III-11.1.1. Quelques exemples de recours internes

Nous nous sommes appuyée sur les diagnostics réalisés au sein de l’établissement culturel et du journal pour construire cette analyse. Mais, le premier a davantage alimenté notre réflexion dans la mesure où les journalistes manifestaient peu de comportements de recours à des formes d’aides. Leurs modes de régulation reposaient essentiellement sur leur capacité d’ajustement ou de rupture avec le travail. On constatait peu d’arrêts de travail. En cas de souffrance vécue, ils leur arrivaient de faire part au médecin du travail, durant leur visite médicale, de ces difficultés et des conséquences qu’elles avaient sur leur état de santé. Plus rarement, il le sollicitait à leur demande. Par conséquent, nous nous appuierons essentiellement sur les entretiens menés auprès des salariés de l’établissement culturel.

Nous avons, par exemple, rencontré un homme qui travaillait au service financier et au sein de l’établissement depuis 22 ans. Il vivait un stress intense et chronique dans son travail. Il semblait surmené, ce qui le poussait à dire à plusieurs reprises lors de l’entretien, que cela pouvait être « un facteur de suicide » ou que « quelqu’un qui [serait] à [sa] place il se suiciderait ». Il disait souffrir d’un stress constant lié au fait qu’il devait assurer une partie du travail de sa supérieure qu’il considérait incompétente. On comprenait également à travers son discours qu’il briguait le poste de sa supérieure, ce qui pouvait expliquer en partie la rivalité qu’il entretenait avec elle. Malgré le temps, il manifestait peu de conduites de recours. Il déclarait avoir transmis un courrier à la DRH, qu’il avait par ailleurs apporté avec lui avec une quantité d’autres documents attestant des demandes et appréciations de sa supérieure à son égard. Et il était allé une fois témoigner de sa situation à son directeur, mais davantage pour mettre l’accent sur l’incompétence de sa supérieure que pour parler de sa situation. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il ne se dirigeait pas plus explicitement vers son directeur pour que celui règle ce problème, il a répondu : « Mais les directeurs changent, ils changent tous les ans, tous les six mois ». Mais, il a ensuite rebondi sur le sujet des courriers de sa supérieure et refusait manifestement de s’attarder sur les possibilités de résoudre son problème. On avait l’impression que l’entretien prenait pour lui la forme d’un recours. Enfin, il estimait qu’il ne pouvait pas compter sur l’aide de ses collègues, comme eux ne pouvaient pas compter sur la sienne, dans la mesure où « chacun [travaillait] dans son coin ».

