III-10.2.5.2. Le risque d’instrumentalisation de l’intervention : comment éclairer des dysfonctionnements sans jouer le jeu de la stratégie implicite des acteurs ?

Nous définissons l’instrumentalisation d’une intervention comme le fait de faire dévier ses objectifs vers la satisfaction d’autres finalités propres à l’organisation. Nous parlons donc d’un risque, puisque cette instrumentalisation peut nuire à l’atteinte des objectifs que poursuit l’intervention et qui ont été validés avec les acteurs.

Dans ce cas d’intervention, ce risque était présent et nous l’avons perçu dès le départ de la démarche. En effet, nous percevions une volonté de quelques acteurs que l’intervention permette de dénoncer une dérive par ailleurs réelle. Mais cette dénonciation avait pour conséquence d’écarter un acteur en particulier du dispositif qui avait agi de manière à centraliser l’ensemble du processus d’écoute et de traitement des situations de violences internes. Cette personne, dont le rôle était à la fois d’animer le dispositif et de participer à l’analyse collective et à la proposition de solutions (niveau 2 du dispositif), était fortement impliquée de manière formelle comme de manière informelle dans la résolution de conflits dans l’organisation. Dénoncer cette dérive, en la désignant comme responsable, aurait pour conséquence de la fragiliser.

Tout au long de l’intervention, cette personne a manifesté une attitude défensive car elle percevait le risque qui pesait sur elle. De notre côté, nous savions que ce problème lié à la convergence du processus vers un acteur unique, par ailleurs dénoncé de nombreuses fois par les sujets lors des entretiens, devait être souligné dans l’évaluation. Premièrement parce qu’il ne correspondait pas aux principes et objectifs qui avaient été définis au départ de l’élaboration du dispositif ; deuxièmement parce qu’il se détournait de la contribution du collectif. Les préconisations devaient s’orienter vers une implication plus importante du collectif et se sortir de ce fonctionnement fermé dans la résolution des conflits en face à face, et en dehors de l’organisation. L’animateur du dispositif était en fait devenu l’acteur clef du traitement des situations, le « docteur » de l’organisation ou le « sauveur » dans l’institution. Au-delà des risques que cela pouvait engendrer pour la survie du dispositif, nous pensions que cette situation pouvait être lourde de conséquences pour cette personne dont l’engagement était total et sincère. D’une certaine manière, elle avait augmenté son rayon d’action sans associer son action à l’organisation.

Ce problème se posait à nous comme un dilemme déontologique. Nous devions, en tant que chercheure, mettre en évidence les problèmes objectifs qui se posaient dans le fonctionnement du dispositif, et le cloisonnement et la centralisation en étaient deux. Et, nous devions, en tant que professionnelle, préserver au maximum la personne que cette dénonciation impacterait fortement. Et le risque d’être instrumentalisée renforçait notre difficulté à nous positionner dans l’intervention.

Dans un premier temps, nous avons fait part à la DRH de notre volonté d’impliquer, dans le cadre de l’intervention, cet acteur dans l’évaluation des dispositifs. Cette demande ne dénotait pas dans la mesure où il se trouvait être l’animateur des dispositifs. Il était donc légitime et pertinent de l’entendre. Nous pensions ainsi rééquilibrer l’objectivité ou l’impartialité de notre intervention et ne pas s’engager involontairement dans le jeu des acteurs. Nous avions d’ailleurs déjà été étonnée que le cadre d’intervention et les modalités de l’évaluation n’implique pas cet acteur qui avait la connaissance la plus exhaustive des dispositifs. Cette modification que nous avons initiée avait pour but de l’impliquer, de recueillir son point de vue sur les dispositifs, leurs qualités et leurs limites, sans se centrer d’une façon particulière sur son rôle propre. Nous voulions créer des moyens de coopérer avec lui et avoir la possibilité autrement dit d’entendre « un autre son de cloche ». Cependant, la personne s’est maintenue dans une position défensive. Alors notre dilemme s’intensifiait dans la mesure où nous avions, en plus, cherché à l’impliquer dans le processus. Nous nous sommes néanmoins attachée à restituer fidèlement son analyse du fonctionnement des dispositifs.

Dans un deuxième temps, nous avons réfléchi aux raisons qui avaient permis ou poussé cette personne à investir cette posture exclusive. Nous avons décidé d’éclairer les acteurs sur ce problème de convergence du processus sur un acteur unique. Mais nous n’en sommes pas restée là. Nous avons interpellé l’organisation sur le rôle qu’elle tenait dans cette dérive. Elle avait, malgré les recommandations et mises en garde de VTE dès l’élaboration du dispositif, installé cet acteur dans un triple rôle, ceux de l’animation, de l’écoute et du traitement. Et elle n’avait pas réuni les conditions de l’implication du collectif. Quelque part, elle s’était bien accommodée qu’un acteur prenne en charge l’ensemble de la question, au risque « d’y laisser des plumes ». Ces deux aspects marquaient la fuite de l’organisation sur la prise en compte de ces problèmes. Alors qu’elle était dans la fuite, un acteur partait lui à la conquête d’une stratégie de prévention personnalisée. Ainsi, nous avons fait en sorte de responsabiliser l’organisation sur la dérive du dispositif.

C’est ainsi que nous nous sommes efforcée de protéger l’intervention de l’instrumentalisation : plutôt que de désigner un coupable unique, nous avons cherché à responsabiliser un collectif. Toutefois, malgré nos précautions et notre effort de réorientation de la responsabilité, les résultats de l’évaluation du dispositif « Violences internes » n’ont pas empêché l’acteur de se sentir remis en cause par l’intervention. Cela mettait en évidence qu’un conflit était patent déjà avant l’intervention, qui n’avait, par ailleurs, pas été parlé par les acteurs113. Les dysfonctionnements organisationnels étaient interprétés à partir de son conflit et des aspects relationnels et individuels, lesquels cherchaient à se réguler dans l’intervention. L’objet de l’instrumentalisation de l’intervention visait à réguler ce conflit en dénonçant un coupable. Notre processus devait être conduit de manière à ne pas interroger explicitement ce conflit mais à permettre de le réguler en responsabilisant le collectif pour l’avenir.

Notes
113.

L’entretien post-intervention a bien mis en évidence l’incapacité de l’organisation à oser dire une dérive qu’elle percevait.