IV-12.2.2. Les causes du recours ou du non-recours aux dispositifs organisationnels

Concernant la question du recours et du non-recours aux dispositifs, nous avions formulé différentes hypothèses de recherche. Tout d’abord, nous faisions l’hypothèse que la réflexion sur les phénomènes de non-recours spécifiques aux services publics pouvait aider à penser le non-recours à des dispositifs d’aide et de prévention implantés dans les organisations. Ainsi, nous soutenons cette hypothèse d’un parallèle entre les causes du non-recours à ces deux catégories d’aide, bien que certains déterminants aient davantage de poids dans la décision de recours selon la catégorie envisagée. Le recours est toujours à relier au rapport entretenu avec l’objet considéré (Fieulaine & al., 2008), ici un dispositif organisationnel, et se développe donc dans l’interaction entre l’individu et l’organisation.

Plus précisément, nous faisions l’hypothèse que l’adhésion, favorable au recours au dispositif organisationnel, est déterminée par sa crédibilité perçue et la croyance en un traitement efficace. Nous confirmons cette hypothèse et la nuançons dans la mesure où nous estimons que cette croyance n’est pas toujours un facteur décisif dans les cas de « sur-recours ». Nous appelons « sur-recours » les pratiques de recours qui résultent de stratégies qui visent la sollicitation multiple d’acteurs simultanément, internes ou externes à l’organisation. L’efficacité perçue est bien une condition de recours, car elle est l’indice d’une possible reprise en main de la situation par l’individu, mais elle semble néanmoins avoir moins de poids que la sécurité perçue. Ce qui distingue la problématique du non-recours à des dispositifs publics ou organisationnels réside certainement dans le poids de la perception d’une insécurité. Le recours dans l’organisation semble toujours constituer un risque, et la décision de recours est évaluée à partir de l’anticipation des conséquences de cette prise de risque sur la situation professionnelle de l’individu. De plus, nous pensions que le passage au recours était l’indice qu’un niveau d’intolérance avait été atteint. En effet, le sentiment qu’éprouve l’individu qui ne lui sera plus possible de supporter une telle situation le pousse à solliciter une aide. Mais, dans la mesure où celle-ci provient de l’organisation, le passage au recours résulte également d’une anticipation négative de l’évolution de la situation si aucune action n’est entreprise. Si le recours doit viser, comme nous le soulignions, le rétablissement de la situation et d’un sentiment d’autonomie chez l’individu, il arrive parfois que le recours soit réalisé dans le but de mieux comprendre la situation, et donc le rétablissement d’une lucidité, la modification du regard porté sur le problème et la représentation de possibles issues.

En revanche, dans les cas de sur-recours, la croyance dans l’efficacité du traitement ne semble pas être une condition déterminante du recours. Puis, nous soutenons notre hypothèse relative à la nécessité, pour que le recours soit agi par l’individu, que celui-ci éprouve un sentiment de sécurité. Toutefois, nous nuançons cette idée dans la mesure où, encore une fois, elle n’est pas forcément une variable déterminante dans le cas d’un sur-recours. Enfin, pour nous, crédibilité et sécurité perçues constituent bien les deux principaux déterminants du recours aux dispositifs. L’adhésion dépend à la fois de ces perceptions et des résultats constatés de l’action du dispositif.

Par ailleurs, concernant un dispositif de prévention et de traitement des violences internes, le manque de crédibilité provient principalement de la conception d’un traitement inéquitable émanant plus généralement de l’organisation, et non directement du dispositif. L’organisation doit pouvoir procurer un sentiment de justice dans le traitement des situations car recourir au dispositif, ou à un acteur en particulier dans l’organisation, nécessite de croire que l’organisation traite les problèmes avec justice. A défaut, l’individu ira rechercher cette justice à l’extérieur de l’organisation ou à l’intérieur, vers les syndicats. Le recours à un dispositif de prévention de la souffrance et de son traitement demande par contre que l’organisation puisse s’interroger et se mettre en cause car l’individu aura besoin d’y croire.

