IV-14.1.1. L’identification de zones de correspondance et de développement de l’intervention

La littérature souligne que la compréhension des processus de construction de la santé au travail peut s’articuler autour des différents niveaux impliqués (Lhuilier & Litim, 2009) : celui du sujet et de son engagement dans différentes sphères d’activités (Curie, 2000), celui du collectif de travail et du genre professionnel (Clot, 2008) comme des stratégies défensives collectives (Dejours, 1980). D’autres niveaux interviennent mais sur un autre plan, celui notamment de l’organisation et des dispositions et discours en matière de santé et de sécurité ainsi que celui des institutions en charge de la définition, des réglementations relatives au traitement des questions de santé au travail. Nous avons ainsi mis en perspective, dans notre partie théorique, la manière dont naissent les problèmes de santé psychique au travail et nous avons fait référence pour cela à différents courants théoriques, qui divergent parfois dans leur approche mais qui se rejoignent sur des aspects fondamentaux : celui du conflit qui s’impose au sujet dans la poursuite de son activité et celui de la ressource du collectif.

Plus précisément, la psychodynamique du travail a permis de placer le développement des problèmes de santé psychique au travail dans des processus. Elle a ainsi tenté de faire émerger ce qui pousse le sujet à l’action, en opposant aux critères de validité et de fiabilité des approches « objectives », des critères de sens (Vézina, 1996, p. 125). L’articulation sujet-organisation est génératrice de sens et devient structurante pour l’identité lorsqu’elle permet la production d’habiletés dans l’activité. L’approche causaliste de ces problèmes, quant à elle, tente de dégager les principaux facteurs de risques et des causes (Karasek & Theorell, 1990) pour la santé psychique. Son approche du phénomène est plutôt linéaire et causaliste et, en le fragmentant (Vézina & al., 1992), elle ne l’aborde pas en tant que processus évolutif et déterminé par l’évolution des rapports sociaux composant l’organisation (Vézina, 1996). Ensuite, l’approche cognitiviste du stress, qui certes a mis en évidence des mécanismes psychologiques associés à ces situations, conçoit l’individu stressé essentiellement comme « un individu présentant des difficultés d’adaptation » (Ibid., p. 123).En étant centrée sur les perceptions et attitudes, elle favorise la profusion de stratégies d’interventions orientées vers l’individu et diminue, dans le même temps, le rôle que tient l’organisation dans l’émergence d’un changement favorisant la santé psychique au travail. Enfin, la clinique de l’activité, s’intéresse à ce qui va permettre le développement du pouvoir d’agir des travailleurs sur le milieu et sur eux-mêmes (Clot, 2001 ; Lhuilier, 2006). La santé se gagne dans la conquête des marges de liberté d’action. Cela requiert « de dégager des impasses problématiques pour inventer de nouvelles manières de faire et de penser, celles-ci supposant un travail d’élaboration collectif, un travail de resymbolisation de l’expérience subjective d’un milieu de travail » (Lhuilier, 2006, p.183-184). Toutefois, la littérature sur l’intervention en matière de prévention ne s’appuie pas forcément pour autant sur ces connaissances.

L’intervention primaire ne s’intéresse pas suffisamment à la question des processus de régulation que nous avons fortement soulignée dans notre partie théorique, et cela aux deux niveaux : celui de la définition du diagnostic et celui de la détermination des préconisations. L’évaluation de type diagnostic cherche à comprendre ce qui constituent des facteurs de risques pour les individus et leur santé psychique. Mais la plainte exprimée par la personne est rarement retraduite dans un langage théorique. Par exemple des personnes, comme nous en avons rencontrées, rapportaient qu’elles vivaient mal leur situation de travail dans la mesure où malgré leurs initiatives et appels, elles ne percevaient pour elles aucune perspective d’évolution de leur activité, alors qu’elles disaient posséder de nombreux talents et compétences. Leur discours se transformait progressivement en une demande de reconnaissance et de considération. Ce qui va se passer dans le cadre de l’intervention en prévention c’est que cette plainte va être généralement traduite comme un facteur de souffrance (le manque de perspective d’évolution) alors qu’elle mériterait d’être approfondie afin de comprendre comment à un moment l’organisation est venue empêcher la personne de produire son activité. Traduit ainsi, le facteur devient l’activité empêchée et la solution l’augmentation des marges de liberté d’action.

