Annexe 4.3.5. Quelques retranscriptions d’entretiens

Annexe 4.3.5.1. Jean : un homme, rédacteur

Donc vous êtes rédacteur

Oui.

Sur un pôle particulier ?

Oui oui, l’économie.

Et depuis combien de temps, à peu près, dans ce journal ?

18 ans. Ouais 17 ans.

Et vous avez toujours été rédacteur ?

Ah non non, je suis passé par tout un tas de services. J’ai fait le tour d’une bonne partie des services de l’entreprise.

C’est-à-dire

J’ai fait l’économie

SR ?

Ah non sauf SR. Donc j’ai fait économie, j’ai fait de la politique, j’ai fait des faits divers, j’ai fait de la société, j’ai fait, un petit peu de tout.

Dans les agences également ?

En agence pendant cinq ans. (…).

Et aujourd’hui, ça peut encore changer ?

On ne sait jamais. Ça peut changer encore. Je suis pas en retraite hein !

Pourquoi vous avez acceptez de participer à cette étude, à cet entretien ?

Pourquoi j’ai accepté ? Faut bien que les gens se prononcent. Si personne dit rien, ils peuvent dire ce qu’ils pensent, ça sert à rien. (…).

Et comment vous comprenez cette demande, qu’on nous fait de réaliser une étude sur la souffrance au travail ?

Ben parce qu’on se rend compte que depuis un an, depuis le changement, depuis les grands changements que l’on a connu au sein de l’entreprise, le système de fonctionnement, ne donne pas satisfaction quoi. Et euh (…). Les gens comprennent pas quoi. Et puis, oui y a eu un changement radical. Sans que personne ne soit préparé. (…). Et aujourd’hui et ben, on en paye les conséquences ? C’est-à-dire qu’il a fallu attendre un an pour mesurer les effets. Sur. Oui sur les retombées morales, psychologiques, physiques des gens.

Et d’après vous, quelles sont ces retombées ?

Ben je vous le dis. Physiques, morales, psychologiques. On voit de plus en plus de gens dans l’entreprise. Alors moi je suis pas là pour casser hein. L’entreprise, moi je vous dis ce que j’ai à dire, ce que je ressens hein. Mon objectif c’est pas de dire c’est tout mauvais ou tout beau. On voit les gens quoi. On voit des gens qu’en peuvent plus. On voit des gens qui sont fatigués. On voit des gens qui pleurent. On voit des gens qui craquent. Mais, on ne voit, j’allais dire, quand on est dans les bas étages. C’est-à-dire que, on surprend les gens. C’est pas affiché au grand jour quoi. C’est des gens qui se confient petit à petit, devant la machine à café, on le voit. Et ça c’est. Alors c’est peut-être ce que la direction ne voit pas quoi. Nous on voit en bas ce que la direction ne voit pas en haut je pense.

D’accord.

Bon, c’est ce que je crois. Ce que j’ai pu. Alors après les gens ils vont voir un médecin, ils vont. Pour se confier, pour se soigner. Mais y a nous ce qu’on voit. Et on n’est là pour soigner. C’est un constat. Moi j’ai vu des gens pleurer. Je vois des gens fatigués. Je vois des gens malades. Je vois des gens déprimés.

Et ça depuis un an ?

Non pas depuis un an. Depuis quelques mois.

Depuis quelques mois

Depuis six mois, depuis huit mois, je sais pas exactement.

D’accord

Et c’est pas de la plaisanterie. Parce que ce qu’on voit là on l’avait jamais vu avant. Donc. C’est important ça hein. Moi ce que je vois là je l’avais jamais vu en 17 ans de carrière. (…).

Vous pensez que c’est des personnes qui se sentent dépasser par la situation, qui n’arrive pas à faire face à ce qu’on leur demande ?

C’est des gens qui ont toujours fait face à la situation. C’est des gens qui ont toujours. C’est des gens qui ont toujours fait face à la situation. C’est des gens qui ont toujours beaucoup travaillé. C’est des gens qui ont trop fait leur boulot. Mais c’est des gens aujourd’hui qui en peuvent plus.

Mais qui n’en peuvent plus

Ouais. Clairement. (…).

Et comment ça pourrait évoluer dans le bon sens ? Comment on pourrait rétablir un climat, qui permette la bonne santé ?

