III-9.3.5. Analyse du cas

III-9.3.5.1. Retour sur la grille d’analyse

Cette intervention s’est développée dans un milieu de travail détérioré. Des tensions entouraient l’intervention. Elle-même était l’enjeu de conflits. La définition de l’intervention s’est faite dans un contexte incertain. La demande pour nous était vague et nous ne parvenions pas à en connaître véritablement les origines. VTE, quant à elle, attendait d’obtenir un accord pour que l’intervention advienne. Elle s’est néanmoins efforcée d’obtenir des informations supplémentaires en organisation des temps de réunions auprès des acteurs institutionnels. La version de la direction était que des changements s’étaient rapidement produits et que des personnes n’arrivaient pas à refaire surface. Celle du secrétaire du CHSCT et du médecin du travail tendait à interroger d’autres facteurs organisationnels mais ces derniers ne parvenaient pas à s’exprimer précisément. Ainsi, lorsque nous avons animé la première réunion du groupe de travail, nous ne disposions pas de la compréhension suffisante du contexte que nous allions étudier. Ce qui a participé à « crisper » les participants et à affecter sans doute notre crédibilité. Le temps de l’analyse de la demande est un facteur clef de l’implantation d’une démarche. De plus, ces participants avaient, semble-t-il, une représentation de l’expert intervenant qui, par son savoir, détient la vérité et sait ce qu’il faut faire ; alors que nous leur demandions de concourir, avec nous, à l’émergence d’un changement. Ce processus d’intervention a été basé sur l’étonnement réciproque. Les participants nous demandant : « Mais vous, comme expert, qu’est-ce que vous en pensez ? Qu’est-ce qu’il faut faire, dites-nous ? » ; et nous de répondre : « Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que cela a un sens pour vous ? ». Finalement, et malgré tout, les acteurs organisationnels et intervenants, se sont reconnus uniquement au moment de la restitution globale du travail entrepris. Dans le résultat de l’action, chacun a compris la posture de l’autre et a pu apprécier sa contribution propre et celle de l’autre. L’intervention avait trouvé son sens.

Paradoxalement, car malgré les difficultés que nous avons rencontrées dans ce processus d’intervention, il a été le plus complet du point de vue de la grille d’analyse, hormis en ce qui concerne le temps de la décision. Et nous pensons qu’il aura davantage de résonance dans l’organisation que le premier. D’une part, parce qu’il a ciblé un effectif suffisamment réduit pour l’impliqué efficacement. Tout le monde avait connaissance de l’intervention et le collectif de travail en attendait beaucoup et l’avait fortement exprimé. D’autre part, ce qui nous pousse à croire cela, est qu’au moment de la restitution, des préconisations ont été discutées concrètement, du point de vue de leur application et quelques accords ont été pris. Ce qui a été favorable pour la décision et pour le changement est que les propositions des participants au groupe de travail s’orientaient vers des éléments organisationnels concrets. Malgré notre perplexité et notre déception au moment de leur émergence, voyant que la question centrale du métier n’était pas investie, elles allaient appeler également des prises de positions concrètes et justifiées. Elles faisaient sens parce qu’elles s’étaient imprégnées du réel du travail, de la confrontation au réel du travail et au manque de ressource pour faire face, et non pas du prescrit, ce que les participants avaient bien compris. Ils avaient compris que l’organisation prescrite ne leur appartenait pas. Bien sûr il aurait sans doute été plus pertinent d’accompagner le collectif à retrouver sa capacité à inventer des solutions pour faire face. C’est l’objectif que nous avions. Mais il n’était pas celui du groupe qui n’en comprenait pas l’intérêt car le changement devait venir de l’organisation et non du collectif de travail.

