III-9.3.2.2. Restitution des résultats

Une fois les matériaux recueillis et complétés de nos interprétations, ils ont été restitués aux différents acteurs, afin de mieux pouvoir « situer » ces résultats. Nous souhaitions, en effet, que l’étude s’enracine dans le contexte de l’organisation, qu’il provoque du débat et qu’il soit finalement partagé par le groupe de travail. Ensuite, l'ensemble des résultats a été restitué au comité de pilotage.

Cette restitution faisait référence à deux principales dimensions dans le discours des sujets interrogés : celle de la perte de sens du métier et celle de la relation dégradée entre les journalistes et l’encadrement. Nous situions ces deux questions dans un ensemble qui reconstituait l’histoire de l’organisation. Les journalistes nous donnaient l’impression d’être au centre de plusieurs ondes de chocs. Certaines venaient de très loin, notamment la perte du nombre de lecteurs, la concurrence des quotidiens gratuits et d’Internet. D’autres concernaient directement l’activité et l’organisation du travail, comme l’introduction d’un nouveau logiciel, les restructurations dont la perte de la rotative, un objet symbolique du journal qui alimentait le sentiment d’une « main mise » de la direction régionale. L’histoire de l’organisation s’inscrivait plus largement dans la crise que connaissait le monde de la presse, qui devait faire face à une perte de lecteurs, à une baisse des ventes de journaux et donc à une perte de revenus. Et, à côté de ces données macro-économiques, d’autres éléments organisationnels avaient imposé d’autres évolutions : directions et actionnaires s’étaient succédés ces dernières années ; une période sans remplacement de la direction ; un déménagement qui a conduit les journalistes et les cadres à se rapprocher et à côtoyer les « gens du livre », c’est-à-dire les ouvriers ; et une externalisation de certains secteurs d’activité. Enfin, un déploiement des logiques financières était venu accentuer la pression, la charge de travail et le sentiment de la perte d’identité liée au métier de journalisme, ainsi qu’une perte d’’indépendance.

Les résultats du diagnostic mettaient en évidence l’existence d’un conflit dans le métier des journalistes. Très vite, lors des entretiens, les sujets abordaient la question de la perte de sens de leur métier et plus largement de sa valeur. Ce métier était défini comme un « métier-passion » et « un métier-amour ». Ce sens du métier entrait en contradiction avec les nouvelles exigences de l’organisation. Cette contradiction nourrissait un conflit de valeurs entre les journalistes et la direction. L’encadrement, qui devait garantir et porter les choix de la direction, devenait alors la cible des nombreuses revendications et la cause des diverses plaintes exprimées. De plus, ce conflit de valeurs se cristallisait sur un outil en particulier. Il s’agissait d’un logiciel nouvellement intégré à la réalisation des papiers et qui pré-définissait l’ensemble des pages où allaient se fondre les papiers. De multiples critères devaient être respectés, notamment celui du nombre de signes imposé. Il était décrit comme « une ignominie », un outil « très formaté », difficile à accepter « pour une profession où on aime se sentir libre » et qui empêche « la liberté d’écrire un papier ». Certains avaient la sensation de « faire du remplissage », de « remplir des boîtes de mots », notamment « quand le sujet [était] imposé et pas intéressant ». Enfin, certains disaient avoir l’impression de travailler « sur commande ». Certains avaient le sentiment de faire un travail de mauvaise qualité, d’être « passé à côté » et d’être incompétents.

Par ailleurs, les salariés que nous avions interrogés soulignaient que les nouvelles exigences organisationnelles donnaient plus d’importance à la dimension commerciale. Pour satisfaire cette dimension, l’organisation investissait particulièrement le choix du sensationnel qui orientait celui du contenu des articles. Les journalistes se plaignaient de devoir répondre à la hiérarchie qui leur imposait de réaliser un article sans les consulter au préalable sur son contenu et devant satisfaire un angle qui leur était imposé, en sur-dimensionnant un problème par rapport à la connaissance qu’ils avaient du terrain. Ces nouvelles exigences renvoyaient au second plan le sens réel du métier que partageaient entre eux les journalistes. Tout l’esprit qui définissait la valeur du métier était menacé : « l’esprit canardien » qui dictait par un sous-entendu à chacun qu’il fallait tout donner pour le journal, parce que c’est ensemble qu’ils parviendraientt à produire l’œuvre du journal. Cette contradiction des exigences organisationnelles et de métier alimentaient progressivement la construction d’un discours autour du manque de reconnaissance. Les journalistes déclaraient ne pas recevoir de la part de l’encadrement une reconnaissance à la hauteur du travail et des efforts fournis. Eux-mêmes ne reconnaissaient d’ailleurs pas les compétences et la légitimité de leur encadrement. Pour les journalistes, cet encadrement avait perdu le sens du métier de journaliste et n’était donc pas à leurs yeux légitime.

