III-9.3.5.2. La compréhension d’une problématique professionnelle et l’apport de la clinique de l’activité : le conflit dans le métier et le genre professionnel violenté

Nous pensions que les discours sur la reconnaissance de la hiérarchie résultaient principalement de la perte de leur capacité à se reconnaître dans leur travail et dans leur métier. Ces divergences sur le sens du métier de journaliste participaient à la construction d’un fonctionnement relationnel clivé entre les journalistes et l’encadrement. Les uns savaient ce qu’était un vrai travail de qualité. Les autres connaissaient les exigences organisationnelles et, au-delà, économiques de l’activité de la presse. Mais ces acteurs complémentaires ne parvenaient pas à se retrouver dans une définition partagée d’un métier fait dans les règles de l’art. Ce fonctionnement clivé divisait et bloquait le changement. Tous regrettaient l’absence ou le manque de reconnaissance de l’autre et souffraient de se sentir incompétents aux yeux de l’autre. Certains exprimaient le sentiment d’être jugé, dévalorisé, rabaissé par l’autre qui ne faisait plus confiance.

Les journalistes parlaient en tant groupe professionnel. Les personnes interviewées n’utilisaient que rarement le pronom personnel « je » qui devenait à la place « nous », sous-entendu « nous les journalistes ». Elles parlaient de la perte de leur métier avec une grand « m ». Cette perte-là constituait une blessure. Deux discours s’affrontaient. Celui de l’organisation « plombait » le groupe des journalistes. Comme un événement qu’ils n’avaient jamais envisagé, ce discours constituait une effraction symbolique dans le sens du métier. Il faisait non sens mais il fallait le plaquer au genre professionnel. C’était le genre professionnel qui était attaqué et violenté. Lorsque le genre ne peut plus s’exprimer, quand l’histoire du genre professionnel est suspendue, la santé se dégrade en milieu de travail, « car le collectif professionnel se réduit alors à une collection d’individus exposés à l’isolement » (Clot, 2002b, p. 34). C’est-à-dire lorsque cède « l’action de civilisation du réel à laquelle doit procéder un collectif professionnel chaque fois que le travail, par ses inattendus, le met à découvert » (Ibid.). Les journalistes n’étaient plus capables d’être à l’origine des contextes dans lesquels ils étaient engagés et ne se reconnaissaient plus dans ce qu’ils faisaient. Et, ils réagissaient avec autant de violence. Tout était « agi » dans la communication entre les journalistes et l’encadrement. En utilisant le « nous », les personnes nous parlaient de l’histoire et des valeurs du métier de journaliste. Cette histoire du métier définissait des manières de faire sous-entendues, comprises de tous et partagées par le collectif de travail. Ces manières de faire faisaient partie de la culture de métier. D’une certaine façon, les journalistes ont construit dans l’expérience une éthique partagée du métier. Nous avions le sentiment que, bien que les anciens ne soient plus là, ils comptaient encore considérablement et incarnaient cette mémoire du métier. Ils étaient les sacrifiés des révolutions organisationnelles du journal. Mais eux, au moins, ils n’avaient plus à faire un travail « contre-nature » et « contre-soi ». Les anciens incarnaient cet « esprit canardien ». Clot souligne que, dans la mémoire collective, les anciens qui ne sont plus là comptent encore.

Dans ce milieu particulier, où la vie privée et la vie professionnelle avaient pour habitude de se confondre, avec des horaires élastiques, avec des périodes de congés où le journal garde néanmoins une place, car le journaliste qui se repose reste le professionnel qui reste attentif au journal qui continue de s’écrire par d’autres, cette question de l’identité de métier était très forte. On comprenait que les éléments que partageaient les salariés pour construire une culture commune du métier permettaient de tenir. Mais il semblait que c’était justement cela qui était « sapé ». Des pans du métier de journalisme semblaient avoir perdu en reconnaissance. Par exemple, les secrétaires de rédaction qui, avant la montée de l’informatique, correspondaient « au bâton de maréchal » et qui avaient « le droit de vie ou de mort sur un titre », désormais, leur poste pouvait être tenu par des personnes non formées initialement au métier de journalisme. Les journalistes étaient « empêchés », désœuvrés et en colère, ils se battaient contre une hiérarchie qui voulait, selon eux, saper leurs valeurs et ils constataient la perte de leur pouvoir d’agir. Ils tentaient de trouver des solutions pour résister. Et ils se rebellaient et ripostaient, non dans l’activité, mais dans la relation à l’encadrement. Plutôt que d’être constructive, cette riposte, faite d’attaque et de contre-attaque, dans la mesure où elle se détournait de l’activité, participait à l’affrontement et était limitante, car paralysante. Le changement devait donc, selon nous, permettre de se retrouver, même dans le conflit, dans l’activité et le métier, et non plus dans la relation.

Ainsi nous avions le sentiment que c’est le genre professionnel qui était attaqué ou qui devait se soumettre. La clinique de l’activité nous apprend que le transpersonnel dans l’activité constitue ce qui, par sous-entendu, est attendu de chacun et pour le collectif. Il est partagé et alimente la mémoire du genre professionnel. Dans cette mémoire, l’éthique, la possibilité de faire un travail de qualité, dans l’éthique, est centrale. Mais l’organisation du travail ne la place pas au centre de ces exigences de conception et de production. Nous pensons donc que la dimension transpersonnelle de l’activité était particulièrement forte dans ce milieu professionnel. Alors que nous entendions des salariés divers nous parler de leur travail, c’est la dimension du genre qui s’exprimait à travers les discours. Ce qui peut expliquer l’homogénéité des récits. Ce genre-là craignait d’être encore violenté par l’organisation du travail. Cette sensation de perte de sens du métier les fragilisait. La place importante que tenait le genre se réduisait et ils s’en trouvaient fragilisés. Nous nous posions parfois la question de savoir : en dehors de ce métier, qui sont-ils ? Cette question nous amenait à interroger l’autre pôle de l’activité, celui du style. Les journalistes sont certainement entrés dans ce métier forts de ce style. Et ils ont ensuite intégré toute la dimension transpersonnelle du métier. Le désir de vouloir y mettre sa touche personnelle a été associé à celui de préserver une éthique partagée.