Introduction

Le dispositif pédagogique, présenté ci-dessus sous la forme d’un récit, présente une grande complexité et semble exiger beaucoup de ceux qui le mettent en œuvre.

Conçu par la politique éducative, et voulu par les enseignants, il a l’ambition, comme l’annonce explicitement le Plan pour les arts et la culture à l’école qui l’instituait, non seulement de promouvoir l’éducation artistique et culturelle, mais aussi de permettre à l’école de mieux assumer sa mission éducative. Il s’agit pour le ministre de l’Education Nationale d’affirmer une volonté forte de ne plus considérer l’art comme une matière sacrifiée aux savoirs fondamentaux, mais de l’inscrire aux programmes et d’assurer la généralisation des pratiques. « Il n’y a pas d’autre lieu que l’Ecole pour organiser la rencontre de tous avec l’art, il n’y a pas d’autre lieu que l’Ecole pour instaurer de manière précoce le contact avec les œuvres. Il n’y a pas, enfin, d’autre lieu que l’Ecole pour réduire les inégalités d’accès à l’art et à la culture 1  ».

Comme l’illustre notre récit, le dispositif « classe à PAC2 » est gros d’un paradoxe. L’enseignant le met en place pour améliorer l’école et tenter de faire face aux difficultés de la situation éducative (violences verbales, perte de sens et de cohésion…), voire même avec l’ambition de « changer l’école » ; mais il a pour effet d’y introduire des pratiques, des situations, des manières de travailler qui sont souvent très éloignées de sa tradition (séances non organisées à l’avance, sorties, intervenants extérieurs…), mettant l’école dans une situation de forte tension et qui l’ébranlent. On pourrait même évoquer le terme d’injonction paradoxale. L’enseignant espère qu’avec ce dispositif il lui sera possible de « changer l’école », dans le sens de pallier à des lacunes que des dispositifs traditionnels ne pourraient peut-être combler : un changement donc, dans une perspective de rétablir une certaine forme, par exemple, faisant appel à des valeurs en perte de vitesse (concentration, effort, investissement, discipline, respect…). Mais dans les faits, dans le quotidien de la classe, les exigences inhérentes à la « classe à PAC » n’arrêtent pas de bousculer les repères et le fonctionnement habituel de l’école, ce qui n’est pas sans provoquer des tensions.

Le récit ci-dessus en fait également état. Le répertoire du monde de l’art et de l’inspiration est bien présent (manque de précision du compositeur quant au déroulement et à la planification des séances, adaptation sur le vif des musiciens, prendre des éléments d’inspiration, sortie exceptionnelle de quatre jours, la plus belle expérience, le ciment du groupe classe, talents d’improvisation, émotions en fin d’année…). Ce monde se pose comme étant antithétique au monde de l’école. Leurs principes respectifs s’opposent voire se confrontent.

Ce dernier, dans le récit, annonce un répertoire caractéristique d’un monde : structuré par des séances de travail organisées faisant appel à des objectifs précis et des compétences en lien avec les programmes ; insistant sur les productions écrites, sur une certaine productivité dans le temps ; rappelant les consignes ; élaborant des règles de vie collective ; canalisant les énergies par des fiches à compléter ; focalisant sur l’écoute et la concentration ; gérant les débordements, les répétitions, le stress, l’organisation matérielle et logistique, etc.

C’est donc un dispositif intéressant dans sa complexité contradictoire. Quelque chose qui est là, avec l’idée que l’école va être meilleure, va changer et en même temps qui lui fait souci. Le récit le montre : l’enseignante est constamment obligée de faire du lien entre les séances menées par les intervenants (par des activités de renforcement, de répétition, de lien avec les programmes…), de recueillir les productions écrites, les impressions et ressentis des enfants après chaque séance en présence d’un intervenant (afin de garder une trace et de faire travailler les élèves sur des compétences transversales), de mettre en forme les séances dans un cahier journal car l’artiste intervenant ne fait pas de fiche de préparation de séance, et l’enseignante doit alors gérer l’incertitude de la séance à venir (elle ne sait pas ce que l’artiste a prévu), etc.

