I-3.3.4. Perspectives pour notre problématique : le processus et la durabilité

La première revue de littérature sur la gestion du stress a été effectuée par Newman & Beehr (1979). Cette recherche documentaire a permis de déterminer une première typologie des interventions. Depuis, quelques chercheurs ont critiqué cette littérature de l’intervention (Beehr & O’Driscoll, 2002 ; Briner & Reynolds, 1999 ; Burke, 1993 ; DeFrank & Cooper, 1987 ; Hurrell, 2005 ; Jordan & al., 2003 ; Ivancevich & al., 1990 ; Kompier & Kristensen, 2005 ; Parkes & Sparks, 1998 ; Rick & al., 2002). Il en ressort que la plupart de ces recherches mettent l’accent sur l’intervention individuelle plutôt qu’organisationnelle et font davantage l’inventaire des interventions possibles qu’une revue commentée (Harvey & al., 2006). Leurs conclusions se rejoignent néanmoins puisqu’elles mettent en évidence le déficit au niveau de la recherche empirique, nécessaire à l’analyse de l’efficacité des interventions. Les quelques études réalisées ne permettent donc pas de conclure à l’efficacité des mesures préventives utilisées (Briner & Reynolds, 1999 ; Harvey & al., 2006). Par ailleurs, bien que les mesures de prévention aient évolué, que les organisations aient davantage investi dans ces actions, on observe malgré tout que les effets ne sont pas à la hauteur de ces efforts, notamment au niveau de l’absentéisme. Même lorsque les organisations dépassent la tentation de la psychologisation de l’intervention en affirmant leur volonté d’emprunter la voie de la prévention, elles se heurtent à un obstacle considérable puisqu’elles disposent de peu d’outils dont l’efficacité a été démontrée (Brun & al., 2003). Malgré les multiples démarches envisagées, aucune n’est parvenue à construire une méthode permettant d’établir un diagnostic de la situation et de constituer une démarche spécifique pour répondre aux problèmes de l’organisation. L’absence d’une méthodologie permettant d’évaluer, d’analyser et de gérer les risques constitue la principale faiblesse en matière de santé psychique au travail (Clarke & Cooper, 2000 ; Cox, Griffiths, Barlow, Randall, Thomson & Rial-Gonzalez, 2000).

La difficulté de démontrer des effets significatifs peut aussi être liée « à l’inadéquation entre la nature de l’intervention et les méthodes adoptées pour évaluer son efficacité » (Brun & al., 2007, p. 9). Griffiths (1999) explique que le paradigme actuel de la science met l’emphase sur les résultats des interventions au détriment des processus alors que l’objectif des recherches qui évaluent l’efficacité des interventions en santé et sécurité au travail ne consiste pas strictement à mesurer cette efficacité. Elles doivent également s’attacher à saisir le processus et permettre d’évaluer le développement et l’implantation de ces interventions (Goldenhar & al., 2001). Il est donc nécessaire de porter plus d’attention au contexte et aux processus de mise en œuvre car ces lacunes constituent des obstacles considérables à l’atteinte des effets visés par les interventions (Nytro, Saksvik, Mikkelsen, Bohle & Quinlan, 2000 ; Saksvik, Nytro, Dahl-Jorgensen & Mikkelsen, 2002). Cibler le processus plutôt que les résultats peut également permettre d’instaurer des mesures à long terme dans les organisations. Brun & al. (2007) estiment que les recherches futures doivent tenter d’identifier les structures les plus efficaces pour assurer la durabilité des interventions implantées et la généralisation des interventions à l’ensemble de l’organisation. Enfin, s’intéresser à la seule question de l’efficacité de l’intervention n’est pas suffisant. Ensuite, Hansez & al. (2009) ont montré, dans une étude portant sur 180 organisations, que si une organisation sur six réalise un diagnostic sur le stress, seulement une organisation sur deux passe du diagnostic à l’action, et seulement une sur quatre inscrit les interventions dans une démarche d’évaluation des effets. De plus, lorsqu’ils considèrent le type d’intervention mis en place après le diagnostic, ils observent qu’il s’agit principalement d’interventions centrées sur les conditions de travail. Ils pensent néanmoins que les suites données en termes d’intervention s’inscrivent davantage dans des pratiques en ressources humaines déjà en vigueur dans l’entreprise et ne découlent pas véritablement du diagnostic. Ils notent également l’absence, dans la plupart des cas, d’une évaluation systématique de l’efficacité des interventions mises en place. Cette négligence pour l’évaluation s’explique par la difficulté d’établir une relation de causalité avec les interventions mises en place. De plus, ils observent que la priorité est donnée à l’étude des résultats plutôt qu’à l’étude du processus. Ils en viennent donc à s’interroger sur la manière de déterminer si l’absence d’effet d’une intervention est due à l’échec de l’intervention elle-même ou à l’échec de sa mise en place. Ainsi, peu d’études s’intéressent à la description des processus d’intervention et de changement organisationnels. Par exemple, et dans un autre domaine, Van de Ven & Poole (1995a) se sont intéressés à la question de l’introduction de l’innovation dans l’organisation. Ils expliquent que bien que de nombreuses études aient examiné les facteurs antécédents et les effets de l’innovation, peu de recherches se sont intéressées à comprendre comment émergent et se développent les innovations. La compréhension se porte donc plus sur les facteurs qui favorisent l’émergence des processus d’innovation et leurs conséquences que le processus lui-même. Ce manque de connaissances a des implications sur les pratiques d’intervention, ne connaissant pas les démarches de mise en œuvre du processus qui favorise la réussite ou les éléments qui constituent des obstacles.

