IV-12.1.2.1. Validation du modèle et réponse au critiques formulées

Nous pensons que le modèle que nous avons proposé dans nos hypothèses est un modèle qui met en évidence les temps et actions successifs à poursuivre pour mener une intervention et garantir les conditions nécessaires à la maturation, la coopération et la décision de changement. Pour cela, nous validerons notre modèle, bien que les interventions n’aient pas véritablement permis d’investir le temps de la décision. Cet investissement demande de disposer d’un cadre d’intervention suffisamment orienté vers l’action à engager. Si le cadre proposé par VTE est pertinent du point de vue de ce qui va permettre la maturation par la confrontation qu’il exige, en revanche, il délaisse la réflexion qui porte sur l’action et minore sa contribution dans le processus. Un modèle pertinent devra équilibrer la confrontation par la connaissance (évaluation) et la confrontation pour l’action (préconisation) et, par conséquent, donner autant d’importance dans la définition de l’intervention à l’une qu’à l’autre.

Comme Guérin & al. (2001) soulignaient l’existence d’un lien entre la nature de l’intervention et le changement, nous considérons de la même manière l’existence de ce qui lie le processus d’intervention et la décision de changement, et cela grâce à l’effort consacré à la réunion des conditions relatives à l’implication et à la confrontation des acteurs pour définir les problèmes ou rechercher des réponses appropriées. Pour construire notre modèle, nous nous sommes appuyée sur la démarche d’intervention ergonomique et soutenons qu’elle reste une base pertinente pour intervenir. Néanmoins, nous pensons qu’elle ne se déroule pas généralement dans des contextes de crises telles que nous en avons rencontrées et qui peuvent profondément impacter l’intervention. Lorsque celle-ci est implantée dans une organisation qui connait une crise, il semble que tous les risques ou obstacles qui peuvent perturber le processus d’intervention sont exacerbés. Le risque d’instrumentalisation tout d’abord, puisque la crise renforce la dureté du dialogue social et les conditions de mise en débat entre la direction, qui cherchera à fuir l’intervention et à apporter diverses justifications au problème que rencontre l’organisation, et les syndicats, qui seront davantage dans l’accusation et la dénonciation. D’autre part, nous pensons que plus il y a crise, plus il y a déséquilibre dans l’adhésion et plus la direction va être dans la fuite, et plus les syndicats vont être dans l’accusation, et plus il sera difficile d’aller vers un dialogue sur l’action à construire.

Ensuite, l’analyse des cas d’intervention a souligné la nature des liens qui unissent les séquences d’événements qui structurent le processus. Ces liens vont se fonder sur deux catégories d’événements : ceux qui visent la poursuite des objectifs convenus dans la définition de l’intervention (l’implication, la participation, l’élaboration et la validation collective…) et ceux qui émergent dans l’imprévu, qui appartiennent à l’organisation (diffusion de tracts, mise en place de changements…), au collectif de travail (grèves, violences) et aux individus (accidents, suicide ou tentative de suicide…). Les premiers événements vont résulter de la recherche de maîtrise par l’intervenant du processus d’intervention. Les seconds événements vont soit remettre en cause l’intervention si celle-ci ne les investit pas dans sa réflexion et ne les intègre pas dans son processus, soit ils vont la renforcer si elle les prend en compte et incite l’organisation à les interroger. Ces événements peuvent être liés d’une manière plus ou moins significative à l’intervention et pour cela il est nécessaire de s’y arrêter pour les comprendre. Il est important, par conséquent, que l’intervention ne reste pas en dehors de ces événements si l’on juge, ou que certains acteurs jugent, qu’une relation existe entre l’événement imprévu et l’intervention. Le processus d’intervention n’est pas un événement isolé de l’organisation et linéaire mais il est le produit de la relation entre un cadre amené par l’intervention, négocié par l’organisation et remanié par sa réalité. Il se développe à partir d’allers et retours entre les étapes convenues et plus ou moins maîtrisées. Finalement, ce sont les ajustements et les régulations introduites pour faire correspondre ces différentes étapes qui sont le plus significatifs pour le processus d’intervention et la posture plus ou moins engagée de la direction et de l’adhésion de l’ensemble des acteurs. Les régulations sont l’effort pour maintenir le lien continuel dans le processus que les ruptures d’adhésion et d’implication viennent perturber. Elles constituent les liens consubstantiels du processus d’intervention. L’intervention ne doit pas être comprise « comme une série de méthodes à appliquer les unes après les autres. C’est au contraire, la richesse des ajustements, des régulations introduites pendant toute l’intervention qui conditionneront son succès » (Guérin & al., 2001, p. 130).