La question est donc celle de savoir comment l’intervention de niveau primaire prend en compte les liens santé-travail pour produire du changement, et comment elle peut investir les processus de régulation développés par les collectifs de travail et les individus. En effet, dans notre partie théorique nous avons insisté sur la manière dont sont mis en rapport les liens santé-travail aux niveaux théorique, épidémiologique, ergonomique et organisationnel. Nous avons essayé de dégager les principaux modes de régulation construits par les individus pour répondre aux situations qui les placent dans des déséquilibres ou dans une menace pour leur santé psychique. On a souligné d’ailleurs l’importance que tenait le collectif de travail dans ces processus de construction de la santé et ces régulations. Mais on constate que malgré cela, et bien que la majorité des chercheurs et professionnels considère que la prévention primaire est la plus efficace, celle-ci ne prend pas en compte et n’investit pas ces domaines où se développent les régulations. Elle les évite car, en s’orientant vers le champ organisationnel, elle ne va pas à la rencontre des situations réelles de travail. Elle interroge de manière causale en cherchant ce qui dans l’organisation constitue un risque pour l’individu, mais n’interroge pas comment celui-ci y répond pour finalement développer son action sur l’organisation. La prévention, en découpant un processus en trois parties, ne se représente pas l’effet de bouclage du processus, le feed-back des collectifs et l’interaction individu-organisation. On voulait donc interroger ce paradoxe dans notre discussion et proposer une manière d’intervenir en prévention en favorisant la préservation de ces modes de régulation en situation et leur construction. Comment diagnostiquer des risques en considérant les stratégies mises en place par les individus pour se défendre et faire face ? Comment identifier des risques en interrogeant les zones potentielles de développement du pouvoir d’agir et de mises en forme de ripostes ? Comment associer la problématique des enjeux de la souffrance au travail, de la reconnaissance, de l’identité et du développement du pouvoir d’agir au regard de la problématique du processus d’intervention de niveau primaire ? Y a-t-il forcément une correspondance, ou doit-il y en avoir une, entre la prévention de la santé psychique au travail et la préservation de la normalité ou entre la prévention et l’activité, et entre prévention et construction ? On perçoit principalement une correspondance entre les théories du stress professionnel et le processus d’intervention, mais nous pensons que ces théories ne sont pas orientées vers un questionnement sur la construction de la santé au travail.

Ainsi, nous ne percevons pas de correspondance entre la littérature sur l’intervention de niveau primaire et celle qui s’intéresse à la mise en lien théorique des liens santé-travail. L’action de changement dictée par la première peut s’avérer en décalage par rapport aux questionnements soulevés par la seconde et vice versa. En effet, dans un premier temps, nous nous sommes interrogée sur les liens santé-travail, et dans un second temps sur la manière d’intervenir efficacement. Mais ces deux niveaux d’élaboration théoriques évoluent distinctement. Du point de vue de la psychodynamique du travail, si les individus parviennent à inventer et mobiliser des stratégies de défense, ils peuvent alors préserver leur normalité. Mais la prévention de la santé au travail telle qu’elle est envisagée dans la littérature ne s’oriente pas vers ce qui va permettre de recouvrer ou de préserver la normalité en permettant la capacité des individus à se défendre. Cela peut entrer sans doute dans un objectif de prévention de niveau secondaire.

Alors que Harvey & al. (2006) soulignent la nécessité de se référer à des modèles théoriques pour construire une intervention et des recommandations pertinentes et efficaces, nous remarquons que pour l’instant, cette référence est seulement valable sur la question de la prévention du stress professionnel. De plus, des auteurs (Harvey & al., 2006 ; Rick & al., 2002) estiment que c’est en ciblant des stresseurs précis et les plus manifestes que les changements et améliorations dans les contextes professionnels sont possibles, mais ne prennent pas en compte l’existence de limitations.

Les modèles du stress sont pertinents pour permettre l’identification de facteurs de risques (Vézina, 2008), et s’appuient pour cela sur des théories reconnues. Ces modalités simplifient la réalité psychosociale du travail et facilitent par conséquent l’élaboration de l’action (Ibid.). Mais le découpage qui est effectué du processus de prévention n’est peut-être pas le plus pertinent pour construire les conditions de la santé psychique au travail. Parce qu’il se fixe sur ce qui est dégradé sans s’intéresser à ce qui la construit. Il est donc essentiel de discuter de la pertinence d’étendre les résultats des recherches sur le stress aux questions de santé psychique au travail (Brun & al., 2007).

Comment passer de la conception de l’intervention à partir du découpage du processus du stress professionnel à un modèle plus englobant et capable de contenir les divers aspects de la dégradation et de la construction de la santé psychique au travail ? Alors que les pistes d’action développées par la prévention primaire vont être axées sur l’organisation, sa politique de gestion du personnel, les modes de communication, l’aménagement des postes de travail, la mise à jour des fiches de postes, etc., la seule qui nous paraît être la plus déterminante pour entrer en adéquation avec les processus de construction de la santé psychique au travail est l’amélioration de l’autonomie. L’autonomie est une des clefs pour répondre à notre question de savoir comment intervenir en prévention primaire en prenant en compte les processus de régulation des liens santé-travail. L’autonomie permet d’être à la fois dans le risque et dans la construction de la santé psychique au travail. Ainsi, nous proposons d’ouvrir la réflexion sur la construction d’un modèle d’intervention qui associe la prévention et la construction de la santé psychique au travail.