IV-13.1.1. La dynamique de maturation de l’organisation et le processus d’intervention

IV-13.1.1.1. La place de la confrontation dans le processus d’intervention et ses effets sur la maturation

Nous avions choisi de nous centrer sur le modèle d’intervention axé sur le processus et nous pensons par conséquent qu’il est la voie à privilégier pour construire une dynamique psychosociale intégrative dans l’organisation. Son autre intérêt est qu’il permet de favoriser davantage la maturation de l’organisation. En mettant les acteurs en situation de coopération autour d’un projet qui est d’identifier les problèmes qui se posent en priorité pour les travailleurs, et non pour l’organisation et sa productivité, elle les invite à modifier leur posture vis-à-vis de ce que l’organisation produit chez l’individu et à élaborer d’autres modes d’interaction. Cela est possible parce que ce qui décrit le mieux l’intervention est l’espace potentiel de confrontation qu’elle génère, à condition que les acteurs acceptent d’y participer et en assument les conséquences en terme de modification de leur posture et des liens de coopération. La confrontation maîtrisée permet au conflit de se parler. Le conflit peut porter sur les représentations des causes à l’origine des situations de souffrances et de violences au travail. Il peut concerner la manière dont les problématiques sont interprétées par les acteurs respectifs et prises en charge dans l’organisation. Mais il est important que cet espace de conflit se transforme en une zone de développement pour le débat. Et ici l’intervenant joue un rôle capital. Il peut arriver qu’il soit pris dans le conflit, mais là n’est pas sa place. La sienne est à la jonction des éléments qui vont permettre aux interprétations respectives de se rejoindre. Ainsi, lorsque nous évoquions dans nos hypothèses la nécessité que l’intervention suscite des confrontations entre acteurs, nous confirmons que toute intervention, pour produire la maturation nécessaire à la décision de changer l’organisation doit viser cet objectif. Sans production de confrontation l’intervention n’a pas d’intérêt et de sens social pour les acteurs. De même, nous proposions que l’intervenant devait se situer à égale distance dans ses relations aux divers acteurs. Nous souhaitons parler d’équidistance plutôt que de neutralité. Le premier terme signifie que l’intervenant participe à la relation et que son rôle est de permettre la rencontre entre les logiques et points de vue qui s’opposent ; le second donne l’impression qu’il est en dehors de la relation et donne le sentiment d’un manque de conviction dans la position choisie.

Mais ces espaces de confrontation peuvent produire des effets favorables sur la maturation de l’organisation à condition qu’ils soient instaurés en bon endroit. A VTE, la confrontation est essentiellement l’enjeu à l’intérieur du groupe de travail qui est amené à discuter des résultats de l’évaluation et à imaginer des solutions appropriées. Et nous pensons que c’est à ce niveau que l’intervention perd de son « efficacité ». En créant deux instances, une qui décide, et une qui débat et réfléchit n’est pas selon nous la façon la plus favorable de garantir la décision de changement. Si nous considérons qu’un des aspects crucials de la décision réside dans l’élévation du niveau de maturité de l’organisation grâce à l’intervention, et que l’élévation est elle-même déterminée par la capacité à mettre en confrontation les acteurs, il est nécessaire que le lieu de la décision soit le lieu où se produit la confrontation. Ainsi, l’une des critiques que l’on formule à l’égard de la définition du cadre d’intervention que VTE propose réside dans l’établissement de deux instances censées se compléter mais qui finalement ne se rejoignent pas véritablement. Nous percevons un manque de liens entre comité de pilotage et groupe de travail. De plus, si l’organisation modifiée est la clef de la prévention de la santé psychique au travail, cela implique que la décision se dirige vers l’organisation prescrite et donc vers ceux ont la légitimité pour la restaurer. L’organisation prescrite du travail n’appartient pas aux salariés, membres du groupe de travail. De surcroît, ces derniers sont souvent très attachés à leurs cas particulier, à leur situation de travail, et pour cela ils ne sont pas toujours en adéquation avec l’intérêt que le plan d’action doit avoir pour le collectif dans son ensemble. D’ailleurs, ils y participent dans de nombreux cas dans la mesure où ils se sentent « particulièrement » concernés, touchés et interpellés par la problématique à résoudre. Ainsi, si nous devons formuler une préconisation suite à l’exposé de cette réflexion, elle se dirigerait vers l’unification d’une même instance de réflexion et de décision ou, à défaut, vers la consolidation du lien entre les instances et vers la production de conditions plus engageantes pour introduire de la confrontation au sein du comité de pilotage.

Le processus axé sur le contenu, bien qu’il ait d’autres intérêts puisque dirigé directement vers le changement, ne semble pas, en revanche, le plus approprié pour favoriser la maturation de l’organisation, et peut-être d’ailleurs que ce n’est pas sa préoccupation. La maturation de l’organisation résulte de l’effort des acteurs institutionnels qui la composent.

La prévention, parce qu’elle se pose dans l’organisation, et parce que celle-ci est fortement imprégnée de processus d’individualisation des difficultés au travail, implique de produire de la maturation sur ces questions. Si le rapport à l’objet de la santé psychique au travail et la posture des acteurs ne sont pas modifiés au terme de l’intervention, la prévention n’a pas remporté la partie. Les interventions que nous avons mises en place devaient orienter l’organisation vers la prise d’une décision de changement. En cela, elles ont consisté à garantir les conditions pour permettre de dépasser les phénomènes d’individualisation, qui s’incarnent dans les discours des acteurs de l’organisation, et parfois dans celui de certains travailleurs également. Là réside l’intérêt du temps de l’évaluation et de sa restitution. Les processus de maturation se définissent en partie par les processus de désindividualisation.