Ce dispositif artistique inséré dans le cadre scolaire est donc un objet complexe, ou plutôt un dispositif de stabilisation (par un projet écrit et consentis par les parties) de valeurs et de principes s’opposant, cohabitant voire se confrontant au sein de situations singulières. Ces dernières peuvent paraître alors composées de paradoxes, de contradictions, et chargées de tensions. Une question se pose alors : Pourquoi les enseignants s’encombrent ou se mettent dans une situation difficile avec ce dispositif ? Si les enseignants s’entêtent et s’investissent dans un dispositif mêlant des valeurs et des principes opposés à leur monde, amenant parfois même du stress et du désarroi, c’est que cela apporte un plus à quelque chose ou à plusieurs choses. Il semblerait que la réponse se situe dans une pluralité d’avantages, faisant appel à plusieurs mondes.

Jean-Louis Derouet, dans son ouvrage L’école dans plusieurs mondes 3 , reprend la théorie de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot sur l’existence de mondes4 (ou de cités) ayant chacun des caractéristiques, des valeurs et des principes qui leur sont propre. Pour aller voir de plus près ces caractéristiques, ces valeurs et ces principes que peut véhiculer un projet artistique, il est donc nécessaire de prime abord de se pencher sur la politique éducative des arts afin de mieux comprendre quels sont les enjeux sous-jacents lors de la mise en place de ce type de dispositif artistique en classe. En effet, depuis de nombreuses années, les politiques éducatives mettent en place des dispositifs éducatifs, les enseignants s’en emparent et les mettent en œuvre en classe. Il est donc nécessaire tout d’abord, que les intentions de la politique des arts et de la culture soient mises au jour et analysées. Le monde artistique, souvent perçu et considéré comme le parent pauvre de l’école, devient, avec le plan pour les arts et la culture à l’école, une matière élue. Par ce plan, la marge tend alors à devenir exemplaire, tel que l’illustre l’enquête du ministère5 établie par la Direction de la programmation et du développement, où les chefs d’établissement du second degré font part d’une volonté et d’un attrait pour inviter le monde de l’art dans leur établissement. « On peut remarquer qu’une demande plus forte se manifeste dans des établissements où ces activités sont déjà développées », « Très peu (6 % sur l’ensemble des réponses aux deux questions et surtout en LEGT) ont affirmé clairement qu’ils avaient bien d’autres priorités que ces activités. (…) Certains en tirent la conclusion que ces activités sont une priorité (« Pour nos élèves, c’est une urgence ») (…). Certains insistent sur l’apport de ces activités à l’environnement (« Notre atelier de percussion est la seule animation culturelle de la région »). (…) Globalement, les deux tiers environ des chefs d’établissement, surtout en collège et en LP, sont très intéressés par ces activités artistiques, certains expriment un véritable enthousiasme (« Il faut absolument les développer, ce sont toujours les enfants les moins favorisés qui y ont le moins accès »), quelques-uns annoncent qu’ils font du développement des classes à PAC leur priorité pour l’année en cours 6. ».

Ainsi, notre problème de recherche s’enracinera dans une première question qui fera l’objet d’une première partie : Pourquoi ce dispositif est-il élu par la politique éducative, par les enseignants qui en prennent le relais, comme étant le meilleur levier du changement dans l’école ?

Une fois les fondements de cette politique éclaircis, notre préoccupation se fixera sur la mise en place du dispositif artistique en classe et sa gestion concrète par l’enseignant, où les valeurs et les principes opposés des deux mondes s’affrontent, créant parfois des tensions comme nous l’avons illustré précédemment. Le problème de recherche approfondira ainsi un second champ de questions : Dans la mise en œuvre du projet, comment des enseignants, confrontés aux effets souvent paradoxaux de ce dispositif, s’y prennent avec les tensions qu’il véhicule ? Nous allons donc nous intéresser à la manière dont les enseignants s’y prennent, parce que justement ce dispositif a été élu, qu’il est justifié, qu’il est porteur d’un ensemble de valeurs, d’espoir… nous verrons ainsi à quoi cela leur sert, qu’est-ce qu’ils en font, et comment est-ce qu’ils font tenir leurs élèves, leur classe, leur projet.

Cette dernière question n’est pas seulement à approfondir sur le terrain de la classe, nous allons aussi la situer sur le plan de l’école dans une troisième partie : Qu’est-ce que cela fait tenir dans l’école ? Les politiques éducatives se donnent pour but, parfois explicitement, de changer l’école. C’est notamment le cas des pays anglo-saxons, mais aussi de la France.

Les multiples questions de la deuxième partie se posent dans le cadre de la mise en œuvre précise et singulière d’un projet artistique et culturel en classe (sept classes à PAC seront ainsi analysées). Nous terminerons notre recherche en appréhendant les impacts réels de l’art dans l’école sous un angle de vue plus généraliste. Qu’est-ce que l’art in fine fait à l’école ? Qu’est-ce que l’art produit dans l’école ?

