à ce qui fait que le sujet, face à de tels risques pour sa santé psychique, va s’en protéger pour finalement ne pas devenir « fou ». En Associant défense et normalité, ce courant est parvenu à montrer comment les travailleurs, confrontés à des contextes de travail mettant en jeu leurs capacités psychiques, réussissaient à se maintenir dans la normalité et à se protéger de la maladie mentale en construisant des stratégies de défense. Ces défenses constituent, par conséquent, des formes de régulation des relations entre travail et santé. Foucault (1995) définissait la notion de défense comme une façon de dominer un conflit. Se maintenir dans un état de santé suffisamment sain demande donc de pouvoir se défendre des situations qui constituent des formes d’atteintes à cet équilibre entre la normalité et la maladie. En psychodynamique, la normalité est donc la santé vécue et la souffrance fait partie de la normalité ; elle n’est normale que si elle est supportée ; elle n’est supportée que lorsque que le sujet ne subit pas passivement la souffrance et qu’il est en mesure de s’en défendre. L’échec des défenses marque l’entrée dans la maladie. La normalité est l’effort mobilisé pour tenir en situation de travail. Cru (1997)17, Schwartz (1987)18 et Clot (1999a)19 ont par la suite complété la réflexion sur les vécus de peur au travail et ont donné un autre sens aux défenses mobilisées par les salariés, lesquelles peuvent d’ailleurs constituer des risques pour la santé (Clot, 2008 ; Cru, 1997).

Toutefois, la notion de normalité et la capacité à s’adapter à un milieu et à ses exigences ne veulent pas dire se sentir en bonne santé (Clot, 2008). Se sentir en bonne santé ne relève pas d’une norme admise, c’est « se sentir plus que normal » (Canguilhem, 1966, p. 132). Santiago Delefosse (2002) considère, par ailleurs, que « le milieu est normal, du fait qu’il permet que le vivant y déploie sa vie sans trop de souffrance. La santé est l’art de garder un équilibre dans un milieu toujours en mouvement » (p. 80). Dans cette perspective, les stratégies collectives ne permettent guère d’accéder à la santé en tant que telle (Clot, 1999b ; 2001, 2008). Elles peuvent même représenter une « diminution de la vie » (Clot, 2008, p. 94). Ainsi, santé et et défense doivent être distinguées car « ce qui définit la santé c’est, d’un certain point de vue, la possibilité de se passer des défenses en les dépassant quand elles sont devenues des normes de vie rétrécies » (p. 95). Clot considère, en revanche, que « la riposte créative grandit le sujet que la défense protège seulement » (Ibid.). L’organisation du travail peut nuire au pouvoir d’agir des individus mais ces derniers ripostent, au-delà de la défense. Par conséquent, les ripostes, ou répliques, sont des formes de compensations qui marquent la reprise du développement individuel et collectif (Clot, 2001). Et la santé est un pouvoir d’action du sujet sur son milieu et sur lui-même (Clot, 1999b, 2008). Elle « se rattache à l’activité vitale d’un sujet, à ce qu’il réussit ou non à mobiliser de son activité à lui dans l’univers des activités d’autrui et, inversement, à ce qu’il parvient ou pas à engager des activités d’autrui dans son monde à lui » (Clot, 2001, p. 44).

