III-8.3.3. Le suivi du dispositif

Le suivi du dispositif a conduit à la fin du processus d’intervention. Bien que le niveau de l’écoute parvienne à fonctionner, aucune situation ne remontait au niveau du traitement. Les acteurs, qui avaient défini au préalable les règles de fonctionnement de ce niveau, convenaient qu’il fallait néanmoins se réunir. Ces temps collectifs permettraient d’aborder des situations collectives diverses en vue de les analyser ensemble.

Ainsi, au mois de mai 2007, nous lancions la première réunion du « GARS ». Les acteurs constataient qu’après trois mois depuis le lancement, aucun agent n’avait sollicité le second niveau du dispositif. Certains acteurs avaient l’impression que le dispositif n’était pas « actif » et s’interrogeaient : était-ce le signe d’un échec ? D’autres participants expliquaient ce résultat, ou cette absence de résultat, par le fait que les agents continuaient d’utiliser les modes de résolution habituels. Des agents pouvaient, par ailleurs, ne pas déclencher ce niveau par crainte des suites. Pouvoir les rassurer nécessitait donc du temps. C’est par l’expérience que les agents se forgeraient une idée plus sûre du dispositif. D’autres encore faisaient l’hypothèse que les agents n’avaient pas encore confiance dans les écoutants, également collègues de travail. Enfin, l’hypothèse de la peur d’une analyse collective ou le scepticisme lié à l’efficacité d’un collectif à régler des situations a également été formulée.

Cette réunion a ensuite été consacrée à aborder des situations de services qui connaissaient alors des difficultés. En effet, au moment où nous organisions cette réunion, l’un des services de la collectivité connaissait une situation particulièrement difficile, qui déstabilisait à la fois les agents et l’encadrement. La réunion du « GARS » a donc permis aux acteurs d’échanger librement sur cette situation. Il était nécessaire de maintenir une vigilance sur ce service. Ils étaient d’accord pour permettre une analyse plus approfondie de la situation (il fallait « en savoir plus »). Le cadre élaboré pour le « GARS » (pluridisciplinarité, respect des déontologies, décloisonnement) permettait au collectif d’aborder des situations plus collectives et d’apprécier les différentes orientations exprimées par les uns et les autres. Le rôle de vigilance du « GARS » commençait à se construire.

Enfin, cette réunion a laissé une place significative à une situation très délicate pour l’organisation. Depuis le lancement du dispositif, sans qu’il n’y ait nous le pensons un lien significatif, un agent de la collectivité avait mis fin à ses jours. Par conséquent, les acteurs ont pu réfléchir aux suites réelles ou supposées de la situation concernant le suicide de cet agent. L’effet de surprise avait gagné l’ensemble des acteurs : dispositif, syndicats, DRH, ni même les agents n’avaient été informés de la situation de cet agent. Un directeur était visé comme responsable de la souffrance de cet agent, l’ayant conduit à poser cet acte irréparable. Le groupe s’interrogeait : que faire pour ce directeur visiblement très fragilisé par la situation ? Les acteurs avaient visiblement une interprétation partagée de cet événement et la formalisation du cadre permettant à un collectif de débattre de sujets sensible n’y était pas pour rien. On notait également que les acteurs du second niveau, syndicats compris, s’interrogeaient plus sur les conséquences de cet acte que sur ces causes. Ce qui n’allait pas être l’attitude des acteurs de premier niveau. En effet, cet événement, qui arrivait peu de temps après le fonctionnement réel du dispositif, avait par ailleurs fortement déstabilisé les écoutants qui éprouvaient un profond sentiment de culpabilité. Il a été convenu que les deux intervenants externes des deux premiers niveaux rencontrent le réseau des écoutants pour évoquer le suicide de cet agent.