Toutes les études empiriques montrent qu’il y a une grande distance, un saut entre les intentions et les mises en œuvres. Les études présentées lors du symposium international de recherche intitulé Evaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle 7, s’accordent sur ce point. On ne peut alors s’en tenir à l’analyse des discours de ce que disent les enseignants.

Les enquêtes actuelles montrent que les enseignants sont engagés et très réceptifs aux valeurs et aux principes de la parole officielle (ils consultent les I.O8., reprennent le même discours). On ne peut donc s’en tenir, comme c’est trop souvent le cas, à la dénonciation, à la déploration de la distance entre les intentions de la politique éducative et ses effets dans l’école. Il est important de souligner que si l’on s’en tient à cette déploration, on méconnaît deux éléments. On méconnaît tout d’abord l’école comme milieu, comme système, comme forme spécifique : la forme scolaire, et on méconnaît tout autant le travail de l’enseignant comme praticien réflexif. En effet, pour Donald Schön9, les professionnels « en savent plus qu’ils ne le laissent entendre ».

Pour aller sur ce terrain approfondir notre question de recherche, il semble alors nécessaire de refuser de dissocier principes et actions, dire et faire. Ce qui implique alors de déplacer la question. Nous n’allons plus essayer d’évaluer l’écart entre les intentions et les mises en œuvre mais tenter desaisir le dire/faire dans sa globalité articulée, ce qui restitue la parole des enseignants qui a été recueillie ainsi que plus largement leurs pratiques.

Pour tenter de comprendre ce qui se passe en classe, ce que font les enseignants, il faut commencer par saisir ensemble le dire et le faire, c’est-à-dire leurs paroles et leurs pratiques.

Pourquoi faire entrer l’art, le monde artistique, dans l’institution scolaire ? Quel intérêt pour l’enfant et l’enseignant ?

Lorsque l’on s’interroge sur ce que l’art produit dans l’école, le premier constat est ce côté paradoxal, c’est-à-dire la manière dont l’art ébranle d’une certaine façon ce qui constitue les fondements et les pratiques les plus traditionnelles de l’école. Le sociologue Guy Vincent a théorisé de manière forte la notion qui est ici en jeu, et à laquelle le recours s’impose, c’est la notion de forme scolaire.

Est-ce que l’art n’est pas un moyen précisément de tenter de faire en sorte que l’école soit libérée de la forme scolaire ?

On peut d’ores et déjà amorcer l’hypothèse que le dispositif artistique sert à tenir la classe, pas seulement au niveau disciplinaire mais aussi en termes de cohésion et de valeurs communes. En effet, plusieurs enseignants interrogés font part du projet artistique comme étant un « ciment du groupe classe », développant l’expression et l’émotion.

Alors, il est légitime de se demander comment les situations artistiques servent à faire tenir la classe, à faire tenir l’école. Pour traiter cette question, il est nécessaire de faire référence à un cadre théorique capable de tenir ensemble le dire et le faire, les principes et les actions, les intentions et les objets. La sociologie de la justification a retenu notre attention par le fait qu’elle demeure précisément un moyen d’approcher le travail qui consiste, dans notre recherche, à observer des situations artistiques et culturelles en présence de l’artiste et des élèves, et à analyser ce qui se dit et se fait dans les séances observées (comportements, actions, paroles) en refusant et en dépassant l’opposition théorie/pratique, dire/faire, ou intentions/mise en œuvre.

Notre problématique et nos hypothèses de recherche, présentées ultérieurement, s’inscrivent dans un cadre théorique précis. Celui-ci est composé de différents concepts et notions empruntés à Luc Boltanski, Laurent Thévenot, et Jean-Louis Derouet.

Ce cadre sociologique se justifie par un certain nombre d’arguments. Le premier a été évoqué ci-dessus et concerne le fait que ce cadre dépasse l’opposition théorie/pratique, dire/faire, ou intentions/mise en œuvre, c’est-à-dire qu’il concilie et prend en compte les deux champs de chaque couple. La seconde raison, développée ci-dessous, porte sur des principes et des valeurs contenus dans le discours, révélés grâce à l’utilisation de grilles de catégorisation sociologique (mondes, cités, états…).