Le temps de l’évaluation a été riche. Les salariés y ont fortement participé. Certains qui n’avaient pas été sélectionnés nous avaient demandé s’il y avait une possibilité qu’ils nous rencontrent néanmoins. Requête à laquelle nous avons exprimé un refus justifié par les règles méthodologiques d’évaluation que nous avions convenues. Il est même arrivé qu’un membre du comité de pilotage nous demande de recevoir une personne particulièrement fragilisée. Nous avions l’impression, contrairement aux organisations précédentes, que les acteurs de cette organisation ne prenaient pas vraiment au sérieux ce cadre que nous imposions. Seul le contenu importait, celui de la connaissance et de l’expertise. Il fallait donc, pour eux, entendre ceux qui allaient mal. Et nous en avons entendu : des femmes et des hommes qui se voyaient empêchés de faire ce en quoi ils croyaient. Ils ont exprimé leur désœuvrement. Ils se battaient contre la peur de perdre ce qu’il restait de leur métier. Ils étaient fatigués de devoir être à la hauteur d’une quantité de travail grandissante et inapprochable. Ils ne se reconnaissaient plus dans ce qu’ils faisaient, ils ne reconnaissaient même plus ce qu’ils faisaient, et cherchaient celui qui allait redonner ce sens, en éloignant tout ce qui pouvait lui nuire. Mais ce sens, le groupe de travail ne l’a associé qu’à l’organisation du travail et au management. Nous voyons là une faiblesse du plan d’action car nous avons éprouvé la difficulté d’extraire des résultats du diagnostic des éléments pertinents pour construire des pistes d’action pour le changement. Nous pensons que, bien que les catégories de problématiques aient été élaborées en lien avec le diagnostic, en revanche, les préconisations ont été produites à partir de la réflexion des participants sur leur situation de travail propre et de celle de leurs collègues proches. Le lien diagnostic-plan d’action n’a pas complètement émergé dans le processus d’intervention. Les participants étaient plus les salariés du journal que membres du groupe de travail. Ainsi, ce qui a été favorable dans ce processus d’intervention est que les propositions de changements ont ciblé les éléments objectifs du travail (Rick & al., 2002), dans la mesure où le groupe de travail est parvenu à identifier clairement les facteurs de dégradation. Les préconisations tendaient vers l’augmentation du degré de contrôle des salariés (Bond & al., 2006). Le plan d’action a su spécifier la cible du changement : l’organisation du travail. Ils ont choisi les actions qui avaient un lien direct avec les tâches pour qu’elles aient un impact positif sur leur qualité de vie au travail (Brun & Biron, 2005).

Enfin, nous voulons souligner un dernier élément relatif à cette intervention. Le directeur régional, a été à plusieurs reprises « affolé » par la réalisation de l’intervention. En effet, cette dernière ne devait concerner que ce journal départemental et en aucune manière elle ne devait se prolonger plus largement aux autres. Mais, à partir tout d’abord d’une erreur faite par un des salariés responsable de l’organisation de l’évaluation, qui avait transmis une liste du personnel avec une erreur, une personne avait donc été sélectionnée et invitée alors qu’elle appartenait à un autre département. L’affolement du directeur, informé de la situation, l’a conduit à nous contacter précipitamment pour nous demander une explication. L’intervention n’était pas véritablement assumée côté direction. Celle-ci craignait un effet de contagion de l’intervention, amenant à d’autres demandes. L’autre événement qui a suscité la panique de ce directeur a été la grève improvisée par les journalistes. Alors que des tensions vives animaient l’organisation, les journalistes, ne voyant pas les changements arriver, et constatant que la phase d’élaboration du plan d’action allait être menée en juillet, cette information fut la « goutte d’eau ». Pour eux, cela signifiait, qu’avec la période de vacances qui allait suivre, « le rapport VTE serait enterré ». Cet élément nouveau a fortement agité et a été déterminant dans la décision de se mettre en grève. Cette action est très révélatrice de l’état de colère et de désespoir des salariés, qui n’abandonnaient « normalement » jamais leur travail. Cela est révélateur également de la hauteur de leurs attentes à l’égard du changement. Cet événement a suscité également notre étonnement, et même bien au-delà de l’intervention. En effet, à chaque fois que l’intervention donnait lieu à l’action99, nous observions l’apparition d’un événement venant bousculer l’organisation et l’intervention et qui était, par ailleurs, en lien avec la santé psychique des individus et le fonctionnement collectif. Nous reprenons le schéma qui représente l’évolution de ce processus d’intervention en précisant les conditions qui n’ont pas pu être suffisamment respectées.

Figure 8 : Le processus d’intervention dans le journal
Figure 8 : Le processus d’intervention dans le journal
Notes
99.

Au sein de la collectivité territoriale (terrain A) au moment de la mise en place officielle du dispositif ; au sein de l’établissement culturel (terrain C) lors de la constitution du plan d’action et ici, au moment où s’organisait le temps des préconisations.