Enfin, nous analysions ces vécus à partir des tensions qui surgissaient du décalage entre le travail prescrit et le réel du travail. Les entretiens suggéraient que le prescrit devenait flou et qu’une charge de travail s’imposait à « ceux qui [restaient] ». Cette confrontation au réel du travail pouvait s’analyser sous la déclinaison du stress professionnel. En effet, la charge de travail était en constante augmentation et, avec les restructurations et la diminution des effectifs, les salariés exprimaient leur découragement. Par contre, une perte d’autonomie était ressentie douloureusement. Elle s’exprimait souvent dans la rigidité imposée par le logiciel, qui cadrait le travail et qui ne laissait pas de possibilité de discuter l’activité et de déployer sa créativité et son initiative. Certains salariés évoquaient des méthodes de management qui déniaient le travail fait. C’était en particulier le réel du travail qui semblait ne pas être reconnu par la hiérarchie et nuisait à la coopération. Quant au travail prescrit, il ne laissait aucune place à la négociation et la concertation. Certains journalistes déclaraient ne pas se sentir suffisamment reconnus dans leurplus-value et attendaient qu’on entende ce qu’ils étaient capables d’apporter en qualité d’analyse et de choix d’articles. Le soutien social provenait des collègues de travail mais il était perçu « par à-coups ». Le sentiment de pouvoir compter sur l’autre en cas de difficulté n’était pas garanti et les personnes ne se représentaient pas le soutien dans une continuité et un élément social stable. Enfin, la pression s’accentuait. L’attente de résultats devait se traduire par le nombre de lecteurs. Or le sentiment d’un écart entre les exigences de la direction et le réel des attentes des lecteurs a été plusieurs fois évoqué. Les journalistes avaient le sentiment d’être au plus près des lecteurs et d’entendre leurs insatisfactions. Ils soulignaient également qu’ils n’avaient plus le temps de faire un travail de qualité dans la mesure où il était de plus en plus difficile de relire  les papiers.

Les nouvelles exigences de l’organisation venaient en quelque sorte « empêcher » la poursuite d’un travail de qualité et éthique. Elles entraient en contradiction avec la qualité du travail, alors que les salariés se sentaient toujours jugés à partir de cette qualité du travail qui n’était pas toujours définie selon les mêmes critères entre journalistes et encadrement. Le journalisme peut d’une certaine manière se définir, selon nous, par la capacité à se distancier d’un objet pour le commenter. C’est cette capacité qui constituait certainement l’évaluation qualitative du travail réalisé. Sans doute, était-il nécessaire d’investir également cette dimension qui était au centre de la définition du métier. Au moment de l’intervention, les journalistes avaient l’impression d’être évalués sur des éléments « périphériques » au métier, et non sur le cœur du métier. Enfin, l’organisation du travail semblait ne plus leur permettre de se distancier : la charge de travail qui s’imposait, le rythme soutenu compliquait cette mise à distance de soi dans le travail. Les personnes semblaient absorbées par le travail et les objectifs quantitatifs qu’elles poursuivaient, et dans le même temps, elles étaient empêchées de s’y engager pleinement. Cette manière de comprendre la souffrance au travail des journalistes nous évoquait les vécus d’épuisement professionnel. Il s’exprime par un ensemble de réactions consécutives à des situations de stress prolongé et lorsque les objectifs à atteindre imposent une contradiction avec la qualité et l’éthique. La question du stress était très présente dans l’évaluation des liens que les personnes établissaient entre leur travail et leur santé. Le risque était donc, si la situation perdurait ainsi dans cette contradiction entre les objectifs et la qualité du travail et l’éthique, de favoriser des situations d’épuisement professionnel avec des atteintes significatives sur la santé. Voilà qu’elle était notre analyse au moment où nous avons débuté le temps de l’élaboration de préconisations. L’enjeu était de faire correspondre cette analyse avec celle des membres du groupe de travail, qui étaient eux les experts de l’organisation.

Les résultats ont été validés à la fois par les salariés et l’encadrement, notamment de son représentant soulignant qu’il percevait davantage d’objectivité dans notre analyse et notre travail que lors de la première réunion du groupe. Cette restitution a été réalisée en présence du médecin du travail qui avait confondu la date de restitution pour le groupe de travail et celle du comité de pilotage. Par ailleurs, il a été absent le reste de l’intervention, notamment lors de la restitution du plan d’action.