Honnêtement j’en sais rien. Nous on est dans ce constat là. On n’a même pas à se poser des questions de savoir comment on va faire pour changer. On est en train de se dire ça se gatte sérieux. Alors tout ça ajouté aussi au. Ce qui a beaucoup déclenché aussi c’est les réductions d’effectifs hein. Qui font que, qu’aujourd’hui, il faut faire à trois le travail de six quoi. Ou qu’il faut faire à trois le travail de cinq. Tout en sachant qu’on n’est quand même pas une entreprise normale quoi. On n’est pas une entreprise où il faut visser des boulons. Vous voyez ce que je veux dire hein. Nous on est un peu des artistes, c’est-à-dire que, quand on écrit un papier, et ben, on n’a pas un cahier très précis pour écrire. Il faut. Ben parfois il faut plus de temps, parfois y en faut moins. C’est un travail qu’on peut difficilement quantifier quoi donc. Au niveau temps, on niveau (…).

Et qu’on est aujourd’hui de quantifier ? Le nombre de signes

Oui mais enfin ça, oui oui oui. En fait depuis un an, notre travail nous échappe complètement quoi. Depuis un an, on nous demande plus d’écrire. On a l’impression de plus faire un boulot de journaliste. On est des machines à écrire. C’est-à-dire qu’on n’est pas des machines. Vous voyez je fais le jeu de mots. Des machines pour écrire. Donc on nous demande de faire des, un travail. On le laisse. Ouais. En deux mots ils ont imaginé un journal idéal. (…). Avec des cases à remplir. Et nous on doit remplir les cases d’un journal idéal. Donc on a plus droit à l’improvisation. Et c’est ça hein. Ils ont imaginé un journal idéal. Avec des cases à remplir. Et nous on remplit les cases d’un journal idéal. Et c’est là finalement où ça va pas quoi. Parce que. Et les résultats sont là de toute façon. Donc on remplit. Et comme on n’a plus droit à l’improvisation, on n’a plus droit à. Alors tout ça est lié aussi avec les effectifs qui sont en baisse hein. Ben maintenant on est moins nombreux donc, ben on nous donne du travail. Donc on fait le travail qu’on nous donne. On a des gens qui pense pour nous. Donc on peut plus penser. Puisqu’ils pensent pour nous. Donc on fait le travail qu’ils ont pensé pour nous. Donc on pense plus. Non c’est terrible. On n’est plus que des machines à écrire. Enfin ceci dit ils ont peut-être raison hein. Je dis pas qu’ils ont tort hein, mais bon. Je vous dis comment ça fonctionne.

Est-ce que vous avez l’impression, depuis ce changement, d’une meilleure qualité du travail ? Est-ce que le résultat il vaut le coût ? Est-ce ça vaut le coût. Est-ce que quand vous ouvrez votre journal, vous regarder ce qui est écrit

Ah ben non parce que le journal il correspond plus du tout, il correspond plus du tout à l’attente des lecteurs. On a ouais, on a un journal qui devient la copie conforme des journaux parisien quoi. On fait. On fait plus.

Ya plus de marque

Non, y a plus de marque locale, de fabrique. Alors sur certains points ça s’est amélioré. Ça s’est amélioré au niveau présentation je pense. Ça s’est améliorer au niveau, peut-être du contenu, au niveau du, y a sans doute moins de fautes d’orthographes, y a. On a peut-être un journal qui est plus propre tiens. On a un journal qu’est plus propre. Mais on a un journal qui est sans odeur et sans saveur. Parce qu’on réfléchit pour nous. Et donc ya plus de marque de fabrique, y a plus de. Vous voyez ce que je pense. Alors je sais pas si mes petits collègues qui sont passés avant ils vous ont dit un peu les mêmes choses ou pas.

A peu près. Pas dans le même

Pas dans le même ordre, pas avec les mêmes mots mais bon.

