I-2.2.1. Régulation des liens santé-travail : les notions de confrontation et d’autonomie

La psychologie ergonomique (Karnas, 1987 ; Leplat, 1997 ; Leplat & Cuny, 1977, 1984 ; Ombredane & Faverge, 1955) comme l’ergonomie (Daniellou, 1996 ; Montmollin, 1995 ; Wisner, 1995) font référence à la notion de confrontation pour accéder aux liens entre le travail et la santé. En effet, de leur point de vue, ce n’est ni la connaissance de la réalité objective ni celle de la réalité subjective qui permettent d’y accéder, mais « la connaissance de la confrontation, inévitable et dynamique, entre ces deux réalités » (Vaxevanoglou, 2007, p. 123). Elle se traduit dans l’activité du sujet à la fois en tant qu’accomplissement du travail, expression de sa subjectivité, et reflet du fonctionnement collectif. Elle permet donc de cerner les relations entre le travail et la santé (Ibid.) Dans cette perspective, c’est dans l’espace/temps de la confrontation que se structurent et évoluent les représentations et les actions, que se construisent et se négocient les marges de manœuvre, et que prennent sens les défenses et les stratégies. Les processus de régulation résultant de cette confrontation s’orientent vers le meilleur compromis possible. Les concepts de « confrontation » et de « compromis » soulignent la manière dont interagissent l’activité et la santé, et le rôle que tiennent le sujet et le collectif de travail dans cette mise en compatibilité. Ainsi, entre l’activité et la santé s’intercalent l’appréciation et l’action du sujet. Lorsque cette mise en compatibilité est impossible, la confrontation conduit ainsi à des effets défavorables (Guérin & al., 2001 ; Vaxevanoglou, 2007).

En ergonomie, la santé au travail est donc une construction individuelle mais située socialement car il s’agit d’un enjeu qui est en permanence négocié au sein des collectifs de travail. Elle est menacée lorsque l’organisation ne permet pas le compromis entre les objectifs d’efficacité et la sauvegarde de l’intégrité. Le concept de régulation pose donc la question du rôle du sujet qui agit pour maintenir le plus possible une correspondance entre les exigences de son activité et son état de santé (Vaxevanoglou, 2007). Ces modes de régulation permettent de trouver des solutions dans la façon de réaliser les tâches ou de trouver le moyen d’altérer la finalité initiale d’un instrument ou d’une action en vue de soulager un mal-être ou une souffrance (De Keyser, 1972 ; Faverge, 1966). Ils visent également à compenser les perturbations potentielles du déroulement de l’activité tout en répondant aux obligations implicites de la production (Barthes, 1998 ; Chabaud, 1990 ; Prunier-Poulmaire, 1997). Il existe une gestion collective et autonome de la relation santé-activité dans le but de prévenir les effets de la fatigue individuelle. Ensuite, l’utilisation stratégique de la santé peut constituer une autre forme de régulation observée par les ergonomes dans le but de réguler l’activité (Guyot-Delacroix, 1999). Des « compromis en cascade » sont mis en œuvre pour maintenir l’équilibre entre règles professionnelles, vie familiale et intérêt personnel24. Enfin, les modes de régulation vont soutenir la gestion des effets de l’âge dans l’accomplissement de l’activité (Charness & Bosman, 1990 ; Gaudart, 1996 ; Laville, 1989 ; Salthouse, 1987). L’acquisition d’expériences et de compétences permet de pallier ces déficiences par des stratégies de compensation et d’accommodation, à condition que l’organisation du travail laisse une marge de manœuvre suffisante pour leur mise en jeu (Gadbois, Gaudart, Guyot-Delacroix, Laville, Prunier-Poulmaire, Pueyo & Weill-Fassina, 2000). L’organisation doit laisser suffisamment d’autonomie aux salariés pour rendre possible la réalisation de comportements protecteurs pour la santé. Ces stratégies peuvent ainsi s’inscrire dans une réorganisation du collectif de travail. Elles s’appuient sur les connaissances que les travailleurs ont du travail, sur l’évaluation de leurs compétences et capacités propres et de celles de leurs collègues (Gadbois & al., 2000). Enfin, il existe deux types de régulation des formes de travail et des effets sur la santé : un centré sur la situation, l’autre sur l’individu (Vaxevanoglou, 2007). Leur orientation dépend en grande partie de l’autonomie disponible. Alors qu’en situation « non contraignante », l’individu pourra modifier les objectifs ou moyens pour éviter des atteintes à sa santé, en situation « contraignante », les résultats exigés seront d’abord atteints au prix de modifications de l’état interne, susceptibles de se traduire à terme par des atteintes relatives à la santé (p. 123). Les stratégies centrées sur l’individu ont un coût pour le travailleur. Elles peuvent s’avérer inefficaces, nourrir un sentiment perte de contrôle lorsque plus aucun ajustement n’est possible. Elles prennent alors une forme négative, puisqu’elles vont se manifester dans des attitudes d’évitement de la situation, impliquant une charge émotionnelle forte, des troubles psychiques et des pathologies (Ibid.).

L’autonomie permet donc ces comportements d’adaptation à l’activité qui visent à protéger la santé ou freiner les processus de dégradation de l’état de santé. Ils se fondent à partir de l’expérience individuelle et du soutien collectif. De plus, la régulation permet d’une certaine manière une reprise de pouvoir et de contrôle sur la vie de travail. Les salariés ne sont donc pas passifs face aux contraintes auxquelles ils sont confrontés puisqu’ils mettent en œuvre, avec plus ou moins de succès, des régulations visant à réduire les effets négatifs de ces contraintes (Gadbois & al., 2000 ; Volkoff, 2005). Elle se traduit par des manières de travailler, de jouer avec les règles ou avec les instruments et outils tout en restant dans les zones de tolérances du système (Valot, Weill-Fassina, Guyot & Amalberti, 1996 ; Gadbois & al., 2000). L’autonomie suppose une certaine souplesse de l’organisation. Plus largement, l’autonomie donnée par l’organisation va d’une certaine manière permettre l’interaction individu-organisation dans la construction de la santé au travail.

Notes
24.

Par exemple, les conducteurs de trains choisissent ainsi leur dépôt d’affectation afin de minimiser les absences du domicile. A l’intérieur de l’unité, ils tentent d’infléchir la conception des grilles de roulement par voie hiérarchique au niveau national, par voie syndicale au niveau local, voire par un conflit social au cours duquel sont mis en avant les arguments de fatigue et de risques sécuritaires. Enfin, au fil des journées de roulement, dans les limites de tolérance de l’entreprise et des autres conducteurs, ils mettent en place des aménagements en « posant des congés » ou en faisant des « combines » c’est-à-dire des échanges de tournées qui leur permettent de dormir à leur domicile (Guyot-Delacroix, 1999).