III-9.2.5.2. La reconnaissance dans l’institution

Ce cas d’intervention nous plaçait devant une difficulté particulière. Devant la demande démesurée de reconnaissance des salariés, nous étions devant une nouvelle expression des tourments qui affectent les espaces de travail et les organisations. Auparavant, lorsque nous intervenions en organisation, la demande était explicitement tournée vers des problèmes variés de souffrance au travail ou même de violence. Alors que là, cette question de la reconnaissance nous laissait « sans voix » et sans « voie » pour trouver une quelconque solution. Nous ne savions pas véritablement comment prendre efficacement ce problème. Quelle orientation prendre pour parvenir à ce que les salariés ressentent une forme de reconnaissance ? Nous nous sommes tout d’abord demandée si le problème n’était pas notre problème à aborder une problématique vaste et vague en même temps, qui convoquait à la fois les dimensions relationnelles, symboliques, monétaires, sociales et psychologiques. Puis nous avons pensé que la reconnaissance est ressentie par l’individu, qu’elle résulte de multiples facteurs et qu’il était impossible de véritablement agir sur un objet de l’organisation pour construire cette reconnaissance. Cette conclusion ne nous donnait néanmoins pas les moyens de satisfaire un plan d’action basé en partie sur « le besoin de reconnaissance ». Ce qui a été tout à fait intéressant est que le groupe de travail lui-même n’est pas parvenu à investir ce champ de la reconnaissance dans la réflexion sur les préconisations. Pour nous, la reconnaissance ne peut pas se construire de manière directe, mais elle doit emprunter des chemins détournés. On saisit ainsi la difficulté d’intervenir dans l’organisation pour résoudre un problème lié à l’expression d’un manque ou d’une absence de reconnaissance, de considération du travail par l’autre, par la hiérarchie le plus souvent. Il semble que d’autres enjeux se dissimulent sous cette « simple » revendication. Intervenir directement sur la reconnaissance participe à renvoyer le problème en dehors de l’organisation et du sens du métier qu’elle favorise ou empêche. Elle pose la solution dans l’amélioration de la relation, et évacue la question de l’organisation et du métier. Elle favorise le développement de marques de reconnaissance dénaturées, au développement d’une considération contre-faite, apprise et reproduite par les managers, convaincus de bien faire.

Puis nous avons mis en lien notre ressenti d’intervenant avec les réflexions que formulent Clot (2008) sur la reconnaissance dans le travail. Nous avons compris alors que la demande d’être reconnu par la hiérarchie pouvait provenir d’une impossibilité de se reconnaître dans ce qu’ils font. Cette nouvelle façon d’aborder la question a fait nettement progresser notre réflexion sur la problématique de la reconnaissance au travail et notre manière d’aborder cette question dans le cadre d’une intervention. Toutefois, cette évolution théorique et cette modification dans la posture n’a pas permis de réorienter le plan d’action qui venait d’être finalisé par le groupe de travail. Ce contretemps théorique ne nous empêche pas de tirer une analyse plus large sur la reconnaissance dans l’institution, qui a été au cœur du discours des personnes.

La dimension du lien à l’institution nous paraît en effet essentielle dans la problématique de la reconnaissance au travail. Clot nous interpelle sur les fondements de la reconnaissance. La question qu’il développe est celle de « se reconnaître dans son activité »(2008, p. 266), c’est-à-dire se reconnaître à la fois dans ses résultats, dans le travail accompli et se reconnaître « dans ce qu’on fait de soi dans sa propre activité » (Ibid.). Cette possibilité de « se reconnaître dans ce qu’ils font » est rompue lorsque le genre professionnel est « maltraité » (p. 256). L’activité est délestée, le métier a perdu sa fonction psychologique interne de répondant et « c’est là d’abord que prend sa source un désir de reconnaissance sans fond, déplacé sur des hiérarchies qui lui donnent le destin des « reconnaissances faussées » que l’on connaît » (Clot, 2008, p. 256). « C’est parce qu’ils ne reconnaissent plus leur métier dans ce qu’ils font […] que des professionnels de plus en plus nombreux ne se retrouvent plus dans leur activité et demandent si massivement à être reconnus » (p. 256).

Si le sujet ne parvient pas à se reconnaître dans ce qu’il fait tous les jours, dans son activité, il demande cette reconnaissance à l’autre. Cela donne lieu à des formes de reconnaissance faussées de la part de managers qui ne savent véritablement que faire de ces plaintes et de ces nouvelles pratiques de management. Nous pensons que ce raisonnement est valable pour la dimension que nous choisissons d’analyser. Si le sujet ne se reconnaît pas dans l’institution « qui le gouverne », celle qui donne l’orientation symbolique à la communauté, au collectif, il se retourne, rarement seul mais avec l’effusion et le consentement de ses pairs vers un passé interprété dans le présent comme plus juste et plus glorieux. Et cette reconnaissance étant impossible dans le lien et la continuité construite entre un passé institutionnel idéalisé et réinterprété et un présent institutionnel qui se vide, alors il se tourne vers les acteurs qui sont censés incarner cette orientation et produisent une représentation d’une illégitimité de leur présence et de leur pouvoir. Les racines du clivage souvent amené par les dirigeants autour des anciens et des jeunes sont plus profondes qu’il n’y paraît et interrogent fortement ces acteurs qui, derrière l’apparence d’une manifestation « naturelle » de groupes différents au travail, y perçoivent l’indice d’une rupture dans la continuité des valeurs transmises par l’institution et un danger pour l’identification à l’institution, moteur de la motivation et du soutien à l’institution.

Comme le manager qui doit reconnaître son collaborateur, les acteurs institutionnels peuvent répondre par des formes de reconnaissance faussées centrées sur ces cas particuliers, des productions symboliques en dehors du collectif. L’institution qui ne refuse jamais, « l’entreprise qui ne sait pas dire non ». Cette attitude institutionnelle produit de graves dysfonctionnements dans la posture de la hiérarchie, compromettant fortement la cohérence et le soutien sur une décision concernant la demande d’un salarié, nécessaire pour établir une ligne hiérarchie efficace et légitime aux yeux des collaborateurs. Les salariés nous confiaient ainsi que l’institution attendait que les plus anciens partent en retraite pour enlever une bonne fois pour toute le poids du symbole et des plaintes sur la perte d’une identité et de valeurs partagées. L’institution attendait, selon eux, que ceux qui détiennent les souvenirs d’un passé qui menacent le présent dans sa réalité partent et emmènent avec eux les reproches et l’image d’un passé meilleur qui empêche le présent de se produire Mais ils n’envisageaient pas combien ces anciens, détenteurs de valeurs passées, pouvaient transmettre à l’activité présente un sens et une continuité, s’ils ne se trouvent pas eux-mêmes empêchés d’agir.

Cette nouvelle approche de la prévention de la santé psychique au travail, à partir de la reconnaissance, a permis de faire progresser notre posture. Cette progression s’est manifestée par la suite par des questionnements plus approfondis sur les plaintes liées à un manque de reconnaissance, en engageant une réflexion avec les participants sur les mécanismes par lesquels ces demandes s’éprouvent. Nous avons, par ailleurs, introduit dans notre guide d’entretien la question du rapport à l’institution comme élément à interroger du lien entre soi et l’institution. Nous pourrons ainsi l’utiliser pour de prochaines interventions.

Par ailleurs, cette intervention nous a amenée à interroger un autre élément particulièrement présent dans ce processus et parvenir à y répondre permettra de faire progresser la pratique de l’intervention et de favoriser le changement.