III-11.1.2. Quelques exemples de recours externes

Le premier recours externe qui apparaît dans le discours des personnes qui déclaraient avoir vécu ou vivre une souffrance dans leur travail est certainement le médecin traitant. Ce recours, dans la mesure où il peut procurer un arrêt de travail, permet un soulagement temporaire, par un arrêt complet pendant une période définie, souvent de courte durée, ou un soulagement partagé mais plus étendu dans le temps, par le recours à un mi-temps thérapeutique. Une autre forme de recours externe repose sur la sollicitation d’un acteur qui va permettre de clarifier la situation et de construire des arguments permettant de défendre ses droits contre les dommages que l’on a subi. Cet acteur est l’avocat ou la Justice. Seules les personnes qui ont déclaré avoir vécu un conflit ou été victimes de violences au travail ont mobilisé ce type de recours. C’est principalement la situation conflictuelle et interpersonnelle qui mène à la Justice, non les vécus de souffrance liés à l’organisation du travail. Le recours à la Justice implique de nommer le conflit et de désigner son origine (Abel & al., 1981).

Nous reprenons en particulier les propos d’une femme, chef de département, qui travaillait depuis 25 ans au sein de l’établissement culturel120. Elle disait avoir été complètement heureuse dans son travail jusqu’à ce que son supérieur et le directeur des ressources humaines aient comme projet de la voir partir. Elle décrit son problème comme un événement qui s’est progressivement nourri de rivalités diverses avec celui qui deviendra son responsable. Alors qu’auparavant elle avait elle-même créé son service, elle était devenue, disait-elle, « la poubelle de la direction » et « la plus maltraitée de la direction ». Considérant qu’il était nécessaire pour elle qu’elle se « décroche de [son] ancienne activité » et qu’ « il fallait [qu’elle] coupe le cordon », elle avait pris la décision de réaliser un bilan de compétences en interne, ce qui semblait-il avait ensuite conduit les acteurs à soupçonner qu’elle avait envie « d’autre chose ». Par la suite, elle a été la cible de divers reproches et attaques du directeur des ressources humaines concernant ses heures de travail, et a donc été convoquée à la DRH en présence de son directeur qui ne la soutenait pas. Le directeur des ressources humaines lui mettait la pression pour qu’elle quitte sa direction et entreprenne une mutation. Pour faire face, elle a dû supporter de jouer le jeu en se rendant chez la responsable de la formation à la DRH mais ne comptait pas néanmoins changer. Et c’est suite à cette réunion qu’elle s’est directement rendue chez un avocat spécialiste du droit du travail. Cet avocat « a fait une lettre qui a tout bordé, qui les a coincé de partout ». Quant à elle, elle commençait à se constituer un dossier en reprenant divers documents et e-mails. Tous ses comportements étaient « calculés » en fonction de cet enjeu. Aucun échange informel n’avait lieu avec son responsable. Parallèlement, elle a eu recours à l’aide d’un psychologue externe et consultait au moment de l’intervention le psychologue interne. Selon elle, la surveillance qu’exerçait sur elle la DRH pour observer un « faux pas » de sa part lui demandait une énergie considérable. Elle faisait preuve d’une grande prudence dans ses actions de recours : « Je suis obligée de faire très attention, je ne peux pas y aller avec mes gros sabots parce que mon dossier est toujours ouvert à la DRH. Je ne veux pas que les choses se retournent contre moi ». Le recours à l’avocat, en déstabilisant ses adversaires, lui a permis de « reprendre la main » et de rééquilibrer le rapport de forces. Au moment de l’entretien, son seul souhait était d’essayer de quitter l’établissement mais son urgence était de quitter cette direction où le conflit avec son directeur devenait insupportable. La condition de ce départ était qu’elle ne subisse aucune rétrogradation. Ne se sentant pas suffisamment bien pour « être en position de négocier, de [se] vendre » à l’extérieur, elle souhaitait surtout se « refaire une petite santé dans une autre direction ». Sa « seule survie » était « de sortir de cette direction », et elle déclarait avoir l’impression qu’elle ne tiendrait « pas très longtemps », mais qu’elle était « prête à faire alliance avec la DRH » pour y parvenir. Enfin, lorsque nous lui avons demandé pourquoi elle n’avait pas eu recours aux syndicats, elle justifia ce choix par son désir que «les choses se fassent de façon souterraine, plus confidentielles ». Ainsi, elle ne voulait pas que son action soit « visible » et elle devait être « habile ». Ce recours aurait pu constituer un réel risque pour sa défense mais également sans doute pour sa crédibilité en tant que cadre.

Nous avons rencontré une autre personne au sein de l’établissement culturel. Cet homme, embauché depuis huit ans, nous semblait souffrir d’un état dépressif. Il a précisé au cours de l’entretien, à plusieurs reprises, s’être orienté vers la psychologue en interne mis en place le temps de l’intervention. Il a ainsi déclaré : « J'avais une seule envie, de m'endormir […]. J'étais très mal, je n'arrivais pas à m'en sortir. Si je n’étais pas passé par la psychologue je ne sais pas où je serais […]. La cellule psychologique m'a mis la lumière dans les yeux ». Il pensait que sa dépression était liée à son travail. Il se plaignait de manquer de reconnaissance de la part de sa hiérarchie, et évoquait même une hiérarchie « maltraitante ». Il a enfin indiqué s’être d’abord orienté vers la médecine du travail qui l’a ensuite dirigé vers la cellule psychologique. De plus, au sein de l’établissement culturel, au cours des entretiens, quatre personnes disaient avoir été victimes par le passé de harcèlement au travail de la part de leur supérieur majoritairement. Trois s’étaient orientées vers une aide psychologique, trois vers une aide juridique. Des personnes ont donc associé ces deux types de recours externes.

Au terme de cette réflexion, nous parvenons à identifier différentes possibilités de recours internes et externes, ainsi qu’à mesurer leur niveau de proximité avec l’individu. Nous pouvons également saisir les logiques qui poussent ce dernier à déclencher un type de recours particulier. Nous proposons le schéma suivant pour illustrer cette réflexion.

Figure 12 : Identification des différents recours possibles mobilisés en cas de difficulté vécue au travail
Figure 12 : Identification des différents recours possibles mobilisés en cas de difficulté vécue au travail
Notes
120.

Cf. les annexes relatives au terrain C : Le diagnostic/Quelques retranscriptions d’entretiens/Claude.