I-2.1.4.1. Réel de l’activité et construction de soi et du « monde »

C’est au-delà des savoirs élaborés et des discours prescrits que le salarié crée l’objet. S’affronter au réel de la situation nécessite de s’extraire de la prescription. Ainsi, l’objet de l’activité est le réel, l’expérience qu’il impose au salarié, tenu de maîtriser tout ce qui lui résiste (Clot, 1999a, 2008). Le travail est défini en tenant compte de tout ce qui va empêcher l’activité (Ibid.). Et c’est dans cette confrontation que se développent l’activité réelle et la santé des sujets. Clot (2006) écrit que le réel de l’activité est « compris comme ce qui est difficile à réaliser, à faire ou à dire, mais aussi comme épreuve où l’on peut donner sa pleine mesure, ou encore comme plaisir du possible » (p. 165). A partir d’analyses réalisées en milieu professionnel (Clot, 1999a ; Clot & Fernandez, 2000 ; Clot & Faïta, 2000), ce courant a montré que, pour comprendre les contraintes de l’activité, il fallait se confronter à ces conflits. C’est parce que « l’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (Vygotski, 2003, p. 76), que le réel de l’activité est également ce qui ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs, ce qui est à refaire et ce qu’on fait sans avoir voulu le faire (Clot, 2001). En prenant en compte les activités suspendues, contrariées ou empêchées ainsi que les contre-activités (Clot, 1999a ; Clot & Litim, 2008), ce courant a fait un pas supplémentaire dans la compréhension des implications psychiques de l’activité. Ainsi, l’activité est une épreuve subjective où le sujet se mesure à lui-même et aux autres, « tout en se mesurant au réel, pour avoir une chance de parvenir à réaliser ce qui est à faire » (Clot, Faïta, Fernandez & Scheller, 2000, p. 2).

Mais dans cette confrontation au monde réel, le sujet se confronte également à l’échec et il peut être envahi par différents sentiments tels que l’impuissance, l’irritation, la colère, la déception et le découragement. Cette conscience du réel, qui s’éprouve sur un mode affectif et qui inscrit la souffrance vécue au travail dans l’expérience du monde et de soi-même faite par le corps (Dejours, 2001), génère de la souffrance et est, en même temps, un moyen pour se sentir exister. Ainsi, se confronter aux « équivoques du travail » (Clot, 2006, p. 165) est une voie qui favorise la construction de soi et du « monde » (Ibid.). La clinique de l’activité considère que l’homme, engagé dans son activité avec d’autres, est aussi produit par son activité. C’est parce qu’il existe « un rapport dialectique entre le sujet et son activité [qui] tient à cette double transformation qu’elle réalise » (Lhuilier & al., 2007, p. 137-138), que l’activité est le lieu où se développe la capacité d’agir sur l’environnement et sur soi-même. Clot (1999a, 2008) reconnaît une fonction psychologique au travail. Il s’appuie sur les travaux de Vygotski (1997, 2003) et de Bakhtine (1984) pour qui le « social est en nous » (Clot, 2006, p. 171), d’abord comme un conflit qui pousse à la vie. Il implique l’indétermination qui pousse l’activité psychologique à se déterminer. La fonction psychologique du travail peut se perdre quand celui-ci n’est plus pour les individus une source d’altérité, un centre d’initiative et de créativité (Ibid.).

Par ailleurs, dans cette confrontation au réel, le collectif tient une place essentielle puisqu’il conserve une fonction pour le sujet lorsqu’il lui permet de faire face à la situation de travail en développant son pouvoir d’agir personnel ; et inversement, le sujet exerce une fonction dans le collectif lorsqu’il lui permet d’élargir son rayon d’action (Clot, 2006, 2008). Les salariés ont besoin, pour être en bonne santé psychique, de « se reconnaître dans ce qu’ils font » (Clot, 2006, p. 167), de s’inscrire dans l’histoire d’un métier. La clinique de l’activité porte donc sa réflexion sur les conditions de production d’un objet transpersonnel inachevable, le « répondant collectif de l’activité personnelle, l’histoire qui se poursuit ou s’arrête à travers moi, celle que je parviens ou pas à faire mienne en y mettant précisément du mien » (p. 167). Ce courant reconnaît alors une fonction psychologique des genres23 sociaux et une fonction sociale des styles individuels, et il associe créativité, santé et efficacité du travail. Il se porte sur la rencontre entre l’activité collective et individuelle, pour faire de ce conflit de destin une nouvelle possibilité de développer le pouvoir d’agir des travailleurs. L’acivité devient « un instrument clinique » (Clot, 2006, p. 169) pour développer son pouvoir d’agir, sa santé et éprouver le sentiment d’exister.

Notes
23.

Le genre tel qu’il est étudié par la clinique de l’activité n’a pas le même sens qu’il a dans la psychologie du genre où il aide à définir la répartition des rôles féminins et masculins qui existent à un moment donnée de l’histoire d’une société.