Pas avec les mêmes mots. Des discours oui sur un travail qui échappe, un métier qui n’a plus le sens qu’il avait auparavant

C’est fini tout ça. C’est du passé. Le problème qu’on a. Le gros problème qu’il y a ici, c’est qu’on a mis aux commandes, des gens qui n’ont pas de compétences. Alors ç a c’est facile à dire. Parce que toujours. On dit toujours. On dit toujours enfin. Moi je vois j’ai un cadre d’une entreprise, mais moi je bois souvent le café avec des copains qui sont ouvriers dans des entreprises. J’entends souvent ce discours-là. Les ouvriers qui disent les patrons ils sont nuls, ils y connaissent rien, ils y comprennent rien. Mais en fait on voit que nous. Enfin, j’sais pas c’est un peu plus réfléchi c’est-à-dire que on voit des gens qui n’ont pas la connaissance du terrain. On est encadré par des gens qui n’ont pas la compétence. Moi je me souviens d’avoir vu des rédacteurs en chef, des mecs qui avaient de la bouteille, qui étaient compétents quoi. Aujourd’hui on prend plus des jeunes loups, aux dents longues. (…). Oui mais si c’est pour remplir des cases avec des lettres et mettre n’importe quoi dedans, c’est à la portée de n’importe qui. Et c’est ça qui est grave. Parce que nous c’est pas un produit comme un autre. On fabrique pas un produit comme un autre. On fabrique qui est quand même très spécifique. Quand vous achetez votre pain au chocolat chez le boulanger le matin avant de partir travailler, vous savez la qualité du pain au chocolat que vous allez avoir tous les jours. Vous allez quasiment manger le même tous les jours. Nous on achète un produit mais dedans c’est jamais la même chose. Et si c’est jamais bon. C’est toujours la même. Vous voyez c’est un produit qui est tous les jours différent, mais si tous les jours il est différent et qu’il est jamais bon, c’est pas terrible quoi. Je suis un peu dur non ? (rire).

J’ai pas à juger ce qui. Je voudrais savoir comment vous personnellement vous vous sentez ?

Ah ben moi je suis comme les autres moi. Je suis dépité. Mettez pas ce terme parce qu’on va me reconnaître (rire).

Je chercherai un synonyme alors (rire).

Non non. C’est terrifiant.

C’est terrifiant de

C’est terrifiant de travailler comme ça quoi.

Qu’est-ce que vous ressentez ?

Ah ben c’est c’est terrible mais. Je voudrais pas que vous pensez que je suis là pour casser et amplifier les choses. Mais c’est très très pénible. C’est très pénible parce qu’on est complètement démotivé. Démotivé parce qu’on a affaire à des gens qui n’ont pas la compétence. Démotivé parce qu’on nous surcharge de bulot de façon complètement stupide (…). Et démotivé parce qu’il y a aucune reconnaissance du travail qui est fait. Parce que je vous jure que, même dans ces conditions, tous les gens travaillent du mieux qu’ils peuvent. Mais ils sont démotivés hein. Alors mo j’ai une force de caractère assez importante si vous voulez. C’est-à-dire que. Bon moi je tiens le coup hein. Je tiens le coup mais. Parce que justement j’ai cette force de caractère qui me permet de beaucoup me détacher des choses.

C’est le détachement

Ouais. Mais. Y a ça, et puis, y a aussi un gros problème de reconnaissance du travail et puis y a un gros problème d’inégalité dans le travail ici. C’est-à-dire qu’on est 20 à faire le même boulot, et y en a pas un qui a le même indice du travail

Indice

Indice, salarial. On a des indices. Y en n’a pas un qui va gagner 1800 euros ou un autre qui va gagner 2500. On a des indices.

Et s’est fixé en fonction de quoi ?

A la tête. Uniquement. Ce qu’ils appellent la locale, c’est-à-dire les rédacteurs, comme moi, on devrait tous avoir l’indice 160. Donc une majorité a l’indice 160. Mais y en a une partie qui, 135, 140, 145. Puis y en a qui sont à 160. Alors mois j’ai 145. Y en a qui sont à 160, y en a qui sont à 180. Et y en a qui ont des suppléments personnels. Ce qui veut dire qu’il y a une disparité totale dans les salaires. Alors chacun le sait hein. Chacun connaît l’indice de son voisin, chacun sait à peu près ce qu’on touche hein. Mais, c’est jamais à la reconnaissance du travail, c’est complètement arbitraire. Si vous plaisez, vous êtes augmenté, si vous plaisez pas vous êtes pas augmenté. Et comme moi, je suis pas lèche-bottes, et que je rentre pas dans les groupuscules et les clans, moi je stagne. C’est-à-dire que mon profil de carrière ici, il est linéaire. Et ça c’est terrible. On voit un petit peu l’ambiance. Ça, ça contribue vachement ici.

