III-9.3.2. Évaluation

L’évaluation a consisté à élaborer puis réaliser le diagnostic et enfin à restituer ses résultats aux acteurs organisationnels et institutionnels.

III-9.3.2.1. Réalisation de l’évaluation

Le temps d’observation et d’immersion a permis de favoriser l’engagement des salariés à la passation des entretiens semi-directifs. Nous avons rencontré au total 19 salariés, à la fois des rédacteurs, des secrétaires de rédaction, des photographes et l’encadrement. Le groupe des secrétaires de rédaction, qui appartient au métier de journalisme, était également composé de personnel nouvellement formé et appartenant auparavant à la branche technique. Nous comprenions alors que la réduction de l’effectif avait amené la direction à transférer ces techniciens à des postes de journalistes. On les appelait les « passerelles ». Lorsque nous sommes arrivée sur les lieux, nous étions attendue par la journaliste et secrétaire du CHSCT membre du comité de pilotage. Celle-ci nous a présentée aux salariés présents ce jour. Nous avons ensuite précisé les objectifs de l’intervention et de la journée d’observation. Nous avons été étonnée de voir que les salariés nous interpellaient, devant leurs collègues, en disant : « Ah oui j’ai reçu l’invitation à participer à un entretien, je pense que je vais accepter » ou « Mais vous savez j’aimerais bien avoir un entretien avec vous également ». Nous étions complètement stupéfaite de l’indiscrétion dans laquelle l’étude se mettait en place. Certains demandaient par exemple à un collègue : « Tu y vas toi ? t’as été choisi ? ». Et avant de débuter notre observation, le chef d’information présent a indiqué qu’il souhaitait que l’on discute un moment. Il avait, par ailleurs, été sélectionné dans l’échantillon. Ensuite, nous avons mêlé les temps d’observation aux temps d’échanges avec les salariés individuellement ou en groupe. Un événement est survenu dès notre arrivée et qui était révélateur de la manière dont la communication était agie dans ce collectif de travail. Il s’agissait d’un conflit qui s’est exprimé entre une secrétaire de rédaction et le chef d’information. Celle-ci avait été rappelée par erreur pour travailler alors qu’elle était en congé et on lui demandait à l’instant de rentrer chez elle puisqu’elle avait finalement pu être remplacée, mais elle était rentrée de vacances spécialement pour travailler. Dans cette relation, les phrases volaient, sans retenue et c’est le collectif de travail qui intervenait pour défendre sa collègue contre le chef d’information. Ces derniers entraient sans frapper à la porte de son bureau, alors que nous nous entretenions avec lui, pour évoquer le problème de leur collègue et dire que c’était inadmissible. Nous n’avions jamais assisté à une telle scène. Les journalistes avaient une grande liberté de parole, une capacité à exprimer les problèmes qu’ils avaient, sans détour et parfois en choisissant des mots assez durs. Nous commencions à comprendre que cela avait peut-être joué sur le malaise que nous avions ressenti lors de la première séance du groupe de travail.

Puis les secrétaires de rédaction nous ont expliqué leur activité mais ils ont surtout mis l’accent sur le fait qu’ils étaient venus travailler « à la locale » à « contre-cœur », qu’ils avaient perdu leur métier, qu’aujourd’hui tout était pré-défini, qu’ils faisaient un métier de techniciens, sans plus aucune liberté et créativité. Les journalistes avaient le même discours. Ils disaient avoir perdu l’autonomie, faire un travail absurde qui consistait à remplir des boîtes, réaliser un travail sans qualité, qu’ils en étaient là parce que l’entreprise devait « casser du poste », qu’ils n’auraient jamais l’occasion de transmettre ce qu’ils connaissent de leur métier puisque le personnel ne serait jamais renouvelé, et que cela leur était « douloureux », que cela les « minait ». Alors qu’ils se décrivaient comme des professionnels « passionnés », ils souffraient d’être constamment empêchés de faire leur travail. Une personne déclarait : «J’ai l’impression qu’on n’est plus capable de faire notre boulot », « qu’on fait plus un bon travail ». Les salariés décrivaient une organisation du travail dans laquelle « la forme » avait pris le dessus sur « le fond ». La hiérarchie représentait la forme qui les contraignait. On ressentait chez ces professionnels une blessure et une atteinte à l’estime du métier. Ils indiquaient qu’aujourd’hui, ils étaient « des pions », qu’ils n’avaient plus le choix et qu’ils souffraient de devenir une entreprise « comme les autres ». Désormais, plutôt que d’écrire, il fallait « faire du racolage », aller chercher le sensationnel ou déguiser l’information pour qu’elle se vende mieux. Ils renonçaient à admettre la perte de leur métier. Les espaces sociaux n’étaient plus investis. La salle de pause restait déserte. Après ce temps d’observation, nous avons réalisé les entretiens semi-directifs. Mais à notre arrivée, l’un des photographes avec lequel nous avions échangé lors de l’observation, nous a demandé si nous pouvions nous entretenir un moment avec lui car il souhaitait nous faire part « d’un autre problème ».

La passation des entretiens semi-directifs s’est étalée sur quatre journées d’avril. Nous avons rencontré différents salariés dont le discours reflétait une certaine homogénéité. Les discours se recoupaient, et on ne percevait pas de disparité forte dans les vécus. Toutefois, lors d’un entretien, nous avons eu la curieuse impression qu’un des salariés nous mentait. Peut-être notre impression était-elle fausse. Nous percevions, en effet, une certaine exagération dans ces propos. D’ailleurs, à la fin de l’entretien, il nous a lancé ainsi : « En tous les cas j’ai été sincère, je vous ai pas menti ». Peut-être avait-il senti notre doute. Nous ne savions alors pas comment envisager l’analyse de cet entretien. Celui-ci avait pu être construit dans un but de dénonciation ou de test. Mais, en le retranscrivant par la suite, nous n’avions plus cette impression96.

Enfin, l’entretien collectif n’a pas pu être réalisé à la suite des entretiens semi-directifs mais seulement après la restitution des résultats, centrés par conséquent uniquement sur les entretiens individuels. En effet, la passation de ces entretiens avait demandé plus de temps et avait ainsi empiété sur le planning de l’intervention et donc sur l’entretien collectif. Celui-ci a donc été réalisé après la restitution. Sa composition a été choisie avec le groupe de travail. Nous pensions au préalable interroger des chefs d’agence, dans la mesure où ils avaient été peu représentés dans le diagnostic et les situations en agence paraissaient plus favorables qu’à « la locale » : une plus forte charge de travail mais une plus grande autonomie ressentie. Mais le groupe de travail considérait qu’il était difficile de réunir des chefs d’agence souvent très éloignés géographiquement du siège. De plus, considérant que les résultats du diagnostic restitués ne reflétaient pas suffisamment les difficultés que vivaient les secrétaires de rédaction, les participants pensaient que l’entretien devait réunir ce groupe professionnel. Dans la mesure où la direction formulait également l’argument de la difficulté de réunir les chefs d’agence, nous avons donc organisé l’entretien de manière à réunir six secrétaires de rédaction. L’autorité avec laquelle les membres du groupe de travail formulaient leurs remarques et demandes avait trouvé raison de la direction, et de l’intervention.

Notes
96.

La retranscription de cet entretien apparaît en annexe.