IV-12.1.2.2. Le passage à l’action et la pertinence des interventions de niveau primaire

Nous indiquions dans notre partie théorique que la littérature ne semble pas donner d’orientations sur la méthodologie permettant d’obtenir des préconisations déterminées collectivement à partir de la connaissance des problèmes et risques dans l’organisation. Dans la mesure où des auteurs (Cooper & al., 2001) notent, en effet, que les études insistent fortement sur la portée des actions préventives sans préciser les moyens pour y parvenir, nous nous sommes donc proposée d’expliciter une démarche permettant de passer de la connaissance à l’action, et plus précisément des résultats de l’évaluation à la détermination de préconisations validées collectivement. Ces dernières émergent de la réflexion d’un collectif en situation d’élaboration. Contrairement aux interventions axées sur le contenu, les interventions axées sur le processus reposent, selon nous, sur un équilibre difficilement maniable entre l’expertise et l’élaboration collective, et non pas seulement sur l’expertise de l’intervenant. Cette convergence de deux niveaux d’expertise : celle du doctorant et intervenant et sa connaissance des facteurs de risque pour la santé psychique au travail, et celle des acteurs et de leur connaissance du contexte organisationnel et des situations de travail. La collaboration acteurs internes et externes permet de construire, dans la confrontation, une action toujours originale, qui est la traduction simultanée des problématiques en jeu dans l’organisation et des ressources disponibles (Guérin & al., 2001) ainsi que de l’expérience des situations de travail. Notre proposition favorisant ce passage tend, tout d’abord, à formuler des objectifs détaillés et, d’autre part, à rechercher des solutions (Ibid.). La formulation de ces objectifs prend la forme d’un exercice collectif de catégorisation de problématiques qui constituent le point de départ pour la création de préconisations.

Par ailleurs, les travaux réalisés semblent s’appuyer sur l’opération de renversement du problème ou des facteurs qui constituent des risques en solution logique (Brun & al., 2003). Cela paraît donc être une évidence. Mais on ne s’interroge pas sur ce qui va la rendre possible et comment mettre en correspondance cette cause identifiée à une action entreprise pour améliorer la santé psychique. On opère mentalement et logiquement un renversement des risques en ressources en définissant des préconisations adaptées et on en déduit une amélioration de la santé psychique. Par exemple, l’identification d’un problème de surcharge de travail sera renversée dans la recherche d’une solution tendant vers son allègement, ou encore un problème identifié de manque de reconnaissance de la part de la hiérarchie sera réparé par la recherche d’un enrichissement relationnel avec les supérieurs ou de la participation aux décisions. La connaissance des risques trace, selon Brun & al. (2003) des perspectives prometteuses pour une action efficace.

Mais l’étude du processus d’intervention centrée sur la prévention primaire, considérée comme la stratégie la plus efficace parce que dirigée sur l’organisation et les causes de dégradation (Cooper & Cartwright, 2000 ; Hansez & de Keyser, 2007), met en lumière comment la recherche d’efficacité produite dans l’action peut donner l’illusion de maîtrise. L’opération de renversement est délicate lorsqu’on décide d’aller à la rencontre de salariés. Par exemple, en interrogeant les salariés, nous recueillons en grande majorité des plaintes à l’égard d’un manque ou une absence totale de reconnaissance de leur travail par la hiérarchie. On pourrait donc en déduire qu’un des risques est la non reconnaissance, et préconiser une formation des managers à savoir reconnaître singulièrement le travail d’un collaborateur. Le risque étant ici de ne pas entendre la cause qui sous-tend l’émergence de cette plainte qui se situe davantage dans l’organisation et la manière dont elle va empêcher la reconnaissance du professionnel dans son métier (Clot, 2008). Si l’organisation elle-même ne reconnaît et ne respecte pas le métier dans son développement, quel renversement alors opérer pour proposer une préconisation appropriée et capable de susciter l’intérêt de l’organisation ? Nous considérons que l’action de la prévention primaire ne cherche pas à établir de liens avec les processus de construction de la santé psychique au travail.

