IV-14.3. Prévention et recours : d’autres pistes à explorer

La question du genre demande à être approfondie pour construire des modes de prévention pertinents. D’une part, parce que les travaux soulignent l’existence de stratégies de défense de métier différenciées selon le genre (Dejours, 1980 ; Houel, 1998, 2003 ; Molinier, 1997, 2003 ; Molinier & Welzer-Lang, 2000), alors que les stratégies de prévention sont réfléchies et construites dans un intérêt global, « neutre » et sans distinction de genre. D’autre part, concernant les logiques de recours interne ou externe, nous percevons, d’après nos enquêtes et dans notre corpus, une tendance chez les femmes cadres à s’orienter préférentiellement vers des aides et recours externes à l’organisation. Dans la mesure où ce n’était pas l’objet de notre recherche, nous n’avons pas approfondi ce point, mais nous pensons qu’il mérite d’être investi dans le but de saisir les enjeux qui pèsent sur les logiques de recours, dont le genre constitue une variable majeure, et comment, lorsqu’il correspond à une réussite professionnelle, il peut orienter significativement le recours.

Nous faisons l’hypothèse que les femmes cadres, en considérant les risques que constitue le recours interne, y renoncent et sollicitent une aide extérieure pour résoudre leur problème. Belle (1991), en étudiant les femmes cadres comme catégorie socio-organisationnelle spécifique, propose trois modèles dont l’un est celui de « la femme de l’organisation ». Dans ce modèle, « si c’est la lutte qui déterminera la réussite professionnelle, la femme devra alors développer un ensemble de comportements personnels en harmonie avec les exigences de la vie de travail » (p. 134). Pour jouer ce rôle social, elle devra assumer le comportement de celui qui le joue habituellement car le comportement du cadre est déterminé par l’homme. Ainsi, les femmes semblent d’abord se définir par leur appartenance au groupe des cadres. On observe chez ces professionnelles un effacement du statut sexuel derrière la compétence. D’autre part, la référence au concept de muliérité souligne les mécanismes de conformisme aux conduites sexuées requises par la division sociale et sexuelle du travail. On peut donc penser que les femmes cadres sont censées adhérer au système de défense viril (Molinier & Welzer-Lang, 2000). Ainsi, l’identité de cadre est en rapport avec l’identité masculine et les femmes cadres mettent en œuvre des mécanismes de défense consistant à se vivre avant tout à partir de leur identité professionnelle, d’abord comme cadre, puis ensuite comme femme. D’ailleurs, comme leurs homologues masculins, elles construisent des idéologies défensives de métier conduisant à rejeter le féminin (Ibid.). Cette identité leur demande de répondre à un rôle qui met à distance la représentation de la fragilité liée au féminin, ce qui ne signifie pas qu’elles ne peuvent pas vivre des moments particuliers de souffrance dans leur travail venant déstabiliser ce rôle. Le recours visera avant tout à ne pas se discréditer dans l’organisation mais à se maintenir dans le rôle de cadre. Le recours externe à l’avocat pourrait être une réponse à cette peur du discrédit, et associé ensuite au recours externe à une aide psychologique signifie sans doute une manière particulière de traiter la culpabilité ou la difficulté de nier leur appartenance au féminin.

S’intéresser aux femmes cadres et à leurs pratiques de recours implique également que l’on soit attentif à celles des autres femmes. Nous avons, quant à nous, le sentiment que leur recours s’oriente préférentiellement vers le médecin traitant comme moyen de continuer à supporter la situation. Ce recours, en procurant pendant un temps un moyen pour rompre avec l’environnement de travail n’est qu’une réponse partielle, situant le sujet en dehors du travail mais jamais complètement apaisé.

Enfin, on peut se demander si l’existence même d’un dispositif pèse sur les logiques de recours et orientations de recours internes ou externes. En effet, nous souhaitons également ouvrir la discussion en nous demandant si l’existence d’un dispositif dans une organisation va influencer l’orientation du recours (externe/interne). En effet, la présence d’un dispositif efficace permet-elle l’élaboration d’autres comportements de santé : le recours interne au dispositif plutôt que la recherche de solutions externes ou orientées seulement sur l’individu (comportement d’évitement ou d’adaptation). Cette question demande d’établir une étude comparative permettant d’identifier les logiques de recours pour des individus issus d’organisation dans laquelle est implanté un dispositif ou chez des individus ne pouvant s’orienter vers aucun dispositif organisationnel.

Ainsi, nous avons identifié plusieurs conditions capables de produire un processus d’intervention favorable au changement et à la maturation organisationnelle. Ces conditions sont interdépendantes et relèvent à la fois de l’organisation, de la structure intervenante et des relations qui vont se développées au cours de l’intervention. Nous avons validé notre modèle d’intervention axé sur le processus et indiqué qu’il était une voie pertinente pour produire une dynamique de maturation. Les liens qui sous-tendent le processus ont été définis. Nous avons cherché à identifier les éléments favorables à la décision de changement, reposant en partie sur la méthodologie d’intervention et à la recherche maîtrisée et progressive pour passer de la connaissance à l’action. Nous avons également mis en relief les effets directs et indirects que peut avoir un processus d’intervention, en particulier sur la coopération des acteurs, domaine qui est peu souligné dans la littérature. Nous avons souligné l’importance de préserver le cadre de l’intervention dans un contexte organisationnel en crise. Les liens qui structurent le processus s’en trouvent fragilisés et l’intervention doit s’efforcer de les rattacher à un cadre pour contenir au mieux son développement. Ensuite, nous avons introduit la question de la maturation à partir de l’intervention et proposée une échelle qualitative de mesure du niveau de maturité organisationnel sur les questions de santé psychique au travail et pour déterminer les objectifs de l’intervention. Par ailleurs, nous avons interrogé les liens de correspondances possibles entre prévention et construction de la santé psychique au travail, en nous appuyant sur les courants théoriques de référence issus de la littérature de l’intervention et de la pratique construite au cours de la recherche. Celle-ci nous a permis d’identifier ce qui soutient ou freine le développement du processus et des clefs pour alimenter la réflexion théorique. Notre discussion a mis en rapport les éléments théoriques abordés dans la première partie et les résultats obtenus en cherchant à produire de nouvelles perspectives de recherche. Elle a par ailleurs permis d’identifier quelques problèmes qui se posent dans le processus d’intervention et la construction de l’action en s’efforçant de donner des réponses. Parce que la prévention primaire est un moyen efficace pour permettre d’établir une compatibilité entre l’individu et l’organisation, mais que ces dernières restent réticentes à s’engager, nous avons voulu rechercher ce qui allait favoriser cet engagement. Enfin, nous avons mis en évidence les logiques qui sous-tendent les pratiques de recours et de non-recours externes et internes ainsi qu’à des dispositifs de prévention. Nous avons également posé les bases d’un nouveau questionnement théorique. Nous avons cherché à produire un questionnement critique sur l’action de VTE en essayant d’apporter des éléments de réponse capables de produire une transformation dans l’élaboration des dispositifs. Après avoir répondu au mieux aux objectifs que nous nous étions fixés pour cette thèse, nous pouvons maintenant la conclure.