L’une des critiques formulées à l’égard des interventions axées sur le processus est qu’elles se développent en dehors des autres systèmes de gestion et qu’elles ne prennent pas en compte d’autres risques de natures différentes (Harvey & al., 2006). Il est d’ailleurs proposé que ce type de prévention ne se réalise pas de manière isolée mais qu’il intègre d’autres catégories de risques. Harvey & al. (2006) critiquent la pertinence des instances mobilisées dans ce type d’intervention et l’importance donnée aux risques psychosociaux au détriment d’autres. Nous sommes fortement en désaccord avec cette proposition et ces critiques exprimées. Tout d’abord, nous ne saisissons pas clairement ce qu’ils entendent par d’autres catégories de risques qui porteraient atteinte à la santé psychique. L’intervention de processus n’est pas un audit organisationnel et elle a une potentialité d’attraction d’autres risques auxquels elle est censée s’intéresser. D’autre part, s’il s’agit d’intégrer dans le débat, que recherche l’intervention axée sur le processus, des risques professionnels tels que les risques physiques ou chimiques, alors il est certain que les uns prendront plus de poids que les autres. Alors que les interventions qui visent véritablement à produire de la maturation et du changement sont certainement les interventions axées sur le processus et qu’elles se heurtent inévitablement aux processus d’individualisation et d’évitement des organisations, elles doivent uniquement être orientées vers les objets qui stoppent les acteurs et qui leur imposent de déployer toute leur résistance. Et ces objets sont bien ceux qui portent atteinte à la santé psychique, que l’on parle du risque de stress, de violence ou de souffrance au travail. De ce point de vue, laisser un espace, même minime, pour intégrer un risque professionnel de nature physique ou chimique viendrait minorer le risque pour la santé psychique. Elle viendrait surtout minorer la contribution de l’organisation du travail dans cette atteinte, se rabattant sur celle d’un environnement physique de travail, prétextant que celui-ci peut véritablement porter atteinte à la vie de l’individu, et qu’il est le seul à valoir le coût de la prévention. Déjà que la notion de risque, provenant de la gestion des pathologies émanant des environnements physiques et chimiques de travail, a fortement participé à orienter le débat sur le risque psychosocial, déviant le débat sur les processus de dégradation au détriment des processus de construction de la santé psychique au travail, il est nécessaire de sauvegarder la spécificité des risques liés à la santé psychique au travail.

Enfin, nous avons évalué, dans des organisations, les difficultés vécues par les salariés et agents dans leur travail sans pour autant en déduire des risques mais plutôt en appréciant les dynamiques de construction de la souffrance au travail. En cela, nous n’avons pas cherché à répondre à des critères de validité tels que l’abstraction et la décontextualisation que critique Davezies (2001). Mais nous avons constamment cherché à relier la connaissance et la technique évaluative au contexte de l’organisation. Mais cet aspect visant à être « au plus près » de situations vécues, parce qu’elles s’expriment toujours de manière singulière, ne simplifie pas du tout la construction d’actions. Il est nécessaire pour cela d’établir un travail de réinterprétation de ces vécus pour en extraire des catégories de problématiques. Et ce travail de réinterprétation et de catégorisation est réalisé collectivement, avec la participation des acteurs de l’organisation qui portent avec eux toute leur connaissance des situations réelles et singulières de travail.

Tel que nous avons procédé, nous n’avons pas, en tant qu’intervenante, cherché le moyen d’échapper au débat social sur les conditions de travail, comme le souligne Davezies (2001), mais l’intervention que nous conduisions cherchait à le provoquer. Mais il est vrai que les acteurs, notamment ceux de la direction, cherchent généralement à y échapper, alors que les syndicats veulent toujours plus de débat.

Ainsi, nous avons tenté de répondre au besoin de saisir le processus d’une intervention et de permettre d’évaluer son développement et son implantation (Goldenhar & al., 2001). Dans notre partie théorique, nous avions mis l’accent sur le passage d’un état à un autre dans le développement du processus d’intervention, notamment celui de la connaissance à l’action.