III-8.4.1. Retour sur la grille d’analyse du processus d’intervention

Comme nous l’avions souligné lors de la présentation de ce cas, cette intervention, dans la mesure où elle portait principalement sur l’accompagnement à la structuration d’un dispositif et indirectement sur la réalisation d’un diagnostic, les temps et les étapes de la grille n’ont pas pu être respectés. Sa finalité était de permettre le développement des ressources internes et d’espaces de collaboration pour intervenir efficacement sur le traitement de la souffrance au travail. Les acteurs souhaitaient que le dispositif réponde uniquement aux situations individuelles. Quant à nous, nous les encouragions à ne pas construire un outil qui s’oriente de la même manière vers le traitement des situations individuelles et des situations collectives alors que les acteurs, en particulier les représentants du personnel, souhaitaient qu’il ait ce double objectif. Le groupe de travail a essayé d’éviter d’orienter le dispositif uniquement vers la prise en charge individuelle en construisant des moyens permettant d’en extraire des renseignements d’ordres organisationnel et collectif. De plus, la demande d’intervention n’était pas liée à un contexte de crise dans l’organisation, comme cela a pu être le cas dans d’autres interventions que nous avons menées. La demande portait sur la construction d’une démarche de prévention et non pas sur l’évaluation d’une situation.

Par ailleurs, les acteurs portaient une attention différente à l’égard du diagnostic. Les représentants syndicaux considéraient qu’il s’agissait d’une étape indispensable à la mise en œuvre d’une démarche pertinente. Elle devait s’appuyer sur la réalité des situations vécues par les agents et y répondre efficacement. Mais avant, il fallait les connaître et en comprendre les enjeux. Au fur et à mesure des échanges, on comprenait que ce n’était pas tant cette connaissance qui importait, puisque chacun pensait détenir cette « vérité » sur les souffrances, mais les débats qu’elle générait. En effet, plus qu’une ressource, le diagnostic devait dévoiler les dysfonctionnements et dénoncer les injustices. Il devait également poser clairement la question de l’encadrement et ne pas dénoncer seulement les « maladresses managériales ». Pour ces représentants syndicaux, les résultats du diagnostic devaient être entendus par les politiques. Ils devaient permettre de débattre entre acteurs sur les situations de travail. Ainsi, la réalisation de ce diagnostic, comme l’un des objectifs défini par le cadre d’intervention, a été une condition de l’implication et de l’adhésion des acteurs syndicaux à la démarche. Pour la DRH, le diagnostic semblait constituer clairement une étape préalable à la structuration du dispositif, et finalement, peu importait de mettre en débat les résultats puisque les acteurs légitimes étaient réunis pour construire les moyens de prévenir les processus de dégradation de la santé psychique au travail que le diagnostic identifierait. Toutefois, il importait pour elle de les connaître. Ces résultats devaient permettre de désigner des « familles de situations », d’en saisir les principales causes et d’adopter les outils de traitement en fonction. Cette connaissance donnait à la fois les objectifs et les limites à l’action du dispositif.

Ensuite, la construction de la démarche a dû respecter les conditions de réponse aux marchés publics. La définition de l’intervention reposait principalement sur les acteurs. A travers la définition de l’appel d’offre, seuls les acteurs institutionnels décidaient de la fin d’un marché et donc d’une intervention. Ainsi, VTE est intervenue en réponse à deux appels d’offre, lesquels définissaient deux cadres d’intervention. La difficulté était alors d’assurer la continuité à l’intérieur du processus d’intervention, d’autant plus que notre rôle avait été modifié, que nous passions de l’expert au technicien.

L’étroite collaboration avec la DRH, ainsi que l’adhésion des membres du groupe de travail, nous ont permis de construire une intervention adaptée aux objectifs fixés dans la convention et de nous appuyer sur les ressources de l’organisation. Cette adhésion aux objectifs de l’intervention a permis l’implication des acteurs et la réalisation de liens favorables à la co-construction. Nous reconnaissons ainsi avoir pu disposer de conditions favorables à la construction et au déroulement de l’intervention. Celle-ci s’est faite dans un cadre rigoureux. L’ensemble des étapes a été pensé avec les acteurs du groupe de travail. Quant à nous, nous restions disponibles pour évoquer d’autres problématiques en dehors du cadre d’intervention. La mise en œuvre du processus d’intervention est rythmé par des temps de réunions diverses qui participent à la mise en sens des événements qui traversent l’organisation. L’événement en question dans cette intervention était le suicide d’un agent. L’intervention, orientée sur les enjeux de la prévention de la souffrance au travail, ne pouvait se poursuivre en dehors de cet événement qui venait bousculer le collectif dans son ensemble. Quelque part, il venait accréditer de la nécessité d’agir dans le sens de la prévention. Cet événement donnait un sens et une légitimité à l’intervention. Mais dans le même temps, il mettait les acteurs dans une disposition préventive nouvelle : la prévention devait être agie, et non pas uniquement pensée. Enfin, la phase d’implantation de la démarche s’est efforcée de communiquer aux divers acteurs (encadrement et agents) l’objet de l’intervention afin de susciter une adhésion favorable à la participation. Cette adhésion permettait dans le même temps de renforcer la légitimité des acteurs concernés par la prévention des risques psychosociaux au travail. Nous avons donc été attentifs à impliquer et soutenir l’encadrement (Brun & al., 2007).