C’est des choses qui se parlent ici

Oh oui oui bien sûr, ah ben ouais ouais ! Vous avez des gens qui bossent beaucoup beaucoup beaucoup, et qui sont pas reconnus au niveau de leur salaire (…). Alors moi c’est entre nous, je fais le minimum vital. Je fais bien mon boulot. Quand vous avez à côté de moi un type, on a pas de souci avec lui, qui gagne, j’sais pas moi, 1000 ou 2000 ou 1000 euros de plus que moi, pour faire le même boulot, voire moins. Et puis vous en avez certains qui en font 20 fois moins que moi, qui sont reconnus et reconnus dans l’entreprise. Vous voyez que c’est pas possible quoi. Y a trop de disparité. Bon, je m’en fous, je suis, comme je veux, j’ai une force de caractère qui me le permet. Donc et c’est tout ça. Et très détaché. Parce qu’à côté de ça. Parce qu’avant, c’qui faut savoir c’est que dans ces métiers-là, avant les gens donnaient leur vie pour ce métier. C’est vrai hein. Y a 20, 30 ans de ça, 40 ans de ça, ils restaient là, passaient leur journée, leur nuit au journal. Et ils se mariaient entre eux. Ils vivaient ici. Non mais c’est vrai. Vous avez jamais remarqué le nombre de gens qui sont mariés entre eux.

Oui j’ai vu

Y en a plein. Y en a plein. Parce qu’ils vivaient là. Vous en avez, qui ont, un peu plus âgé que moi, ils sont tous mariés entre eux. Parce que y a 20 ans, 30 ans

On vivait ici

Ah ouais on vivait là quoi. Et le soir, ils étaient tous ici, ils bouffaient là, ils partaient à minuit, une heure, deux heures du matin, ils revenaient le lendemain à 11 heures, c’était. C’était une grande famille quoi. Alors aujourd’hui, ça s’est fff. C’est terminé ça. Et, alors je sais plus pourquoi j’en suis arrivé là mais (…). Oui je sais plus pourquoi.

On parlait de votre force de caractère

Ouais ouais ouais ouais. Donc moi bon ben, voilà.

Vous disiez également, que vous étiez moins impliqué dans votre travail qu’avant

Ben y a pas de perspec, le problème c’est qu’ici on n’a plus de perspectives de carrière. Et si on est pas copain de copain des.

Comment vous décrivez votre attachement à cette entreprise ?

Ah mais moi j’ai zéro attachement moi à l’entreprise.

Vous l’aviez avant ou

Ouais avant j’aimais oui. (…). Ben c’est-à-dire qu’une entreprise qui ne reconnaît plus ses salariés, ses salariés la reconnaissent plus non plus. Aujourd’hui, on n’a plus, y a plus aucune estime pour les salariés. Avant c’était une grande famille je vous disais tout à l’heure. Où y avait encore, ouais, un attachement. Aujourd’hui ça n’existe plus ça.

J’ai regardé tout à l’heure sur les panneaux d’affichage, ça a longtemps résisté. Y a eu des changements, le départ de l’impression. Je crois que c’était prévu dès 1970, mais les salariés ont toujours résisté, avec les syndicats, et puis finalement s’est arrivé

Non mais il faut savoir évoluer. Je crois qu’il faut savoir évoluer. Il faut savoir aller de l’avant. C’est comme toute entreprise. Dans un contexte économique. L’entreprise cherche la rentabilité. Mais, on doit aussi penser aux hommes qui travaillent. Et là aujourd’hui (…). Alors que, qu’ils aient supprimé, il faut savoir aussi pourquoi le centre d’impression a été supprimé. Quand vous investissez des centaines de milliers d’euros, dans une rotative, à 80 kilomètres d’ici, qu’est capable de tirer 25 journaux, vous allez pas investir autant, à 80 kilomètres alors que les nouvelles technologies permettent, pour le même prix de. Alors c’est sûr que ça sacrifie des emplois. Ben, on peut pas aller non plus contre le progrès. Mais d’un autre côté, il faut voir. Tous ceux qui sont partis, sont partis dans de bonnes conditions. Y a pas de. Il valait mieux partir, que rester. Pour ceux qu’ils le pouvaient.

Est-ce que vous avez des attentes ? Par rapport à un changement à venir. Qu’est-ce que vous attendez de votre entreprise aujourd’hui ?