L’amélioration de la coopération des acteurs en charge de la prévention n’est pas le premier but de l’intervention mais elle doit en être une des finalités. Elle n’est pas convenue dans le cadre de l’intervention, ni dans le budget qui lui est réservé. Elle n’est pas gagnée d’avance et elle prend forme dans un processus parfois laborieux. Elle est un pari qu’il faut néanmoins viser car l’une des conditions favorables à la prévention dépend de cette coopération. Si les tensions sont trop vives, les relations trop dégradées entre la direction et les syndicats, comme cela était le cas au sein de l’établissement culturel, l’intervention sera compromise. Les enjeux conflictuels et politiques empêcheront le développement de la dynamique du changement et paralyseront l’organisation. La construction d’un changement implique de modifier la posture de l’un pour la diriger autrement que dans la mise en accusation de l’autre.

Sans doute que l’intervention de niveau primaire, lorsqu’elle doit être menée dans un milieu relationnel et social dégradé, n’est pas la plus appropriée pour améliorer les liens de coopération entre acteurs institutionnels. En revanche, celle axée sur l’évaluation d’un dispositif par exemple produira davantage d’impact sur la relation et la coopération, justement parce qu’elle sera dirigée vers un objet à faire progresser et non vers la responsabilité que tient l’autre dans la dégradation de la santé psychique dans l’organisation. Comme si finalement, dans le diagnostic, et même avant les préconisations définies, le collectif ne parvenait pas à dépasser le conflit qui les divise. Comme si elle fixait le collectif à l’étape de l’interprétation clivée des tensions qui traversent l’organisation, d’autant plus que les résultats produits par le diagnostic peuvent la renforcer. Sans doute est-ce lié au fait que les acteurs institutionnels qui composent ce collectif, soit le comité de pilotage, ne prennent pas part à l’activité de construction d’autres processus explicatifs et des voies susceptibles de favoriser un changement. Cette activité appartient au groupe de travail, composé des acteurs organisationnels. Celui-ci peut compléter la connaissance qu’il possède des situations réelles de travail d’autres connaissances théoriques, en dehors de l’organisation, afin d’interpréter les causes de la souffrance mises en lumière par le diagnostic et d’envisager des pistes pour les réduire ou les supprimer. Mais ils ne sont pas les acteurs décisionnaires et n’ont pas le pouvoir de modifier l’organisation du travail prescrite. Nous pensons que telle qu’est organisée l’intervention autour de deux instances, une institutionnelle et une organisationnelle, se pose une difficulté de les faire correspondre, d’établir un pont entre elles pour que la connaissance et la décision se rejoignent. Alors que visiblement, elles évoluent différemment et parallèlement dans l’intervention. D’ailleurs, les acteurs du groupe de travail attendent davantage de l’intervention, et souvent, leur déception est à la hauteur de ces attentes et de l’énergie qu’ils y ont mise pour changer.

Ainsi, une démarche de prévention en matière de santé psychique au travail peut difficilement s’imposer dans l’organisation. Elle naît d’un processus progressif, complexe, conflictuel, car la finalité est le changement dans l’organisation. Elle doit également viser, ce qui souvent est mis de côté dans les interventions de niveau primaire, le renforcement des connaissances et des coopérations entre acteurs. Les objectifs définis par la prévention primaire s’orientent uniquement vers les éléments qui vont constituer des changements pour les travailleurs, soit l’interaction environnement de travail-travailleurs : la réduction de la présence d’agents psychosociaux pathogènes (Vézina & al., 2006) et la construction d’un environnement favorable au soutien (Cooper & Cartwright, 2000). Néanmoins, la définition de ses objectifs ne tend pas vers le développement des connaissances et de la coopération des acteurs que nous croyons essentiel. Le renforcement des connaissances théoriques et empiriques doit permettre progressivement d’envisager différemment les difficultés vécues par les salariés, autrement que comme le résultat de problèmes individuels. Cela va alors avoir pour intérêt de modifier leur regard sur ce que peuvent générer les situations de travail et modifier plus largement leur rapport à la santé psychique au travail. Mais l’intérêt de cette acquisition, de confrontation et de partage de représentations se révèle à condition de l’inscrire comme un objectif et de trouver le moment approprié à l’intérieur du processus d’intervention. Ce sera une des leçons que nous tirerons de nos interventions. En effet, lorsqu’une situation de crise est avérée dans l’organisation, il est important de réunir les acteurs impliqués dans le processus d’intervention autour d’un temps de formation, d’acquisition de connaissances et de confrontation de représentations dans la première phase de l’intervention. Ce temps collectif aura le mérite de clarifier les notions que les acteurs brandissent parfois « maladroitement » sans en saisir véritablement la portée et les processus explicatifs. Cette maladresse participe à crisper encore davantage les positions des acteurs et bloque l’interprétation partagée du problème. Cette clarification permet de « déconfusionner » et « dépassionner » le débat pour entrer dans une confrontation constructive. Au contraire, lorsqu’aucune rupture manifeste ne s’est pas posée dans l’organisation comme l’origine de la demande d’intervention, sans doute est-il plus judicieux de réunir les acteurs après avoir réalisé l’évaluation des risques ou des agents pathogènes et les différentes expressions de la souffrance au travail. A cette condition, les connaissances peuvent avoir une résonance sur l’expérience qu’ils ont des processus de dégradation de la santé psychique dans l’organisation. Ainsi, les acteurs peuvent entrer plus efficacement dans la détermination de l’action pour le changement.

Afin de définir les objectifs que pourra atteindre l’intervention et de faire correspondre les étapes méthologiques au contexte de l’organisation, nous proposons d’utiliser un outil spécifique de mesure du niveau de maturité organisationnelle.