I-3.1.2.3. La psychologisation de l’intervention

L’interprétation que les organisations font des causes qui fragilisent la santé psychique est alimentée par des processus spécifiques conduisant à des formes d’individualisation des difficultés exprimées par les salariés. Par exemple, les directions d’entreprises apprécient particulièrement l’apport des théories cognitives du stress (Davezies, 2001). Ces théories s’appuient sur une vision rendant la réaction du stress dépendante de l’évaluation que le sujet fait de sa situation et renforcent en ce sens l’interprétation individuelle des plaintes exprimées par les salariés pour dénoncer leurs conditions de travail. Cette réalité est donc profondément subjective, difficilement mesurable et péniblement imputable à l’organisation seule. Ainsi, le thème actuellement envahissant du « stress » (Buscatto & al., 2008 ; Lhuilier & Litim, 2009 ; Neboit & Vézina, 2007) met en relief ces processus d’individualisation des problèmes sociaux (Hepburn & Brown, 2001). Les modes d’intervention les plus répandus sont le résultat de cette distorsion dans l’interprétation des causes et conduisent fatalement à responsabiliser les salariés individuellement. En effet, la tendance à l’individualisation des difficultés vécues au travail s’observe tant dans l’interprétation qui est faite des plaintes individuelles que dans les réponses qui sont proposées, le plus souvent orientées vers l’individu et sa capacité à gérer son stress (Courtemanche & Bélanger, 2000 ; Kompier & Cooper, 1999 ; Vézina & al., 2006). Vézina & al. (2006) trouvent dans cette tendance à individualiser les solutions et les problèmes une explication à la difficulté éprouvée par les employeurs à construire des actions de prévention primaire. La difficulté liée à la définition et à la mesure de ces facteurs participe en quelque sorte à ce découragement général. Ainsi, cette tendance peut peser considérablement sur le choix de l’orientation en matière de prévention et, souvent, conduit à une psychologisation de l’intervention. Celle-ci constitue un véritable risque pour la santé individuelle et une entrave à l’action préventive collective (Loriol, Boussard & Caroly, 2006 ; Vézina & al., 2006). En effet, l’individu se retrouve seul à porter le poids des difficultés sans que soit remis en cause les choix structurels (Loriol, 2005). Et « penser les problèmes et difficultés sur le registre de la souffrance signifie mettre l’accent sur le vécu personnel, la dimension psychique et individuelle » (Loriol, p. 39). A partir de là, il devient évident de considérer la réponse à la souffrance essentiellement sous l’angle de l’écoute de récits singuliers.

Pourtant, le rôle que doit jouer l’organisation est souligné et mis en avant comme une condition essentielle à la réussite de l’intervention (Neboit & Vézina, 2007 ; Brun & al., 2003, 2007). Les théories anglo-saxonnes du stress professionnel soulignent les rôles importants que doivent jouer tant les responsables de l’organisation que les travailleurs afin d’éviter les situations de stress et ses formes d’atteintes à la santé psychique. Pour cela, il est nécessaire que ces responsables connaissent et reconnaissent les réelles difficultés du travail et déterminent de façon réaliste ce qui est acceptable (Vézina, 2007). Il est donc nécessaire de favoriser la visibilité des liens qui s’établissent entre la santé et le travail, de manière à les rendre accessibles à cette population en favorisant l’ouverture vers d’autres processus que ceux de l’individualisation. Les travailleurs doivent eux « rendre intelligible leur rapport au réel, trouver les mots pour dire ce qu’ils éprouvent dans le travail et montrer leur contribution essentielle à l’organisation » (Ibid., p. 58). En effet, les stratégies défensives adoptées souvent par le personnel cadre devant l’impossibilité de soutenir psychologiquement l’angoisse générée par la maîtrise imparfaite des procédés et par l’impossibilité de négocier les objectifs du travail, conduit au déni des problèmes voire à la construction d’un jugement négatif à l’égard des salariés se plaignant. Les difficultés liées au fonctionnement sont alors perçues et traitées comme des conflits interpersonnels ou des faiblesses individuelles (immaturité, manque de compétence, problème extra-professionnel) (Ibid.). L’intervention en matière de prévention doit donc, comme le proposent Neboit & Vézina (2007), se situer dans une approche théorique spécifique, permettant d’opérationnaliser l’analyse des problèmes considérés et ainsi éviter les formes de psychologisation de l’intervention. Ainsi, il est possible de dépasser le phénomène de l’individualisation des difficultés en les abordant sous l’angle de l’organisation du travail.

De nombreux éléments agissent de manière à retenir l’organisation dans la mise en œuvre de stratégie de prévention primaire. Certains auteurs (Brun & Biron, 2005 ; Harvey & al., 2006 ; Parkes & Sparkes, 1998) ont néanmoins pu décrire les modes d’intervention existants pour intervenir sur ces problèmes. Bien que les effets de telles interventions soient très peu évalués dans les milieux où elles ont été instaurées, des auteurs parviennent à répertorier les conditions d’efficacité ou de réussite des interventions.