Je voudrais qu’on. Ouais. Les attentes c’est, plus de reconnaissance, la valorisation, des vraies perspectives de carrière, et un encadrement qui soient à la hauteur, avec des gens compétents. Parce que là c’est tout une organisation qui est à revoir. Alors y autant, autant de chefs, qu’on en a jamais vu. On comprends pas. Parce qu’en fait, l’objectif c’est d’avoir des gens sur le terrain. Et c’est là où on revient aux difficultés qu’on a depuis un an. C’est qu’avec moins de journalistes, y a mois de gens sur le terrain. Par contre qu’est-ce qu’y a comme monde dans le bureau.

Et quelles sont les compétences que doit avoir cet encadrement ?

Ben justement, d’être sur le terrain et de connaître le terrain, aussi bien que les rédacteurs. Connaître aussi bien le terrain que les rédacteurs, et ça ils le connaissent pas. Et puis surtout, arrêter de vouloir faire des journées (…). Faut savoir une chose, c’est que. Moi qui suis sur le terrain, dans le département de (donne un département), ça fait 18 ans. On s’est formé, un tissu relationnel important. C’est-à-dire qu’on écrit sur des gens, au quotidien. Ces gens on les croise au quotidien dans la rue. Et ces gens-là, ils connaissent nos valeurs. Si on. Et n’a pas, on ne peut pas trahir leur parole. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui nous raconte des choses, qu’on écrit, et puis des choses qu’on ne peut pas écrire. Parce que nous, on connaît le terrain. Si l’encadrement ne connaît pas aussi bien le terrain que nous. Ils font des conneries dans le journal. Et nous on les paye sur le terrain le lendemain. C’est un peu compliqué. C’est-à-dire que comme on a des gens. Comme aujourd’hui on ne peut plus réfléchir. Aujourd’hui on ne peut plus. Aujourd’hui les rédacteurs, le rédacteur que je suis, il a plus le droit de réfléchir, il a plus le droit de penser, il a plus que le droit d’écrire. On lui dicte ce qu’il doit écrire. On lui dicte le papier qu’il doit faire. Moi on me dicte le rendez-vous que je dois prendre. On me dicte le papier que je dois faire. Très bien. Je prends contacte. Les gens qu’on m’indique sont des gens que je connais depuis 20 ans. Ces gens-là ils se confient à moi. On fait des papiers. Sauf que si on me transforme les papiers, dans le journal du lendemain, on transgresse ce qui nous a été dit. Et du coup. Nous quand on est sur le terrain le lendemain, ben les gens ils veulent plus se confier à nous. Donc on perd de la crédibilité. Le fait d’avoir un encadrement qui ne connaisse pas très bien le terrain, vous fait perdre toute crédibilité. Un exemple, un exemple tout bête. Je fais un papier y a un mois de ça. Alors. On a. Y a un projet d’implantation d’un magasin Décathlon, assez important à (donne une ville). Je ne sais pas si vous êtes de (donne le nom de la ville la plus proche) ?

Oui oui

A (donne de nouveau le nom de la première ville), qui est une petite commune qui est à côté. Un projet économique, d’une grande surface commerciale, ça a des conséquences. Toujours importantes, bon sur un tas de choses. On me dit fais un papier là-dessus. On en avait déjà parlé la dernière fois. Bon, je fais un papier là-dessus. Je rencontre le maire de la commune, que je connais depuis 20 ans. Il est bien, vraiment bien. Et j’appelle. Je lui dis ben voilà j’aimerai un petit papier là-dessus. Bon il me dit bon venez me voir, parce que c’est vous, je vous reçois. C’est sympa. Seulement, un autre il aurait pas été reçu. Et, il m’explique le projet de A à Z en me donnant les infos que j’avais pas. Pour me dire que, la commune prépare sereinement l’arrivée du magasin Décathlon à (Redonne le nom de la commune). Son méga magasin Décathlon. Et je titre, « (nom de la commune) prépare sereinement l’arrivée de Décathlon ». Je fais mon papier. C’était la réalité. Nous on est là pour donner la réalité des choses, on n’est là ni pour faire plaisir aux gens, ni pour les encenser, ni pour les casser, on est là pour donner la réalité. Et le lendemain, j’ouvre le journal. Et le titre avait changé. Et de « (nom de la commune) prépare sereinement l’arrivée de Décathlon », on était passé « Avec l’arrivée de Décathlon à (nom de la commune), il va y avoir du sport ». C’est-à-dire qu’on transforme complètement