Nous avons rencontré également un homme, technicien et ancien responsable, travaillant dans l’établissement depuis 22 ans. Son recours n’était pas directement dirigé vers sa situation personnelle mais vers celle d’un collaborateur qu’il devai encadrer par le passé. Il avait ainsi sollicité le médecin du travail en vue de parvenir à appréhender l’état de détresse dans lequel évoluait ce collaborateur. Alors que nous recevions cet homme lors d’un entretien, celui-ci a souhaité, au bout de dix minute et après un long silence, nous parler de cet ancien collaborateur et actuel collègue de travail. Il a indiqué qu’en ce qui le concernait en revanche, il ne vivait pas de difficulté dans son travail, si ce n’était de ne pas pouvoir aider ce collègue, qu’il soupçonnait d’être capable d’un passage à l’acte irréparable. Il décrivait ce collègue comme étant « à la dérive, en train de craquer […]. Près à s’écrouler. Un peu limite ». Il a également précisé que les raisons de cette dérive n’était pas « forcément professionnelles » ou « pas seulement ». Il expliquait son impuissance et son incompétence à l’aider et nous faisait part de ses interrogations. Il a déclaré ensuite, que ne parvenant pas à savoir « comment réagir », il a donc choisi de demander conseil au médecin du travail et a ajouté que ce recours n’avait pas été satisfaisant et qu’il avait eu l’impression de ne pas avoir été entendu : «J’ai eu l’impression de parler à une table vide […].  C’était une femme mais. Elle m’a écouté, elle m’a reçu très gentiment mais aucune solution, aucune piste. Elle m’a dit si vous voyez que ça ne va pas mieux dites-lui de venir me voir, enfin bon. N’importe quoi ». Il explique ensuite que les « précédents » 119 survenus dernièrement dans l’établissement garantiraient probablement une meilleure prise en compte de ce problème s’il déclenchait aujourd’hui un recours. L’entretien constituait pour lui une forme de recours ou une seconde tentative d’obtenir un conseil. Bien qu’il ne doive plus encadrer cette personne, cette question semblait toujours posée. Ce qui renforçait l’impuissance de l’entourage professionnel était que cette personne ne manifestait aucun comportement de recours, aucune recherche d’aide et ne formulait aucune attente ou revendication, malgré le fait que certains acteurs, certainement sa hiérarchie, lui aient demandé, « assez fermement d’ailleurs, de voir quelqu’un, de voir en consultation un psychologue ». Enfin, le sujet que nous interrogions a précisé que le seul recours exprimé par la personne avait été le suicide : « C’est quelque chose qu’il a lui-même évoqué […]. Il a dit moi de toute façon je suis bon à rien. Bon j’ai plus qu’à aller me foutre dans le canal ». Il s’est ensuite repris en disait : « Bon de là à dire qu’il le ferait, on peut pas savoir ».

Par ailleurs, nous avons rencontré d’autres personnes qui se sont orientées presque « logiquement » vers le médecin du travail. Son écoute permet d’évoquer son problème et formuler avec lui des hypothèses, et des pistes en toute confidentialité. En revanche, nous n’avons pas rencontré de personnes ayant consulté un médecin du travail externe à l’organisation, dans la mesure où les organisations dans lesquelles nous sommes intervenue avait à leur disposition un médecin de travail interne à l’organisation, hormis le journal. Pour cela, nous avons intégré cet acteur dans les logiques de recours internes. Néanmoins, nous considérons, que les services de médecine du travail externes représentent également un recours important pour les salariés. Nous faisons l’hypothèse toutefois que le nombre de demandes de rendez-vous formulé par les salariés est dans ce cas moins important, et que les problèmes sont donc principalement évoqués lors des visites médicales obligatoires.

Enfin, une femme, bibliothécaire, nous a expliqué comment une action collective, entre collègues de travail, avait permis de solutionner une situation qu’elle qualifiait de harcèlement de la part de son supérieur et lui de : « Pervers harceleur ». Elle nous a donc informé que « grâce à la bonne entente entre [eux], [ils ont] pu en sortir ». Elle nous a expliqué que c’est « la révélation » que tous vivaient la même « pression » qui avait permis de souder l’équipe contre ce responsable. Pour cela, ils ont eu recours au directeur de leur service, ont désigné leur supérieur comme « un problème » et lui ont suggéré « qu'il fallait qu'il parte ». Cette femme parlait avec détachement et d’une manière qui suscitait la provocation. Elle a ensuite précisé que ce recours a été efficace puisque la « situation a été prise en compte par le directeur et [que] le problème a pu être réglé ». Dans cet exemple, on voit comment le recours peut être dirigé à l’intérieur du service de manière à contourner l’objet de la plainte et de l’accusation pour le neutraliser et satisfaire une demande.

Ces exemples illustrent trois formes de recours internes, auprès du médecin du travail, de la DRH et du plus haut niveau de la hiérarchie de manière à discréditer un supérieur ou à engager une action visant à obtenir son départ. Ces formes de recours n’excluent pas d’autres recours externes à l’organisation. Nous reprenons ci-dessous quelques exemples de recours externes.

Notes
119.

Il fait référence aux différents suicides qui ont concerné plusieurs de ces anciens collègues.