Les notions et valeurs mobilisées dans le champ de l’éducation (coopération, investissement, inspiration, respect, etc.) relèvent bien, d’une part, de la théorie des cités et de la justification. Le recours aux « principes de justice » doit permettre de comprendre la manière dont les enseignants et les politiques éducatives justifient la place, le rôle de l’art, c’est-à-dire avec beaucoup de force et d’engagement. La théorie boltanskienne est une théorie de la justification qui a le grand avantage de travailler avec une pluralité de principes de justice émanant de registres issus du monde civique, domestique, industriel, marchand, inspiré. C’est bien en effet une telle pluralité qui singularise l’engagement des enseignants dans le domaine artistique. Par exemple lorsque l’enseignant en appelle au respect des autres (référence à la cité civique), puis justifie le projet comme étant source de créativité et d’expression (on passe alors à la cité inspirée), mais aussi fait part de la production finale à terminer dans les temps (le registre est ici celui de la cité industrielle).

Ces notions relèvent d’autre part de la délégation aux objets et de la notion de situation, nécessaires dans notre recherche s’intéressant précisément à la construction et au fonctionnement des situations scolaires. La construction des situations passe tout d’abord, pour la classe à PAC, par un dispositif de stabilisation des situations qui se caractérise par un projet écrit conjointement par les acteurs initiaux du projet (enseignant et partenaire artistique) sous la forme d’un dossier de plusieurs pages, transmis à l’Inspection académique pour validation et demande de financement.

Ensuite, en classe, les situations vont se construire grâce à un processus préalable de contacts entre enseignant et artiste (téléphone, mail, réunion…), et par l’utilisation d’objets (partition, instrument, ordinateur, fiches à compléter, etc.) qui peuvent autant conforter et renforcer la situation que la faire éclater (lorsque l’objet utilisé ne fonctionne pas par exemple et que cela provoque hilarité et brouhaha parmi les élèves).

Les « formes de généralité et de grandeurs », comme par exemple : la coopération, l’entraide, l’encouragement, l’inspiration…, sont attachées aux situations observées et aux discours recueillis lors des entretiens menés avec les enseignants. Interrogés et observés, ceux-ci sont obligés de glisser d’un mode d’ajustement à un autre, d’une grandeur à une autre en fonction de la situation dans laquelle ils s’engagent. A propos de ce glissement d’un monde à l’autre, Luc Boltanski et Laurent Thévenot soulignent que « cette plasticité fait partie de la définition de la normalité, comme en témoignent nombre d’accusations de pathologie et particulièrement de paranoïa, qui stigmatisent des résistances aux ajustements exigées par le passage entre des situations différentes 10 ».

Dans notre étude, les PAC sont étudiés comme des objets. C’est-à-dire que l’on doit se refuser de les considérer comme « des supports arbitraires offerts aux investissements symboliques de personnes, pour qui ils ne représenteraient rien d’autres qu’un moyen d’exprimer leur appartenance à des groupes 11  ».

Il est donc intéressant de montrer la façon dont les enseignants font face à l’incertitude (comme par exemple lors de la rencontre avec l’artiste qui ne précise pas le contenu des séances, et qui reste très évasif quant à l’organisation du projet, car l’artiste est guidé par l’inspiration du moment et de la classe, et que cela ne peut se prévoir et se planifier) en s’appuyant sur un objet (la partition, la fiche, le journal de bord…) « pour confectionner des ordres et, inversement, consolident les objets en les attachant aux ordres construits 12 ». En effet, certains enseignants n’hésitent pas à élaborer de nouvelles règles de vie de classe spécifiques à la venue de l’artiste dans l’école. De plus, nous savons que les PAC, pour être validés doivent être ancrés dans les programmes de l’école primaire (les Instructions Officielles). Les enseignants délèguent alors une partie du poids de l’institution, de leur travail, aux objets.

S’intéressant aux dispositifs artistiques et culturels, la question fondamentale de ce travail de thèse est : qu’est-ce que ce dispositif produit ? C’est-à-dire qu’est-ce que l’enseignant cherche à faire, à produire ? Que « fabrique » -t-il en classe dans un PAC ?

Aujourd’hui le système éducatif recourt de plus en plus massivement à l’introduction des arts et des dispositifs artistiques dans l’école, pour le bien de l’école et de l’éducation13. À partir de ce constat, un premier type d’interrogation se dégage : Comment les acteurs justifient la mise en place d’un dispositif artistique dans l’école ou dans leur classe ? Après avoir constaté, par un éclairage de la théorie des cités (mettant au jour les valeurs et les principes émanant de plusieurs mondes ou cités), que les enseignants justifient ou reprennent les justifications des politiques éducatives14 (telles que la priorité donnée à l’expression de l’élève, la recherche de repère, de sens), nous sommes à même de nous demander ce qu’ils font vraiment sur le terrain, dans leur classe.