Le sens

Le sens du truc. Du mec qui aurait été ravi de mon papier. Le lendemain matin, à midi, je décroche le téléphone de chez moi, le mec il m’a insulté. Il m’a insulté, pendant une demi-heure. J’ai réussi à le calmer parce que, il me connait bien, et je lui ais expliqué que j’y étais pour rien. Mais eu final, la prochaine fois que je vais l’appeler, il va me dire « Monsieur (il donne son nom), non non, je ne dis plus rien ». Donc le fait d’avoir des gens qui ne connaissent pas suffisamment bien le terrain, et qui, pour faire du sensationnel, et pour imiter les grands quotidiens nationaux, veulent donner une autre image que celle de la réalité, et ben ils cassent notre boulot sur le terrain. Alors ça démotive, et puis ça donne pas envie d’y aller quoi.

Et comment vous faîtes, vous en parlez, j’imagine que c’est un directeur qui a fait ça ?

Un chef oui. De service aux dents longues. Qui lui ne sera plus là dans deux ans. Qui passe là, pour prendre un indice, pour prendre de la promotion. Parce que moi dans trois ans je serai toujours là. Si ils m’ont pas viré.

Et vous lui en parlez ? Comment vous avez fait, vous êtes allé le voir ?

Non, moi je m’en fous. Complet. Parce que nous on sait le boulot qu’on produit, quand il est bien fait. On le voit. Mais aujourd’hui je peux le voir sur mon ordinateur. Un mec qui m’a envoyé : mes félicitations pour le papier qui n’est pas arrivé aujourd’hui. Parce qu’on les voit. Et puis on les reconnaît, on les rencontre tous les jours hein. Là le papier qui est paru sur l’agriculture, ben on peut y aller tout de suite voir sur mon mail, je vous le montre, c’est pas des conneries. Le mec il m’a envoyé un mail de remercie, de félicitation.

Le mec du terrain ?

Ah ouais ouais ouais ouais. Et puis j’en ai vu trois autres ce matin, des agriculteurs, des responsables qui m’ont dit ouais bravo c’était un super bon boulot, c’est bien, ils étaient contents.

Mais c’est permis de retoucher le travail d’un rédacteur ? Est-ce que c’est quelque chose d’autoriser ou pas ? Est-ce qu’il y a une règle qui définit que

Ben je sais pas, si vous prenez un tableau de Picasso et puis que vous filez un gros coup de pinceau noir dessus, c’est pareil.

Parce que c’est quand même le journaliste qui signe

Ouais ouais.

Donc c’est pas permis

Non. Mais ça se fait, régulièrement. Et le journal d’aujourd’hui, le titre a encore été changé. Je sais plus ce que c’était. Sur les agriculteurs, les agriculteurs. C’était le désarroi des agriculteurs. Un truc comme ça. Et c’est passé : les agriculteurs vache à lait de. Bon alors bon, bon c’est passé. Ça les a pas choqué, très bien mais c’est parce que j’ai été très diplomate. Donc voilà, donc on a souvent des crampes d’estomac.

Parce que vous êtes angoissés ?

Ah ben oui oui. C’est obligé. (…).

Comment vous ripostez alors ?

Ah ben moi je riposte plus. On a des chefs c’est là pour ça. Moi j’abdique. J’abdique. Je veux dire c’est même pire je leur fais des grands sourires toute la journée. Ouais. J’ai une femme que j’adore, deux enfants extraordinaire, une maison vous pouvez même pas imaginer comme elle est belle (rire). Un cadre de vie fabuleux, des vacances sans arrêt. Non mais c’est vrai hein. Ça je vous le dis même pas hein.

Donc beaucoup de détachement

Ah mais complet. C’est même pas imaginable. Par contre j’ai cette force là. Y en a d’autres qui n’ont pas la chance que j’ai, je vous le dis ici. Parce que j’en vois, ils sont complètement déprimés. Et j’en ai vus en pleurs, j’en ai vus qui s’arrête de bosser, qui sont. Mais des vrais déprimés hein. Y a pas de comédie là par contre.

Et quel est le recours en interne ? Ils peuvent aller voir qui ? Qui est-ce qu’on va voir lorsqu’on est dans cet état ?

Ben on le dit au médecin du travail. Quand on va le voir. Moi je lui ai dit l’autre fois. Mais ça change rien.