Cette réunion improvisée avec le réseau des écoutants avait, en fait, été provoquée par la réaction d’une écoutante suite au suicide d’un agent de la collectivité. Cette dernière avait été décrite comme « enflammée » et « très affectée ». Pour elle, ce suicide marquait l’échec du dispositif, et plus généralement, l’inefficacité de la prévention. L’agent qui s’était suicidé était manifestement en grande détresse. Il était en arrêt depuis quelque temps. Une enquête de la gendarmerie avait tenté d’identifier les causes de ce suicide. L’objectif de cette réunion du réseau des écoutants organisée autour de cet événement était de faire le point sur la situation et sur les raisons qui conduisaient à mettre en doute l’efficacité du dispositif en matière de prévention. Il était nécessaire de mettre du sens sur l’événement, en essayent de poser les faits, en questionnant ce que cela faisait vivre et en recadrant sur le dispositif. Pour cela, nous rappelions que le premier niveau du dispositif avait pour but de donner une écoute aux agents qui en faisaient la demande. Mais cet agent n’avait pas sollicité le dispositif, ni aucune autre instance pour faire part de sa souffrance. Le dispositif ignorait la situation ce qui ne signifiait pas son inefficacité ou son échec. Selon nous, il était important que les écoutants ne se sentent pas mis en cause. Ce qui pouvait, néanmoins, montrer que le dispositif était inefficace était que le réseau n’avait pas été sollicité. Le dispositif était jeune. Sa mise en place dans la structure était récente. Enfin, celui-ci n’a pas pour vocation de traiter la totalité des situations ; certaines situations se traitaient en dehors du dispositif et de manière efficace. Il est vrai que l’élaboration d’un dispositif amène souvent les acteurs à idéaliser l’impact qu’aura le dispositif, comme s’ils concevaient l’unique réponse aux souffrances au travail. Le prestataire extérieur peut s’arranger de cette première attitude car elle lui assure en partie une collaboration. Puis, le fonctionnement réel nourrit une sorte de désillusion qu’il faudra pourtant dépasser pour parvenir à agir. A ce moment, les acteurs, en particulier ceux du niveau 1 le plus manifestement, perçoivent que le dispositif ne se montrait pas à la hauteur de l’idéal qu’ils s’étaient fait de son efficacité et de sa puissance. Quant à nous, nous ressentions une impression de simultanéité entre la mise en place du dispositif et l’événement qui nous interrogeait également.

Ce temps de réunion avec les écoutants a permis de renforcer la compréhension de leur rôle et de ses limites. Il était important de distinguer les facteurs professionnels et personnels car l’on ne pouvait pas régler tous les problèmes de la personne. Il était nécessaire que les écoutants aient conscience des limites du dispositif également. Il existait des situations pour lesquelles il ne parviendrait pas à trouver de solutions. Un suicide, lorsqu’il surgit, laisse sans voix, place l’entourage professionnel dans un état de choc et le plonge dans la culpabilité. L’écoutant, ou le collègue, ne peut pas porter à lui seul la résolution d’une telle problématique. Néanmoins, ils avaient à maintenir un rôle d’alerte par rapport à des situations dont ils avaient connaissance et à la détresse qu’ils pouvaient percevoir chez des agents. Pour les écoutants, il était donc crucial de renforcer la communication afin de faire connaître le dispositif.

Par la suite, les acteurs continuaient de se réunir et constataient toujours l’absence de recours au second niveau. Lors de ces réunions, nous faisions un retour des séances de supervision du réseau des écoutants. Nous présentions les questions travaillées lors des séances et les questions que cela suscitait chez les écoutants, relatives par exemple à leur posture, au cadre de l’entretien, à la demande de l’agent. Ces séances étaient l’occasion pour les écoutants de renvoyer de l’information critique sur le dispositif. Les membres du niveau 2 en prenaient note et renvoyaient à leur tour des éléments de réponses pour permettre une régulation du fonctionnement du dispositif. Nous pouvions constater que les écoutants étaient dans un positionnement très actif par rapport au dispositif et à leur rôle. Les acteurs du traitement avaient seulement le désir d’être actifs. On s’apercevait qu’un nombre significatif d’entretiens était réalisé hors dispositif, de manière informelle. Il était nécessaire de clarifier ce point avec les écoutants. On saisissait dans le même temps que la dynamique d’appropriation par l’instrumentalisation du dispositif était déjà à l’œuvre. Un écoutant avait réalisé plusieurs entretiens de ses collègues de travail, dans un cadre informel, et avait ensuite renseigner la DRH sur l’intérêt d’intervenir dans son service compte tenu des plaintes qu’il entendait. L’intervention a d’ailleurs eu lieu dans ce service.

Un temps était toujours pris lors des réunions pour faire un point sur les situations difficiles qui concernaient les services de la collectivité. Nous évoquions plus précisément la situation du service dans lequel nous intervenions alors. Cette situation posait question aux participants : comment se positionner dans cette situation, entre l’agent et la hiérarchie ? La collectivité avait sollicité VTE pour réaliser un diagnostic de la situation du service et de travailler avec les agents sur des pistes d’actions76. Un temps était également consacré à analyser les différents indicateurs de suivi mis à jour régulièrement.