Cette question relative au passage du dire au faire est porteuse d’une ambiguïté. Il s’agit d’étudier d’une part, la façon dont les enseignants font tenir des situations en éducation artistique (c’est-à-dire comment ils arrivent à faire cohabiter le monde de l’art et celui de l’école dans une situation), et d’autre part, comment les situations artistiques servent à faire tenir la classe, à faire tenir l’école, comment tiennent-elles dans la forme scolaire ?

Cette dernière question englobe trois niveaux : la classe, l’école, la forme scolaire.

Les enseignants doivent « tenir leur classe », cela correspond à la manière dont l’enseignant va s’y prendre pour faire respecter les règles de vie collective, canalisant le comportement des enfants. L’expression « faire tenir l’école » est quelque peu différente. Cela suggère plutôt comment l’école peut se consolider et rester en cohésion avec ses propres valeurs et celles de la société qui sont en déclin, voire en crise (tolérance, respect…). Concernant le troisième niveau, celui de la forme scolaire : cette notion développée dans la thèse de Guy Vincent15, pourrait se définir comme étant l’ensemble des règles humaines et spatio-temporelles structurant l’organisation scolaire (respect du temps, lieu défini, place des acteurs fixée, comportement et attitudes scolaires codifiées, utilisation d’objets et de pratiques propres à l’école tels que la production d’écrit, la fiche de préparation, le journal de classe, etc.). Le dispositif artistique et sa mise en œuvre travaillent pourrait-on dire la forme scolaire, dans le sens où il va y avoir certainement un impact sur la forme scolaire : peut-être que ce travail artistique déplace la forme scolaire, peut-être qu’il la refuse (l’artiste ne faisant pas de fiche de préparation…), qu’il la fait éclater (par exemple lorsque l’objet utilisé a été oublié ou ne fonctionne pas), qu’il la renforce (en donnant des exercices de répétitions graduées, en intensifiant les règles de vie collective lors des interventions des artistes et lors des visites culturelles, en faisant remplir des fiches pendant les visites et en faisant faire des comptes-rendus écrits à chaque séance par les élèves), etc.

Dans le premier cas, par la mise en place de dispositifs artistiques et culturels, l’art entre dans l’école, l’enseignant fait entrer l’art à l’école. Mais l’art à l’école, de part leur monde respectif différent et de part leur histoire, est une association qui ne va pas de soi. En effet, la forme scolaire demande un espace, un temps, un rapport disciplinaire différent de celui du monde de l’art, de l’inspiration, de la créativité. Par exemple, lorsque l’enseignante attend de l’artiste une planification structurée des séances, alors que ce dernier, demeure évasif et fait part de la nécessité de s’adapter à chaque séance, sans prévoir ce qu’il va se passer. Cette situation met dans l’embarras l’enseignante qui n’est pas habituée à ce type de fonctionnement très souple, voire à de la pure improvisation, puisque le monde scolaire se veut très structuré et projectif dans le temps. Alors, comment les enseignants, en tant que « gardiens de la forme scolaire », s’arrangent-ils pour que ces situations, amenant tant de choses extérieures, tiennent bon dans la forme scolaire ?

La seconde question, plus exigeante sur le plan de l’hypothèse, part de l’idée que si les enseignants et les politiques éducatives font le choix de faire entrer l’art à l’école, c’est d’une certaine manière pour que l’art à l’école permette de faire mieux marcher une école un peu affaiblie, une école où les élèves sont un peu démotivés. L’art entrerait alors dans l’école au service du renforcement, de la restauration, de la réparation de la forme scolaire.

Notre première étude sur le terrain, à l’origine de nos hypothèses, a porté sur une classe de CM1 dont l’enseignante, engagée depuis de nombreuses années dans des projets artistiques, a mis en place un projet musique avec une association en partenariat avec l’Auditorium de Lyon. Après avoir observé une séance et effectué un entretien avec l’enseignante nous avons pu nous rendre compte, contre toute attente, que la mise en place du projet avait tendance à renforcer la forme scolaire : Importance des consignes disciplinaires en classe, dans la salle de musique, dans les transports en commun pour se rendre à l’Auditorium, pour visiter le lieu, fiches à compléter sur place, etc.