C’est aussi à son initiative que l’étude a été lancée.

Oui mais, l’étude ça changera rien hein. Moi je viens là. Honnêtement hein. Mais vous y êtes pour rien vous.

Est-ce que les personnes vont, je sais pas, voir un DRH ? Y en a un ici ?

Personne. On a. On est dans un groupe tellement gros qu’on connais personne. Non et puis ce qu’on craint c’est de se faire casser quoi.

Et les syndicats ?

Ben les syndicats ils le savent. Vous les avez vus. Ils s’ennuient pas. Vous avez vu ce matin, et après-midi j’sais plus. Ce que je voudrais savoir c’est est-ce que je suis dans la vérité de ce que vous disent les autres ? Ou si je suis au-dessus ou en-dessous ?

Au-dessus au-dessous. Je sais pas si j’arriverais à vous situer. Je trouve les discours plutôt homogènes, y a pas vraiment de disparité. Les personnes parlent toutes des changements depuis un an, qui disent avoir été déçues par les changements, de pas se retrouver dans un métier, des personnes qui y arrivent à s’y retrouver, mais en s’impliquant moins qu’avant et puis des personnes qui vont moins bien. C’est pas évident de vous répondre.

Après c’est de savoir si vous retrouvez des points communs un peu de partout.

Oui, plutôt oui.

Non, c’est pour savoir si. Vous voyez, vous, après avoir vu quinze ou vingt personnes, je sais pas combien vous en avez vus. Vous devez très vite voir si y a des gens qui racontent des conneries ou pas quoi. Non non ou si le discours

Je pars pas de l’idée que les gens me racontent

Non mais y a qui pourraient vouloir, dramatiser pour.

Non j’en ai pas

Non je pense que les gens qui travaillent ici sont des gens honnêtes quoi. Ici c’est des gens sont. On est en province hein, on n’est pas. Vous voyez, moi je les connais depuis, depuis quinze ans hein. C’est tous des gens honnêtes, sincères.

Sincère. C’est comme ça que je l’ai ressenti, et puis je ne veux pas le mettre en doute en tous cas

Ouais non non mais, je ne pense pas qu’il y ait de raison.

Bien. Vous sentez-vous soutenu par qui ?

Personne. Alors ça c’est hyper clair.

Vous aviez des relations avant avec des collègues ?

Oui ben par les collègues mais enfin bon, ça reste. Ça reste on s’dit ce qu’on vient de se dire là, on se le dit devant la machine à café, mais on peut rien faire.

Et les bons moments c’est

C’est quand je rentre chez moi.

Quand vous rentrez chez vous.

(…).

Je vous pose d’autres questions, peut-être plus personnelles. Vous répondu si vous le souhaitez.

Oui oui.

Est-ce que vous pensez que cet état que vous avez dans votre travail a des conséquences sur votre vie privée, sur votre santé ?

Aucune. Sur ma vie privée, strictement aucune. Parce que quand je rentre chez moi, je dis pas un mot, je parle pas un seule fois de mon travail chez moi. Jamais. Jamais. Donc de ce côté-là ça n’a aucune incidence sur ma vie familiale, sur ma vie personnelle, familiale, personnelle.

Et sur votre bien-être, votre santé, est-ce que vous percevez des changements ?

Ah ben. Ça certainement. Moralement oui. Y a des moments on en a tellement marre, qu’on aimerait se mettre en arrêt maladie. Moi j’y ai pensé souvent. Je le fais pas parce que c’est pas dans mon, c’est pas dans mon tempérament. J’lai jamais fait. Quand je me mets en maladie c’est vraiment que je suis malade. Ça m’est arrivé deux trois quatre fois. Bon. Vraiment pour des soucis de.

On peut être malade, moralement aussi

Mais, mais. Parce que j’ai suffisamment de force de caractère, je tiens le coup.

Et au niveau de votre sommeil, y a pas de changement, vous avez la même qualité de sommeil

Je dors comme un bébé.

(rire).

Il me faut vingt secondes pour m’endormir le soir (rire). Et je me réveille jamais une seule fois dans la nuit, parce que je suis complètement détaché. Je m’en fous complètement. (rire). Vous ne pouvez même pas vous imaginer. Y a des moments j’ai même pas le temps de m’allonger que je dors déjà (rire).

