I-4.1.2. De la connaissance à la détermination d’actions

L’élaboration d’un diagnostic peut s’appuyer sur un certain nombre d’étapes et de méthodologies pour produire des connaissances sur les situations vécues par les salariés et sur les risques pour la santé psychique au travail. Ce qui n’implique pas pour autant une délimitation étanche de ces étapes mais impose un va-et-vient entre elles. En revanche, en ce qui concerne le passage du diagnostic à la détermination d’actions, les méthodologies permettant cette progression semblent s’appuyer sur les seules capacités de l’intervenant à animer le groupe de travail, à le soutenir dans sa réflexion ainsi qu’à la coopération des acteurs et à leurs connaissances du contexte. Cette question de la méthodologie d’intervention centrée sur la détermination collective de préconisations ne semble pas être alimentée dans la littérature. Les recherches, lorsqu’elles questionnent le problème des solutions (Brun & al., 2003), n’évoquent point la question de leur construction dans l’organisation. Elles s’appuient sur les résultats de recherches portant sur les facteurs qui peuvent constituer des risques pour la santé psychique au travail. Les solutions sont donc cherchées du côté de la charge de travail, de l’effritement des conditions relationnelles et des pauvres relations avec le supérieur, de la reconnaissance et de l’estime de l’entourage ainsi que de la participation aux décisions. Les données recueillies permettent de cibler « des avenues prometteuses pour la prévention primaire des problèmes de santé mentale au travail » (Ibid., p. 170). Les modèles proposés éclairent les intervenants pour identifier des solutions, des leviers pour l’action ou des obstacles pour influencer leur mise en œuvre. Toutefois, les études produisent des recommandations difficilement applicables et transférables et les moyens pour y parvenir ne sont pas explicités (Cooper, Dewe & O’Driscoll, 2001). De telles solutions ne semblent pas émaner de résultats issus du diagnostic « situé », réalisé dans l’organisation, et de la réflexion d’un collectif en situation d’élaborer des solutions. Ces éléments sont donc pertinents pour mener des interventions axées sur les contenus mais non sur les processus. Le changement qui résulte du processus d’intervention doit émerger dans le cadre de l’organisation et par la réflexion collective d’acteurs divers. Ces études rattachent les solutions uniquement à l’expertise des chercheurs et de leur connaissance des facteurs de risque pour la santé psychique au travail et non à l’expertise que les acteurs ont de leur contexte. Nous croyons que l’expertise théorique ne peut pas suffire pour conduire un processus d’intervention. Les éléments issus de ces recherches doivent guider la détermination de préconisations et l’intervenant doit s’y référer pour accompagner le groupe de travail dans sa réflexion. C’est donc à lui de les redistribuer au collectif de manière à ce qu’elles soutiennent la réflexion et orientent l’imagination propice à la recherche de solutions.

De plus, pour favoriser le changement, le diagnostic doit aller se confronter à d’autres interprétations et points de vue (Guérin & al., 2001). En effet, « une confrontation entre différentes descriptions de ce qui se passe dans les situations de travail devient incontournable, pour élaborer des solutions aux problèmes rencontrés » (Ibid., p. 247). Cette confrontation va permettre l’élaboration de solutions et elle nécessite le concours d’acteurs organisationnels qui vont traduire l’originalité des problématiques particulières de l’organisation et des ressources dont elle dispose. Ainsi, cette analyse débouche sur des pistes d’action. Dans la mesure où il est difficile de prédire les difficultés nouvelles que poseront les modifications, où les recommandations vont donner lieu à des compromis et à un travail de conception, il est judicieux que l’intervenant puisse accompagner le processus de changement (Ibid.). L’un des enjeux sera d’élargir le diagnostic à d’autres aspects et d’identifier les acteurs pouvant contribuer à infléchir des politiques à long terme dans l’organisation. Le passage au changement sera favorisé par la réussite de la diffusion du diagnostic dans l’organisation, notamment auprès de responsables de haut niveau. Les effets du diagnostic ne dépendent pas seulement de la pertinence de celui-ci, mais assez largement, de la façon dont il aura été mis en circulation dans l’organisation, afin d’influencer les processus de décision (Ibid.). Et, dans la mesure où le diagnostic révèle souvent des contradictions qui reflètent habituellement différentes logiques présentes dans l’organisation, il est nécessaire de veiller à le diffuser auprès d’acteurs porteurs d’une des logiques en présence. Ainsi, les contradictions ne bloquent pas la poursuite du diagnostic mais elles peuvent être discutées et négociées entre ces acteurs. Enfin, les propositions d’accompagnement du changement peuvent ne pas être acceptées par l’organisation. Elle peut être satisfaite du diagnostic et estimer avoir les ressources suffisantes pour mener convenablement le changement. Elle peut également choisir de la reporter à plus tard, jusqu’à ce que des difficultés imprévues surviennent au cours d’un processus de conception ou d’aménagement. Tout changement « est un processus de conception » (Guérin & al., 2001, p. 255) qui tend à déterminer la situation future possible des salariés pour apprécier les effets que peuvent avoir de tels changements sur la santé et l’organisation. Car les effets de ces changements ne peuvent pas se mesurer avant qu’ils soient mis en place et agis dans l’organisation. Néanmoins, les solutions doivent être pensées pour une situation à venir.