La structuration du dispositif s’est effectuée avec le concours des acteurs paritaires et à partir de temps de travail successifs. L’élaboration du diagnostic s’est également réalisée avec l’appui des acteurs. Quant à sa réalisation, seuls les intervenants ont assuré la passation des entretiens et questionnaires ainsi que l’interprétation des résultats. La restitution des résultats aux acteurs du groupe de travail a permis d’approfondir leur analyse. L’une des difficultés de l’intervention a consisté à lier le diagnostic et l’élaboration du dispositif. Si cette question paraissait clairement posée dans la convention, la réalité de leur réalisation ne permettait pas aisément de les associer. D’ailleurs, la connaissance des résultats s’est quasiment construite alors que nous finalisions le dispositif. D’autre part, dans cette phase, nous rencontrions régulièrement les représentants de la DRH afin de discuter de certains éléments relatifs par exemple à la définition du prochain ordre du jour pour la réunion, ou de précision autour de la définition de certaines procédures. Dans l’étape de réalisation du diagnostic, cette collaboration était également très étroite. La DRH souhaitait avoir la maîtrise du processus. Cette maîtrise passait par la prise de connaissance des diverses données produites par VTE en amont des réunions ou présentations. Peu à peu cette recherche de maîtrise a nui à la position de l’intervenant « expert », qui par ailleurs connaissait certaines difficultés à s’affirmer pour ce premier processus d’intervention. Peu à peu, nous nous sommes mis dans une position « basse » par rapport à la DRH. Enfin, ce temps de l’élaboration a pu s’achever par la présentation des résultats du diagnostic et du dispositif aux instances décisionnaires. Cette restitution, contrairement à la première consacrée aux membres du groupe de travail, n’a pas fait l’objet de débat entre les acteurs institutionnels. Leur rôle était de prendre position par rapport à ce dispositif, de la valider ou pas. Puis cette restitution marquait la fin de notre première intervention. Avant qu’elle ne prenne fin, nous devions déjà penser à ce qui allait constituer notre prochaine proposition d’intervention permettant d’accompagner la mise en place du dispositif dans la collectivité.

L’accompagnement du dispositif s’est réalisé dans de bonnes conditions. Nous avons participé à la fois à la définition de l’intervention puis à son déploiement dans la collectivité. Nous disposions toujours de l’adhésion et du soutien des acteurs. Les objectifs poursuivis étaient clairs et partagés par tous. Nous pouvions être force de propositions quant à la définition des modalités de diffusion du dispositif dans la structure. Nous connaissions l’importance de mettre en débat le dispositif avec les agents et d’alimenter des échanges informels entre agents autour du dispositif. Dans ce cadre, nous avons proposé de le présenter directement et oralement aux agents et de leur donner un espace pour questionner, commenter et critiquer le dispositif. Cette étape d’intégration du dispositif a véritablement permis sa diffusion et a favorisé sa connaissance par les agents. Le dispositif n’était pas un objet abstrait et contrôler uniquement par des acteurs lointains. Même s’ils n’adhéraient pas, ils en comprenaient le sens. Même dans la critique, l’objet existe. L’adhésion devait, quant à elle, reposer sur la qualité de son suivi et la crédibilité qu’il serait capable de renvoyer.