Par ailleurs, il est important que les recherches s’intéressent davantage aux interventions qui ne concernent pas le stress uniquement mais plus largement les problèmes de santé psychique ou les risques psychosociaux. Ce qui constitue déjà une difficulté puisque, malgré un travail conséquent réalisé depuis quelques années sur ce champ spécifique de la santé au travail, il n’existe pas d’accord entre les scientifiques sur la façon de définir et de mesurer un environnement psychosocial de travail à risque pour la santé (Vézina & al., 2006). Seuls deux modèles, celui de Karasek et celui de Siegrist, permettent aujourd’hui de produire des connaissances sur les liens entre des phénomènes sociaux et psychologiques au travail et le développement de plusieurs maladies (Ibid.), c’est-à-dire des modèles axés sur le stress au travail. Bien qu’ils permettent d’évaluer certains facteurs de risques tels que l’impact sur la santé de la complexification de l’activité liée aux développements technologiques ou celui de la précarisation du lien d’emploi, ils ne parviennent pas à saisir la complexité propre aux situations sociales professionnelles. Car, en isolant des variables, on s’éloigne sans doute de la complexité inhérente à l’objet. Les risques psychosociaux au travail, quant à eux, ne sont pas une nouveauté dans les contextes professionnels, malgré le fait qu’ils semblent avoir été constatés que récemment par l’Observatoire européen des risques de l’Agence européenne de santé et de sécurité au travail (2007). Pour nous, les risques psychosociaux et les formes d’atteinte à la santé psychique au travail ne relèvent pas uniquement de l’environnement ou de l’individu ou encore des nouvelles formes de travail, mais bien des possibilités de régulation qui sont aujourd’hui plus fragilisées et qui réduisent la possibilité pour l’individu et les collectifs d’agir sur ces contextes. Par définition, les facteurs psychosociaux de l’environnement de travail désignent l’ensemble des facteurs organisationnels et les relations inter-individuelles qui peuvent avoir un impact sur la santé (Vézina & al., 2006)39. Ces éléments constituent des aides considérables pour construire des modèles d’intervention axés sur le contenu et permettent d’appuyer l’intervention sur des cadres théoriques reconnus. La littérature souligne effectivement l’importance que les intervenants restent prudents pour ne pas basculer dans la simplicité des processus en jeu et que la meilleure manière d’y parvenir est de prendre appui sur un cadre théorique solide pour construire l’intervention. Néanmoins, s’en tenir à la classification des risques en référence à ces modèles théoriques ne suffit pas pour garantir la réussite d’une intervention, que ce soit en termes de résultats, puisque l’intervention se réalise dans un contexte où les enjeux sont forts, ou de processus.

Ainsi, les questions relatives aux processus d’intervention et à la durabilité sont peu présentes dans la littérature et constituent des domaines à investir. Ces perspectives de recherche nous inciteront à proposer dans ce qui suit différentes hypothèses relatives au processus d’intervention. Les deux premiers chapitres de notre partie théorique ont mis en relief les éléments qui participent à la dégradation ou la construction de la santé psychique au travail. Le troisième chapitre a tenté d’identifier à quelles conditions on peut intervenir dans les organisations pour prévenir les problèmes de santé psychique au travail. Ces travaux parlent d’ « efficacité » ou de « réussite » des interventions. Des termes qui, a priori, surprennent. Parler d’efficacité nécessite de pouvoir évaluer les effets d’interventions sur la santé psychique des individus dans le cadre du travail. Cependant, très peu d’études se sont penchées sur la question de l’évaluation. Fraccaroli (2002) aborde dans son ouvrage Le changement dans les organisations, la question du changement dans une perspective longitudinale. Les méthodes de recherche longitudinale apparaissent comme étant les plus aptes à décrire et expliquer le changement et à mesurer ses effets. Toutefois, elles ne permettent pas de décrire et d’expliquer le processus d’intervention favorisant le changement. Ces deux aspects que sont les changements dans l’organisation et le processus d’intervention sont, selon nous, étroitement liés, mais peu abordés dans la littérature. En effet, « malgré la volonté théorique et la nécessité pratique d’une meilleure compréhension des changements majeurs en milieu organisationnel, les processus par lesquels le changement se déploie au sein des organisations n’ont pas été complètement explorés » (Vas, 2005, p. 136). Enfin, les éléments théoriques précédemment rapportés permettent de saisir les différentes possibilités d’intervention sur l’organisation du travail. Ils ne mentionnent cependant pas les conditions favorables à l’implantation de dispositifs spécifiquement dédiés à ces questions et qui s’inscrivent pourtant dans une logique de prévention. Bien que la prise en compte de ces différentes conditions préalables puisse avoir des bénéfices importants, il est nécessaire de s’intéresser à l’utilité d’autres outils et modes d’intervention, qui n’appartiennent pas à l’organisation du travail et qui constituent un mode d’intervention particulier de prévention. Par conséquent, notre problématique s’intéressera à l’étude de la prévention de la santé psychique au travail en se centrant sur le processus d’intervention, en tentant de mettre en relief les éléments sur lesquels vont reposer sa réussite, ainsi que sur l’efficacité de dispositifs organisationnels de prévention.

Notes
39.

De nombreux facteurs ont été identifiés à partir de classifications des risques psychosociaux au travail permettant de caractériser une situation de travail. Il s’agit notamment du contrôle (autonomie, participation, utilisation et développement d’habiletés), de la charge de travail (quantité, complexité, contraintes temporelles), des rôles (conflit, ambiguïté), des relations avec les autres (soutien social, harcèlement, reconnaissance), des perspectives de carrière (promotion, précarité, rétrogradation), du climat ou de la culture organisationnelle (communication, structure hiérarchique, équité) et de l’interaction travail-vie privée (Vézina & al., 2006).