De plus, si l’opération de renversement ne prend en compte les limitations qu’imposent l’organisation et la direction, la solution envisagée ne sera probablement pas acceptée par la direction. Par exemple, au sein du journal, nous avions identifié un problème de surcharge de travail des journalistes mais la solution ne pouvait se trouver dans son allègement car la direction ne voulait pas s’engager à augmenter son effectif. Notre solution a donc été orientée vers une répartition des rôles et une plus grande efficacité pour combler l’absence du personnel administratif auquel devaient se subsituer les journalistes en cas d’absence de ce personnel.

Enfin, nous avons considéré deux types d’évaluation (l’évaluation de type diagnostic et l’évaluation de dispositifs) et considérons qu’il important de nuancer la portée des connaissances produites pour l’organisation et la coopération. L’évaluation de type diagnostic cherche à comprendre ce qui constitue des facteurs de risques pour les individus et leur santé psychique. Elle rassemble les acteurs autour des éléments qui participent à la dégradation de la santé psychique dans l’organisation. L’évaluation de dispositifs, en revanche, réunit les acteurs autour d’un objet de prévention, critiquable mais qui constitue une base pour produire de la confrontation tournée progressivement vers son amélioration. L’évaluation produit peu à peu la conviction chez les acteurs que cette amélioration dépend en grande partie de leur coopération. Ainsi, le travail d’évaluation en collectif est tourné, tout d’abord vers la production d’un bilan généralement « mauvais » du dispositif et donc vers un passé médiocre ; et ensuite vers la production de solutions favorables à son fonctionnement pour l’avenir et qui demande de dépasser les dysfonctionnements et rancœurs qui appartiennent aux relations entre acteurs. L’évaluation de dispositifs s’inscrit dans ce mouvement temporel médiatisé par l’évaluation. L’évaluation de type diagnostic incite également à dresser un bilan des dysfonctionnements et risques et de rechercher des solutions pour qu’à l’avenir les individus n’y soient plus confrontés. Mais ce qui va permettre de propulser l’utilité plus large de l’évaluation sur la coopération des acteurs sera la décision de changement prise par la direction. Et celle-ci sera davantage facilitée dans le cadre d’une évaluation axée sur un dispositif que d’une évaluation axée sur les risques. Le principal frein à l’utilité d’une évaluation est selon nous la décision de changement. La décision est plus « impliquante » lorsqu’il s’agit de modifier l’organisation. L’absence de décision peut ruiner les effets susceptibles de se produire pour la coopération par la participation des acteurs au processus. Alors que des auteurs (Denis & al., 2009 ; Patton & LaBossière, 2009) soulignent l’utilité de la participation à un processus d’évaluation dans la mesure où elle constitue pour les acteurs une occasion d’apprentissage, nous souhaitons nuancer ce propos. Si la participation favorise la compréhension partagée, l’engagement, l’appropriation et la crédibilité d’une intervention (Patton, 1998), lorsque que les résultats ne sont pas mobilisés à des fins de décision ou de changement, les bénéfices secondaires que les acteurs peuvent en tirer pour leur coopération se trouvent compromis. La force du processus réside en grande partie sur l’engagement des acteurs à se servir des résultats de l’évaluation (Patton & LaBossière, 2009). La quête d’apprentissages tirés du processus d’évaluation par les acteurs est aussi essentielle que la mobilisation des résultats à des fins de décision (Patton, 1988), mais la première est fortement dépendante de la seconde. L’enjeu d’une évaluation réside dans l’émergence d’un nouveau point de vue sur l’organisation qui doit se poursuivre après l’intervention. La décision constitue la clef de la pérennisation de ce point de vue produit dans l’intervention.

Nous faisions l’hypothèse que le processus d’évaluation d’un dispositif doit intégrer deux dimensions, celle de l’identification des éléments qui vont favoriser son efficacité et celle qui vise l’amélioration des liens de coopération. Nous confirmons cette hypothèse en précisant que l’effet sur la coopération sera d’autant plus fort si une décision de changement est prise par la direction.