Tout recours comporte un risque ou une limite. Le recours à la DRH est d’individualiser le traitement, c’est-à-dire de ne pas traiter le problème où sa cause mais sa conséquence en déplaçant la personne qui se plaint. Le risque du recours aux syndicats est de sortir de l’invisibilité et le recours peut être utilisé à des fins stratégiques de dénonciation et d’affrontement. Le recours aux syndicats freine dans la mesure où il se substitue à un processus de judiciarisation du traitement. Le recours au médecin du travail précède souvent un recours plus impliquant dans la mesure où il apporte une clarification et un conseil et dans la mesure où il a des limites d’action sur le problème. Le risque du recours à l’avocat prend la forme d’un acte définitif ; il est donc profondément réfléchi par la personne ; il peut être dissuasif et favoriser le renoncement. Le recours au médecin traitant est quasiment toujours cité dans le discours des personnes qui éprouvent ou ont éprouvé une difficulté dans leur travail. Malgré ses limites d’action, il permet de rompre momentanément avec l’environnement de travail. Le recours au psychologue s’apparente à un soutien et n’est pas strictement commandé par une recherche de conseil mais vers la compréhension des enjeux sous-jacents au problème vécu et supporté parfois depuis très longtemps. La considération de ces risques par l’individu va fortement peser dans la construction d’une perspective de régulations. Pour cela, il prendra souvent conseil auprès de ses proches.

De plus, nous faisions l’hypothèse que le dispositif, pour procurer ce sentiment de sécurité, mais également pour être légitime et crédible aux yeux des travailleurs, devait être formalisé. Nous pensons que le formalisme est effectivement un élément essentiel dans la mesure où il permet aux acteurs d’aborder un objet périlleux pour la coopération. Mais on s’aperçoit que c’est plus pour la sécurité des acteurs que ce formalisme prend sa valeur. Les agents attendent davantage de souplesse du dispositif et d’adaptabilité des procédures. Pour les personnes, ce qui est facteur du développement d’un sentiment de sécurité concernant ce formalisme provient principalement de la confidentialité qui est garantie. Nous pensons finalement que l’excès de formalisme favorise le non-recours, alors que nous pensions qu’il allait favoriser un sentiment de sécurité nécessaire pour déclencher un recours. Le formalisme, c’est-à-dire l’obligation pour l’individu, pour déclencher le second niveau du dispositif de formaliser une demande écrite et rappelant les faits relatifs à sa plainte, bien qu’il soit rassurant pour les professionnels et le collectif, est synonyme d’insécurité pour les individus qu’il souhaite cibler. Par ailleurs, le regard porté sur la pluridisciplinarité est mitigé. Celle-ci sera parfois appréciée lorsque l’individu aura pour projet d’être entendu. En effet, l’individu qui a le sentiment qu’il pourra être entendu, recourt davantage aux dispositifs d’aide (Warin & al., 2002). Mais l’exposition élargie de son problème à un public de professionnels sera souvent critiquée et bloquante pour le recours. Nous avions également émis l’hypothèse de la nécessité, pour que le dispositif existe, que le collectif de travail lui donne un sens dans l’informel. Nous croyons, en effet, que c’est dans l’informel que le collectif peut lui donner un sens, que sa crédibilité peut se développer et que le sentiment d’être dans la « cible » du dispositif peut également se construire.

Enfin, nous pensions que la sécurité perçue résultait de trois éléments : le sentiment d’être acteur du traitement, le sentiment de maîtrise du processus et de l’autonomie réflexive laissée à l’individu. Nous pensons que ces conditions sont importantes pour le recours mais également pour formuler son niveau de satisfaction de l’action engagée pour le traitement. Mais, elles semblent se construire dans l’expérience du recours plutôt que d’en être le déclenchement. Toutefois, lorsque cette expérience circulera dans l’informel et le collectif de travail, alors elles pourront être des facteurs de déclenchement du recours. Elles le sont à condition que le dispositif existe dans l’informel, sinon l’individu ne sait véritablement pas à quoi il s’expose lorsqu’il recourt.