Mais, le suivi du dispositif n’a pas répondu aux attentes des acteurs internes et externes. Les objectifs d’analyse et de recherche de solutions qu’ils s’étaient donnés ne pouvaient pas être atteints dans la mesure où ils n’étaient pas sollicités dans le cadre du dispositif. Leur rôle dans la régulation résidait uniquement sur le fonctionnement du premier niveau du dispositif et non sur les situations. Peu à peu le sens du dispositif se diluait. Il laissait les acteurs perplexes. Quant à nous, considérant qu’il était encore relativement récent et qu’il était nécessaire de respecter les objectifs de l’intervention, nous n’avons pas suffisamment participé à sa remise en cause. Selon nous, l’évaluation devait permettre de disposer d’un espace formalisé pour critiquer ce dispositif. Nous faisions sans doute une erreur. Le suivi d’un dispositif ne peut se réaliser uniquement à partir de l’organisation de temps formels où les acteurs s’arrêtent pour mesurer les effets du dispositif. Ce suivi nécessite également de renvoyer des éléments critiques autour des événements qui traversent le dispositif comme autour des non événements. Ces feed-back réguliers participent au suivi du dispositif. Ce suivi n’implique pas de tenir coûte que coûte sur les procédures afin de préserver le dispositif de toute modification incongrue, mais il implique au contraire de concevoir son évolution comme un processus. Par suivi, nous entendons une manière de stabiliser un processus dans l’organisation. Ce qui ne signifie pas que ce dispositif doit être stable. Ainsi, nous avons évité de critiquer le dispositif. Nous positionner dans la critique signifiait reconnaître son échec. Mais notre absence de positionnement nous interpellait dans notre crédibilité.

Le suivi du dispositif s’est uniquement appliqué à réguler le premier niveau et à accompagner les écoutants, à alimenter l’observatoire et interpréter les indicateurs de suivi et enfin à échanger avec les acteurs du second niveau autour de situations collectives. Le suivi du dispositif nous a également amenée à rencontrer à plusieurs reprises les représentants de la DRH. Dans la mesure où nous ne nous sommes pas affirmée dans les réflexions critiques concernant l’évolution du dispositif, et dans la mesure où les acteurs se reconnaissaient une capacité à réguler l’ensemble du processus en interne, nous n’avons pas réalisé l’évaluation du dispositif. Cette étape aurait permis d’ajuster certaines procédures et sans pour cela modifier les objectifs des différents niveaux. Ce dernier temps, nous le nommons « régulation ». En effet, le processus d’intervention, lorsqu’il est centré sur l’accompagnement à la mise en œuvre et à la stabilisation d’un fonctionnement dans l’organisation, doit être constitué de temps, d’espaces et de prises d’initiatives qui participent à sa régulation.

Selon nous, les séquences d’événements étaient délimitées autour de la recherche de maîtrise du processus qui devait aboutir à la construction d’un outil partagé et légitime. Les liens entre les séquences d’événements étaient définis de manière à permettre la poursuite maîtrisée de ces séquences. Il s’agissait d’un processus où tout était réglé d’avance, « calculé au millimètre près », et le tout orchestré par la DRH. Aucun décalage ou zone d’incertitude propice au développement d’autres interrogations et découvertes n’était envisagée. Mais un événement allait pourtant venir déranger cette tranquillité de l’action mise en marche et l’impression de maîtrise des acteurs. Un suicide dans une organisation déstabilise forcément les acteurs dans l’ensemble et d’une manière particulière les acteurs en charge de la prévention de la santé psychique au travail, les mêmes qui venaient de passer une année entière à construire un mode d’intervention sur la souffrance au travail. L’événement qui rappelle à chacun que tout tient à un fil ; celui-ci bouscule les acquis, les convictions. Mais l’enjeu pour les acteurs était de ne pas perdre cette maîtrise, et cela en rationalisant l’incapacité du dispositif à agir, en trouvant dans un premier temps des raisons en dehors de lui, puis progressivement en l’interrogeant directement.

Ainsi, les liens entre les séquences d’événements ont été définis soit par ce qui était prévu et convenu par les acteurs impliqués dans l’intervention, et sous-tendu par une attente implicite de recherche de maîtrise, qui se manifestait entre autre par une obligation que tout transite par la DRH ; soit par des événements imprévus qui imposaient de leur donner un sens, de s’arrêter et les mettre en lien avec l’objet de l’intervention.

Le schéma ci-dessous reprend les temps et étapes qui ont participé à ce processus d’intervention et soulignent celles qui n’ont pas été suffisamment ou pas du tout élaborées77. Notre analyse a souligné les effets de ces variations sur le processus d’intervention.

Figure 5 : Le processus d’intervention dans la collectivité territoriale
Figure 5 : Le processus d’intervention dans la collectivité territoriale

Ce processus d’intervention nous interroge plus particulièrement sur la relation qui s’est établie entre la DRH et l’intervenant externe. La position qu’a tenue la DRH tout au long du processus a déterminé la place qu’a occupée l’intervenant. Pour cela, nous voulons mettre davantage l’accent sur ce problème, qui peut, en outre, se retrouver dans d’autres processus d’intervention.

Notes
77.

Celles-ci apparaissent en pointillés dans le schéma.