Il est donc possible d’analyser de deux manières cette situation : on peut s’intéresser à la manière, par exemple, dont l’enseignant va essayer de maîtriser les brouhahas des élèves qui sont provoqués par le fait qu’il y ait une interaction, mais dont le développement le mettrait en porte à faux par rapport à la forme scolaire, à la discipline, etc. Mais également, on peut remarquer que l’enseignant, au lieu de se servir de la musique à l’école pour l’expression, l’épanouissement, comme nous révèle quelquefois le discours, en fait voit un moyen de discipliner sa classe. Dans ce cas, l’art devient un moyen de renforcer d’une manière plus appropriée, plus conforme à ce que sont les élèves d’aujourd’hui, l’apprentissage de la discipline, et donc par conséquent de restaurer en assouplissant (en utilisant l’art) tout en affermissant la forme scolaire (en créant de nouvelles règles de vie collective, en canalisant leur énergie par des productions écrites en lien avec chaque séance…).

La seconde hypothèse semble être la plus pertinente, toutefois, nous essaierons d’articuler les deux hypothèses. Elles sont en effet articulables sur le terrain car la notion de forme scolaire est présente dans les deux hypothèses.

Nous n’ignorons pas qu’il existe, outre les classes à PAC, différents dispositifs partenariaux artistiques et culturels16 dans les écoles primaires. Nous savons aussi que les classes à PAC, faute d’être financièrement et politiquement portées, voient leur nombre sans cesse diminuer. Pourquoi alors privilégier dans cette recherche la classe à PAC ?

Parce que ce dispositif artistique est un objet17 qui, lors de sa création en l’an 2000, a eu pour effet de mettre au grand jour la manière dont les enseignants s’engagent dans des pratiques artistiques et culturelles depuis des décennies. Cette reconnaissance a permis d’obtenir des moyens plus amples, plus importants, tels que subventions, création de pôles ressources, partenariats privilégiés avec des structures culturelles, collaboration d’artistes, etc.

L’appellation « classe à PAC » a donc permis aux dispositifs d’éducation artistiques d’exister officiellement alors qu’ils évoluaient auparavant par la détermination de quelques enseignants pionniers. La loi sur l’éducation artistique18 n’a donc ni créé de toutes pièces « la classe à PAC », ni développé la volonté des enseignants de s’investir dans un projet artistique, mais a officialisé, a institutionnalisé ces pratiques et leur a donné les moyens de se développer.

Des restrictions budgétaires dès 2004 ont fragilisé petit à petit le développement de ces dispositifs, en réduisant quantitativement les projets et en ne faisant subsister que certaines dominantes artistiques plutôt que d’autres, peut-être d’après l’aménagement culturel des régions19. En effet, les classes se trouvant à proximité d’un pôle ressource art et culture s’orienteraient peut-être plus facilement vers sa dominante que vers une dominante rare (design, arts du goût…) ou ayant un pôle ressource éloigné géographiquement.

On note à ce propos que la ville de Lyon est considérée comme pôle ressource en danse et en musique du fait de ses structures actives, majeures : la Maison de la danse et l’Auditorium, et que cela pourrait peut-être expliquer l’inégale répartition dans les dominantes des projets, et la recrudescence des projets danse et des projets musique dans le département du Rhône.

Les classes à PAC sont donc des dispositifs fluctuant selon les politiques : mis au grand jour, à la mode, subventionnés, puis mis de côté, revus à la baisse... Face à une législation peu porteuse, seuls subsistent quelques irréductibles enseignants engagés de longue date dans l’aventure artistique, défendant ce type de projet. Notre travail toutefois n’entend pas être une analyse de la politique éducative des arts dont les classes à PAC ont été l’outil majeur. En deçà de cette politique et de ses aléas, il concerne l’engagement pédagogique des enseignants en faveur de l’éducation artistique et culturelle.

Dans notre étude, nous nous sommes donc attachés à la manière dont la situation va être, est, et a été construite, c’est-à-dire comment le projet a été pensé par l’enseignant au préalable, comment l’enseignant perçoit la mise en place de son projet dans sa classe, et enfin, comment une séance observée en présence de l’artiste et des élèves en classe est perçue par l’enseignant. Pour mener à bien cette investigation, il est nécessaire de poser plusieurs questions :

Est-ce que la situation observée confirme le discours que les enseignants tiennent ? Est-ce que la situation observée le contredit ? Comment la situation observée répond au discours que les enseignants ont tenu ? Tout ce que les enseignants disent, est-ce qu’ils le mettent en œuvre et de quelle façon ?