Et vous avez le même goût pour les loisirs, la même envie

Alors là je suis complètement épanoui. Complètement épanoui.

Vous fréquentez des collègues en dehors du travail ?

Non. Si y en a un ou deux avec lesquels on se casse une petite croûte de temps en temps mais ça s’arrête là quoi. Y a pas de. On part pas en vacances ensemble, on passe pas les weekend end ensemble.

Comment vous définissez ce que vous vivez au travail ? Est-ce qu’il y a un mot qui définit ce que vous vivez aujourd’hui au travail, qui signifie votre état émotionnel ou ?

Concernant. Mon état émotionnel ? (…). C’est dur parce qu’il y a plein de mots qui reviennent quoi, mais après. (…). Le mot qui revient le plus souvent (en chuchotant). La démotivation. (…). Ouais. On n’a plus l’envie du tout. C’est de la démotivation. Plus d’envie. L’absence de reconnaissance. Tout ce que je vous ai dit. Le manque d’initiative. Et puis surtout y a un truc qu’on n’a pas dit. Et là ça s’est calmé un petit peu. Je pense qu’ils ont pris la trouille. C’est la façon dont on nous parle. Et ça c’est important aussi. Parce que. Alors ça s’est arrangé un peu là quand même. Parce que quelqu’un qui encadre un groupe de personnes, qui fait du management. Il doit y être préparé. Il doit y êtres préparé. Là malheureusement on a des gens qui ne savent pas du tout, qui ne savent pas, qui n’ont pas les compétences d’encadrement. Des compétences relationnelles. C’est-à-dire que moi, j’ai 46 ans, 47 (rire). On m’a parlé. Il arrive qu’on me parle quand à un chien. Et y a pas qu’à mois. Et. Et ça je trouve que c’est quand même très détestable. Bon après les gens ont pas d’éducation, ça c’est autre chose. Mais. Ça ça dénote quand même aussi, un manque de compétences. (…). Parce qu’on n’a pas le choix. On n’a pas le choix. On nous dit, il faut faire, donc on fait quoi. Mais si jamais on veut essayer de discuter ou si, on répond pas exactement à ce qu’on nous a demandé de faire, ça se passe très mal. Donc. Donc ça c’est très désagréable aussi quoi. Parce que bon, on arrive à 47 ans. Se faire parler parfois par, des gens qui sont pas plus compétents, voire moins compétents, qui sont aussi détestables, c’est pas. Mais je pense que comme ça commençait à mal tourner. Et y en a ils sont moins sur toute la ligne. Ouais. (…).

Bien. Vous avez autre chose à ajouter

Pour ma défense ?

Pour votre défense ? (rire)

Oui oui. Pour pour conclure, on n’est dans une situation où y a plus de reconnaissance du travail, y a pas de perspectives d’avenir, où on a vu beaucoup de copinage aussi dans l’entreprise, depuis quelques années, pas depuis un an. Y a quelques années y avait beaucoup de copinage.

De copinage

Ouais. Des gens avaient des promotions ou des postes. Pas par leurs compétences quoi. Mais bon, c’est comme ça, on va pas changer les choses. (…). Mais bon, on s’est toujours adapté. Et y a eu beaucoup de changement. On s’est adapté mais à quel prix, avec quelle souffrance. Sauf que là on n’en peut plus, ils ont trop tiré sur la corde. Même si je comprends l’intérêt des changements, des changements techniques. Parce qu’il faut évoluer je le sais. Mais quelque part ça détruit la philosophie du journal, le contenu du journal et la façon de travailler. En fait, c’est comme si. Comment dire. On est tous là, qu’on participe à une œuvre dont on ne comprend pas le sens et c’est ça qui fait mal, qui nous affecte, notre santé morale. C’est pour ça que je suis dégouté, démotivé. Parce qu’aujourd’hui je suis une machine à écrire. On nous donne les questions qu’il faut poser. On nous mâche le travail. On fait plus rien. C’est grave ce que je vous dis. C’est noir vous devez vous dire.

Je me dis qu’en effet ça doit pas être facile pour vous

Je sais pas si les autres vous auront dit la même chose. C’est vrai c’est comme ça.

Bien je pense qu’on va s’arrêter là je vous remercie pour votre aide, pour m’avoir aidé à comprendre votre situation

Oui. En tout les cas j’ai été sincère, je vous ai pas menti. J’espère que ça donnera quelque chose.

Je l’espère également.