Les réunions qui ont suivi n’ont toujours pas été consacrées à l’analyse et au traitement des situations. Les acteurs n’observaient toujours pas de saisine à ce niveau. Dans la mesure où aucune saisine n’a été déclenchée par la suite au cours de l’année 2007, aucune réunion du « GARS » n’a été organisée autour de situations. Aucun agent ne formulait de demande de traitement. Notre intervention consistait uniquement à alimenter l’observatoire et formuler des retours concernant l’accompagnement des écoutants. Les réunions débutaient par l’analyse des indicateurs de suivi dont nous disposions pour l’observatoire. Il s’avérait par ailleurs que le premier niveau fonctionnait. Trois nouvelles situations avaient été écoutées à ce niveau. Les acteurs du niveau 2 se sentaient impatients et déçus. Ce qui avait été nommé avec légèreté le « GARS » ne parvenait pas à faire la démonstration de son action, il ne parvenait pas à agir, il n’était pas sollicité. Quant à nous, nous nous pensions inutile. Au fur et à mesure, les explications construites autour de l’absence de saisine de ce niveau se sont modifiées. Il ne s’agissait plus d’une méconnaissance du dispositif ou d’une méfiance à son égard. Ce qui expliquait en fait cette absence de sollicitation du niveau était l’efficacité avec laquelle le directeur des ressources humaines intervenait pour traiter les situations d’agents qui l’interpellaient directement. Ainsi, le traitement prenait son chemin habituel et contournait le dispositif. Alors que la DRH avait auparavant une image négative auprès des agents, son engagement dans la construction de plusieurs chantiers dédiés à l’accompagnement des agents (accompagnement des parcours professionnels et mise en place d’un dispositif de prévention de la souffrance au travail) lui avait permis de réhabiliter son image. Nous percevions, en effet, que le DRH centralisait la plupart des situations. L’incapacité dans laquelle nous étions d’agir dans le dispositif a progressivement conduit les acteurs à vouloir réfléchir sur l’évolution à donner au dispositif. Compte tenu de l’inactivité du niveau 2, il était nécessaire de penser à le modifier. Ce niveau devait tendre, pour les acteurs, à devenir uniquement une instance d’analyse et de veille sur les situations collectives. Pour VTE, il fallait prendre le temps. Parallèlement, la présence des écoutants aux séances de supervision diminuait. Nous avions convenu d’alerter le réseau sur ce point.

En novembre 2007, VTE rencontrait deux représentants de la DRH afin de faire un point sur l’accompagnement des écoutants et sur la poursuite de l’accompagnement de la collectivité par VTE car un nouvel appel d’offre allait de nouveau être lancé. La nouvelle proposition devait permettre d’élargir le dispositif aux nouveaux personnels des lycées (TOS). Ces établissements semblaient connaître des situations d’urgence. Il était convenu que VTE ferait une offre. La mise en ligne de l’appel d’offre devait de faire en début d’année 2008. Il était donc impossible de réaliser l’évaluation du dispositif et un nouveau diagnostic. Ces deux éléments essentiels pour mesurer l’effet de l’intervention et des changements mis en place ne pourraient être travaillés dans le cadre de notre présente intervention. Finalement, nous ne serions pas retenus pour ce troisième appel d’offre. Alors que les acteurs souhaitaient faire évoluer le dispositif, constatant son inefficacité, VTE devait rester dans une position de prudence à l’égard de tout changement dans sa structuration compte tenu de sa jeunesse. Notre expertise résidait dans le maintien en l’état du dispositif. Nous ne pouvions être force de proposition face à des acteurs qui éprouvaient leur inutilité et, dans le même temps, la nôtre. Néanmoins, du mois de mars jusqu’au mois de septembre 2007, 11 agents avaient été reçus par un écoutant, dont un homme et huit femmes (deux personnes n’avaient pas souhaité préciser leur sexe par crainte d’être identifié), et dont trois agents de catégorie C, deux de catégorie B et quatre de catégorie C (et donc deux non réponses). Parmi ces 11 agents, huit ne voulaient pas s’engager dans le second niveau du dispositif et trois souhaitaient réfléchir à ce possible recours. Et finalement, ne le feront pas.

Notes
76.

Ce processus d’intervention sera présenté dans la suite de ce travail de recherche.