Nous allons donc être attentif à la manière dont les acteurs construisent une situation, cela sans omettre qu’ils ne peuvent tomber d’accord sur une définition du bien commun que par référence à des principes extérieurs. Nous allons donc identifier les différents principes auxquels les enseignants peuvent se référer.

La situation que propose le projet artistique au sein d’une classe offre un ensemble complexe de règlements, d’idées, d’objets, de programmes, de personnes liées entre elles par ce projet. Un travail de mise en ordre est obligé de sélectionner, c’est-à-dire de définir l’univers pertinent de l’action : écarter ce qui n’importe pas, retenir ce qui importe. Dans le cas d’un projet artistique en classe, il faut donc retenir tous les éléments relevant de logiques diverses (valeurs, principes, objets, émanant de mondes cités précédemment), car plusieurs principes cohabitent dans la situation (comme le récit nous l’a montré), et mettre au jour les compromis qui permettent de faire tenir ensemble la situation (tel que l’enseignante qui se résigne et s’adapte à la manière improvisée de l’artiste de gérer les séances, mais qui tout de même tient à faire rédiger aux élèves à posteriori de chaque séance un contenu de séance dans le journal de bord).

Nous avons élaboré une grille d’observation des situations artistiques scolaires qui soit ni centrée sur les contenus, ni centrée sur les élèves, mais qui puisse saisir la dynamique des situations, c’est-à-dire le travail permanent de connexion qui est opéré par les maîtres pour faire tenir ensemble une multitude d’éléments : les programmes et les intérêts des élèves, mais aussi un cadre spatio-temporel, des équipements, des contraintes liées au partenaire artistique, etc.

Le premier but de l’enquête est de clarifier, et éventuellement de formaliser les compétences mises en œuvres par les acteurs. On sait qu’il est difficile d’attacher de façon permanente une logique à une personne. Les mêmes personnes peuvent se référer à des principes différents en fonction des situations : en face de l’artiste, en face des parents, en face des collègues, lors de l’écriture du projet qui sera validé par l’Inspection, etc.

Notre approche accorde une grande place aux entretiens, que nous traitons comme des sources d’information, qui rapportent une vision du monde. Notre méthode se rapproche sur ce plan de celle des anthropologues : tout récit est une mise en ordre du monde, et cette mise en ordre importe du moment qu’elle fait sens pour l’acteur interrogé. Il nous semble pertinent d’adopter vis-à-vis de ces récits une position compréhensive qui interroge le récit de l’extérieur, en introduisant par exemple dans l’entretien des éléments que la personne interrogée occulte, en lui demandant sur quels éléments « objectifs » de la réalité elle s’appuie (question 11b relative aux programmes20), ou en introduisant dans le questionnement, les liens qu’il entretient avec les intérêts d’une position. Ce qui est familier, quotidien à l’enseignant n’est pas évident à faire ressurgir dans un entretien, beaucoup de choses sont évidentes pour un professionnel, il n’en parle pas forcément dans l’interview puisqu’il pense que tout le monde les connaît.

Le but de notre enquête est de suivre le montage composite que forme une séance avec l’intervention d’un artiste et de discerner ce qui le fait tenir : un principe supérieur commun qui fait accord entre tous les partenaires. Tout cela ne peut pas toujours être saisi dans une observation. C’est pourquoi nous avons doublé l’observation d’entretiens où les acteurs explicitent leurs principes et présentent une vision ordonnée de la situation. L’observation servira à évaluer les points d’appui de ce récit : le maître s’organise-t-il comme il l’avait prévu ? Reste-t-il dans le même domaine de justification ?

Sur le plan pratique, l’enquête procède en trois temps : un entretien approfondi avec le professeur des écoles à qui il faut demander ses objectifs et attendus de projets ; une observation portant sur le travail de mobilisation de l’enseignant dans une situation où l’artiste intervient auprès des élèves, une post-observation sous la forme d’un entretien donnant le récit de la situation.

Précisons enfin l’organisation de notre texte. Trois parties composent la thèse. La première relève de la politique éducative des arts autour de la question du dispositif artistique élu par cette politique comme étant le meilleur levier du changement dans l’école. Dans un premier chapitre, nous nous pencherons sur la politique éducative en France. La classe à PAC et la politique Lang y seront présentées et nous ferons état des intentions de cette politique.