L’intervention doit amener les acteurs à « regarder les situations de travail à partir d’un point de vue nouveau » (Ibid., p. 261). La structuration d’un point de vue sur le travail va provoquer des questions « d’une autre nature » et faire émerger de nouveaux problèmes qui, traités de façon concertée et négociée, vont contribuer à faire évoluer les relations sociales dans l’organisation (Ibid., p. 266). L’intervenant, quant à lui, « ne reste pas indéfiniment dans la situation concernée par la transformation. La vie quotidienne va s’installer à nouveau, et jour après jour, des modifications mineures ou majeures vont avoir lieu ici ou là » (Ibid., p. 261). Les acteurs ont pu modifier leurs connaissances et leur mode d’approche des problèmes pour ensuite être en mesure d’assurer correctement les aléas de la vie quotidienne. Ces modifications débouchent sur un changement qui permette le développement d’une meilleure compatibilité entre le travail et la santé psychique. Giust-Desprairies (2001) explique que « ce qui change, c’est le regard porté par les acteurs sociaux sur les situations, sur eux-mêmes et sur les autres, qui se trouve déplacé par le travail d’élucidation » (p. 43). Castoriadis (1975) faisait référence à un éclaircissement qui permet l’accès à plus d’autonomie, réflexive et délibérante, ce qui rend davantage compte du processus visé. En se centrant sur les constructions de sens, à partir d’une lecture plurielle des différentes dimensions de l’organisation dans leurs interdépendances, on peut favoriser la dynamique interne de l’organisation, concilier travail sur le sens et amélioration de l’efficience.

L’étude de Hansez & al. (2009) s’intéresse aux facteurs susceptibles de  gêner ou faciliter le passage à l’intervention après un diagnostic de stress. Elle met en relief qu’il existe un consensus entre les organisations concernant les facteurs considérés comme des éléments « bloquants » ou « stimulants » et qu’il existe une différence entre les organisations ayant réalisé un diagnostic et celles n’en ayant pas réalisé, en termes de stratégie de gestion des contraintes (temporelles et financières). En effet, globalement, les répondants d’organisations ayant réalisé un diagnostic de stress considèrent que les facteurs relatifs aux aspects temporels et financiers sont moins bloquants que les répondants d’organisations n’ayant pas réalisé de diagnostic. Les auteurs se demandent si l’expérience du diagnostic permet ces apprentissages ou si c’est la prise en compte de ces éléments par les personnes clés de l’organisation qui facilite le passage à l’intervention. Enfin, les auteurs de l’étude identifientdifférents obstacles et facteurs facilitant la mise en place d’interventions après le diagnostic. Deux catégories de facteurs facilitant se dégagent : les facteurs liés à la communication, à la participation des acteurs clés et à la méthodologie utilisée ; et deux catégories de facteurs bloquant le passage à l’intervention : les facteurs liés aux aspects temporels et financiers et au contexte organisationnel.

On peut donc se poser la question de savoir ce qui a évolué ou n’a pas changé pendant ou à l’issue de l’intervention. Mais il s’avère toujours difficile de savoir clairement ce qui a été générateur du changement (Guérin & al., 2001). Toute intervention en contexte professionnel comporte des dimensions contradictoires. Ces contradictions peuvent se traduire dans la mise en œuvre de l’intervention ou dans les résultats qu’elle atteint. Il existe donc une difficulté à porter un jugement objectif sur les résultats d’une intervention dans la mesure où elle-même suscite des jugements contradictoires. Cette difficulté de porter un jugement est renforcée par le fait qu’il n’est pas toujours possible de dater clairement la fin de l’intervention, en raison notamment de la remise en cause de compromis réalisés au cours de l’intervention qui vont retarder ou annuler la mise en œuvre de certaines préconisations. Certaines évolutions peuvent également nécessiter de longues négociations sans apporter de certitudes quand à la décision qui sera prise. L’analyse rétrospective est donc essentielle pour apprécier le résultat d’une intervention (Ibid.) et les effets de son processus. Enfin, « le changement [est] aussi parfois ce qui ne peut se voir en retournant dans l’entreprise, et que les acteurs risques d’oublier » (Ibid., p. 263).