De plus, nous avons pu observer qu’il existe bien une difficulté pour les professionnels en charge du traitement de rendre les individus acteurs, une tendance à éviter des rapports actifs (Warin & al., 2002) des salariés aux organisations. L’action se déroule en dehors d’eux. Cet élément semble commun aux non-recours aux dispositifs d’aide publique et organisationnelle. Si, comme nous le soulignions, la prévention liée au dispositif doit viser le rétablissement d’un sentiment d’autonomie chez l’individu, il semble par contre que ce soit rarement le choix que prennent les acteurs pour traiter, lesquels positionnent davantage la réponse dans l’évitement d’une exposition à l’origine de la souffrance ou de la violence, et recourent généralement à une logique de traitement médical, qui est de provoquer un éloignement de la source pathogène de sa cible, et non de développer la capacité de l’individu à faire face. Ainsi, les organisations répondent généralement aux problèmes de souffrance et de violence par la mutation des personnes qui éprouvent ces maux. Nous pensons donc que, pour les professionnels de la gestion des ressources humaines, la question du métier ne semble pas avoir une véritable importance dans leur compréhension des processus de construction de la santé psychique au travail. Les sujets qui osent avouer leur détresse, se trouvent transférés dans un autre service, amenés à apprendre un autre métier qui n’est pas véritablement le leur. Ils se trouvent en quelque sorte dépossédés du lien au métier qui les poussait à vouloir défendre leur situation.

Ainsi, nous confirmons certaines de nos hypothèses concernant les déterminants du recours au dispositif modélisés dans notre figure 4. L’individu envisage un recours dans la mesure où il éprouve un sentiment de perte de maîtrise sur sa situation. L’enjeu de la résolution sera centré sur la récupération de ce sentiment de maîtrise. Parfois, il visera la réparation d’un sentiment d’injustice.

La crédibilité perçue du dispositif et la sécurité perçue sont bien deux déterminants du recours au dispositif ou du non-recours. Nous pensons que le sentiment d’être acteur d’un processus de traitement relève de la possibilité offerte à l’individu de formuler son hésitation, de penser des alternatives et ses marges de manœuvre. Ce sentiment est donc bien lié à l’autonomie réflexive laissée à l’individu par le collectif. Et c’est justement cette possibilité qui va lui procurer le sentiment de maîtriser le processus, de faire marche-arrière s’il le souhaite, de l’interrompre ou encore de déclencher un niveau supérieur s’il n’est pas satisfait. Néanmoins, il a été difficile de vérifier ces hypothèses favorables au recours dans la mesure où les dispositifs ne fonctionnaient pas de manière à donner le sentiment d’être acteur aux individus qui les interpellaient, bien que les procédures aient été conçues de manière à « rendre la personne au centre du dispositif ». Cette formulation, reprise mainte fois par les acteurs au moment de l’élaboration du dispositif s’était ensuite transformée au cours du suivi en une préoccupation urgente tournée vers la personne mais dont on ne pouvait pas attendre de contribution. L’autonomie réflexive n’était finalement présente qu’au premier niveau du dispositif, ensuite, c’est l’action qui prenait le dessus. Ainsi, nous avons plutôt observé l’absence de ces conditions dans le non-recours.

De plus, bien que nous pensions que la crédibilité perçue est un des déterminants clefs du recours, il est nécessaire de l’interroger dans les stratégies que nous appelons le « sur-recours ». Ici, ce n’est pas la crédibilité d’un outil qui détermine un recours mais seulement la représentation que cet outil constitue une porte supplémentaire à laquelle frapper pour être entendu. D’ailleurs, il semble que ce phénomène de sur-recours donne systématiquement lieu à des décisions d’abandon de la démarche.

D’une certaine manière, nous pensons que le recours en cas de difficultés vécues au travail est davantage orienté vers les acteurs que vers des attentes éprouvées par l’individu.

Enfin, notre recherche a souligné un élément du non-recours tout à fait intéressant et qu’il faut comprendre. Celui qui est dicté par le style de l’individu : aller chercher de l’aide, c’est pas mon style. Il se trouve qu’il s’agissait d’hommes et non de femmes. Y aurait-il un lien explicatif ? En effet, parfois, le non-recours n’est pas l’aboutissement d’une trajectoire de recours qui a échoué, comme un abandon par exemple, mais comme un acquis dès le départ.

Nous pouvons également, à partir des évaluations que nous avons menées, identifier les conditions qui soutiennent l’efficacité de dispositifs.