Le second chapitre portera sur la question : Pourquoi la classe à PAC a-t-elle été choisie par les professeurs des écoles, justifiée et porteuse d’un sens, de valeurs et d’espoir ? au travers d’un état des lieux des enquêtes d’implémentation21  (enquêtes factuelles, quantitatives), des enquêtes sur le registre de l’interprétation, notamment nous nous pencherons sur les travaux de Philippe Urfalino qui analyse les fondements de cette politique éducative. Et enfin, un état des lieux d’analyses de la politique éducative des arts présentées sous la forme de travaux universitaires, telle que l’analyse plurifactorielle du plan Lang par Alain Kerlan et l’analyse d’Héloïse Côté.

Progressivement cette revue fera émerger un certain nombre de thèmes, de problèmes, méritant un cadrage théorique. Nous présenterons notre cadre théorique dans une seconde partie, où nous expliciterons notre choix de se tourner vers la théorie boltanskienne des cités, qui est le cadre que nous avons conservé depuis notre travail de DEA.

Ainsi, le premier chapitre sera consacré à la méthodologie et à la problématique centrale de cette recherche ; le second chapitre fera l’objet de précisions sur la construction des situations notamment en clarifiant la notion de délégation aux objets, la notion de situation, et celle de forme scolaire.

La troisième partie, plus empirique, portera sur les enjeux et les effets de la construction de situation : Dans la mise en œuvre du projet, comment des enseignants, confrontés aux effets paradoxaux de ce dispositif, s’y prennent avec les tensions qu’il véhicule ?

La grille d’entretien sera présentée tout d’abord. Puis une première sous-partie présentera trois chapitres relatifs aux situations à l’épreuve : la remise en cause des situations, les bougés ; les distributions des rôles entre artiste, enseignant et élèves feront l’objet d’un second chapitre. Nous aborderons dans un dernier chapitre les procédures de stabilisation et de délégation aux objets, plus particulièrement sous l’angle des effets de la classe à PAC.

Enfin, l’horizon de la thèse sera abordé en conclusion autour d’un prolongement du chapitre précédent sur la question des effets de l’art à l’école, c’est-à-dire dans une réflexion ayant un certain recul sur notre étude, sur ce que l’art produit in fine dans l’école.

Notes
1.

Jack Lang, Orientations pour une politique des arts et de la culture à l’École, Conférence de presse, 14 décembre 2000, disponible sur http://discours.vie-publique.fr/notices/003003427.html [24/09/2010].

2.

Projet Artistique et Culturel

3.

Jean-Louis Derouet (ss.dir.), De Boeck Université, 2000.

4.

Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.

5.

François-Régis Guillaume « Art et culture dans le second degré », Note d’information, MEN, DPD, 13 avril 2002.

6.

Ibid. p.3.

7.

Les 10, 11, 12 janvier 2007, Centre Pompidou, Paris.

8.

Instructions Officielles.

9.

Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Editions Logiques, 1993.

10.

De la justification. p.30

11.

Ibid. p.31

12.

Ibidem.

13.

Si l’on se réfère au B.O. n°24 du 14 juin 2001, l’éducation artistique et culturelle vise deux objectifs majeurs : “L’épanouissement équilibré des enfants, dont l’intelligence sensible et créative doit être développée tout autant que l’approche rationnelle des savoirs et du monde”; “La réduction des inégalités d’accès aux œuvres et aux pratiques artistiques , ainsi que la formation de nouvelles générations de jeunes plus cultivés et plus ouverts aux arts et à la culture”.

14.

Virginie Ruppin, Pour un cadre théorique et méthodologique d’investigation de l’entrée des arts aujourd’hui dans l’école. La théorie boltanskienne des « cités » confrontée aux valeurs esthétiques, mémoire de DEA, Université Lyon 2, 2004.

15.

Guy Vincent, L’école primaire française, Etude sociologique, thèse de doctorat soutenue le 1er janvier 1979, Université René-Descartes-Paris V, 573 p. Sous la dir. Raymond Aron.

17.

Jean-Louis DEROUET, École et justice, De l’égalité des chances aux compromis locaux ?, Métailié, Paris, 1992.

18.

Jack LANG, Orientations pour une politique des arts et de la culture à l’École, Conférence de presse, 14 décembre 2000.

19.

Voir la liste des pôles ressources et des villes correspondantes (en annexe).

20.

Question 11b : « Est-ce que vous avez utilisé les instructions officielles pour donner un contenu pédagogique au dossier du projet ? »

21.

Concernant l’ensemble des opérations qui permettent de définir un projet et de le réaliser, de l’analyse du besoin à la mise en œuvre et à la finalisation du projet.