A la lecture des travaux consacrés à la question des liens qui s’établissent entre la santé et le travail, on saisit combien la psychodynamique du travail a compté en France notamment. Elle pose un cadre d’analyse solide pour comprendre les processus de dégradation de la santé psychique et de maintient dans la normalité. Elle place le collectif de travail au centre de la production des stratégies de défense. Ces stratégies, produites, maintenues et transmises collectivement, représentent une nouveauté par rapport au champ de la psychanalyse ou de la psychiatrie classique. Néanmoins, la psychodynamique du travail semble saisir ces processus seulement à partir de la dichotomie souffrance-plaisir exprimée dans les rapports individuels au travail. Nous pensons que d’autres états d’âme, ou de vécus affectifs sont possibles sur un axe allant de la souffrance vers le plaisir. De nombreuses personnes ressentent et expriment d’autres vécus qui ne sont pas pris en compte par la psychodynamique du travail, comme celui par exemple de l’indifférence, que l’on ne peut hésiter à assimiler à des situations de souffrance. L’homme « hypermoderne » (Aubert, 2006), poussé par les logiques de flexibilité et d’immédiateté, est aussi celui qui construit un rapport au travail fondé sur la satisfaction immédiate, qui prend ce que l’organisation lui donne et qui laisse lorsque ce qu’elle lui offre ne suffit plus à le combler. Il est aussi celui qui a bien conscience de sa place, que sur la balance, entre les stratégies économiques insaisissables qui manœuvrent l’organisation, et sa personne, il ne pèse pas grand chose. Alors autant ne pas trop donner de soi, ne pas trop s’investir, de ne pas construire trop de liens d’amitié, prendre le nécessaire pour, quand l’heure viendra, partir « tranquillement ». Il est aussi celui qui fait le calcul de ce qu’il a à gagner et de ce qu’il a à perdre en engageant sa personne dans les situations qui le sollicitent et qui mettent en péril sa santé. Nous sommes parvenue à nous faire une idée de la manière dont la psychodynamique du travail définit la nature des liens qui s’établissent entre santé et travail. Le travail est une source de souffrance intrinsèque. Le sujet qui l’exerce peut sauvegarder sa normalité à condition de pouvoir mobiliser des moyens pour se défendre quotidiennement de la nature imprévisible et incontrôlable de son travail. C’est en favorisant les liens de coopération et de reconnaissance que la souffrance peut céder sa place au plaisir, car l’individu trouvera une voie pour construire son identité. Toutefois, l’association entre santé et normalité qui est faite ne prend pas suffisamment en compte l’activité des individus pour agir et transformer leurs contextes de travail. Les stratégies défensives ne sont pas les uniques moyens que possèdent les individus et les collectifs pour se défendre des effets pathogènes du travail. Ils réinventent les situations, réinterprètent des contextes, créent des stratégies offensives et parfois utilisent leur santé à des fins personnelles et libératrices (Guyot-Delacroix, 1999 ; Sarnin, Durif-Bruckert, Henry & Rouat, 2006, 2007). Alors que le concept de défense vient souligner le rôle des individus pour se maintenir contre la menace de la maladie mentale, la définition normative de la santé vient atténuer leur capacité à dépasser un état de normalité et à ne pas créer de solutions pour produire des ressources psychologiques nouvelles, empruntées parfois dans le collectif, pour en tirer un bénéfice pour leur santé. De la même manière, Canguilhem (1966) souligne qu’une anomalie n’est pas forcément une maladie. Il pose ainsi la question de savoir à partir de quand, des écarts au type spécifique sont-ils considérés comme anormaux, c’est-à-dire mettant en péril la forme spécifique, et à partir de quand sont-ils créateurs de nouvelles formes. Solliciter les êtres dans cette moyenne normative participerait à rigidifier les normes de vie entraînant une faiblesse en matière d’adaptation (Ibid.).

L’évolution de la réflexion sur les liens entre santé et travail s’est également enrichie des apports et théories développés par les courants anglo-saxons du stress au travail. Ces courants tentent de décomposer un phénomène psychosocial, pour en extraire les différents éléments qui participent à sa dynamique (cause-état-conséquences) ; tandis que l’approche qualitative de la psychodynamique analyse un processus dans son ensemble, sans chercher à faire un découpage des différents enchaînements qui mènent à la souffrance.

Notes
17.

Il a mis en évidence que la peur pouvait parfois distiller l’angoisse. Le sujet, en réinvestissant des peurs passées, donne un objet à son angoisse.

18.

Il a mis en lumière des attitudes de situations fictives d’incidents chez d’autres agents de conduite confrontés à la « peur de mal faire », source d’angoisse qui pourra justement être combattue en se centrant sur l’objet présent de la peur.

19.

Il a montré que les peurs deviennent des moyens dans son rapport avec le monde (p. 194). Réhabilitées, elles peuvent se transformer en mode d’action sur le réel pour conjurer l’angoisse. Le sujet, pour finalement se « défendre » de son angoisse, ou plutôt pour la maîtriser, re-mobilise des peurs révolues et ainsi conjure les risques du présent, source d’angoisse. Ici, les sujets se protègent paradoxalement de la « peur de mal faire » en « se faisant peur » (Clot, p. 194).