1.2.4. Politique éducative et philosophie de la culture : la politique Lang analysée par Alain Kerlan, Héloïse Côté

Le plan sur les arts et la culture a été retracé dans l’ouvrage de Pascale Lismonde40, et a été interprété par Alain Kerlan dans L’art pour éduquer ? La tentation esthétique 41 , sous la perspective d’un « déplacement du paradigme 42  », passant du modèle rationaliste au modèle esthétique. Dans « L’art contemporain dans l’école. Le modèle esthétique à l’épreuve 43  », Alain Kerlan, dans son analyse de la politique éducative des arts, propose huit arguments à l’œuvre dans la politique éducative des arts. Ce que l’on retient de cette lecture, c’est la manière dont elle illustre et théorise les tensions que nous avons vues à l’œuvre dans la rencontre entre le monde de l’art et le monde de l’école.

Par exemple, la revalorisation, la redécouverte de la sensibilité, marquent la tension entre l’école sensible et l’école rationnelle (l’école comme corps ou l’école comme tête).

‘« le senti et le vécu, l'imagination, le corps vécu, l'émotion, l'affect, l'apparence. Autant de valeurs et de perspectives que la tradition scolaire a tenu trop longtemps et tient encore trop souvent pour secondaires, suspects, voire opposées au projet d'éduquer. Contre l'hégémonie et l'exclusivité d'une rationalité réputée coupée de ses racines, cet argument d'inspiration critique et romantique et " revisité " par l'individualisme moderne croit en la vertu éducative et unifiante de la sensibilité, de l'imagination et de l'émotion partagée. Le nécessaire rééquilibrage d'une culture rationaliste morcelée passe par la réhabilitation de la sensibilité. Celle-ci participe à ce titre d'un mouvement plus général de révision des valeurs dans la culture moderne : les valeurs liées à la sphère esthétique, au sens large, jusque là subordonnées aux valeurs rationnelles, aux valeurs de la raison et de la pensée rationnelle, et dont l'école a été le bastion, s'émancipent, s'affichent pour elles-mêmes, et passent de l'arrière-plan au premier plan. Cette évolution témoigne des développements de l'individualisme démocratique, et, dans ce cadre, d'une sorte de recomposition anthropologique : le sentiment, l'émotion, la sensibilité prennent un sens nouveau, positif. Ce qu'on appelle " l'esthétisation de l'existence " s'inscrit d'ailleurs dans ce processus 44 . »’

Deuxième argument, l’art comme éducation générale, est un déplacement massif pour de multiples raisons :

‘« la place de l'art n'est pas d'abord celle d'une éducation particulière, mais bien celle d'une éducation générale. L'art est pleinement, totalement éducatif, sur le plan de l'éducation personnelle comme sur celui de l'éducation sociale et politique. A la personne qui s'y éduque, enfant bien sûr mais adulte également, l'art et l'activité artistique par eux-mêmes donneront des moyens et des forces pour se construire : pour affronter ses déchirements, surmonter ses divisions et sa violence, unifier et maîtriser sa complexité ; à la société qui y éduque ses citoyens, de meilleure chance de s'édifier et de se restaurer. L'art pour l'accomplissement de l'homme dans son humanité, comme individu et comme " animal politique " ; l'art pour l'accomplissement de l'harmonie humaine et de l'harmonie politique, l'intégration de soi et l'intégration sociale. L'attente et l'espérance éducatives dont témoigne la politique éducative des arts puisent une bonne part de leurs convictions dans cette doctrine de la vocation éminemment éducative de l'art 45 . »’

Un troisième argument porte sur le contexte d’émergence de ce mouvement en faveur de l’art dans l’école. Un contexte de monde moderne en crise, « " désenchanté ", en quête de repères et de sens. L'aspiration éducative à l'unité trouve en face d'elle un monde éclaté, morcelé, désenchanté. Comment éduquer si le monde est épars ? L'art, explique-t-on alors, dans un argumentaire d'inspiration romantique et heideggerienne, nous en avons essentiellement besoin pour rééquilibrer, réorienter une culture et un rapport au monde dominés par la technique et la raison instrumentale, " l'arraisonnement ", pour réenchanter un univers muet, vidé de ses dieux, réduit à l'utile et à l'utilitaire 46 . »

Un quatrième type d’argument confortant la nécessité de l’art pour éduquer, celui de la lutte contre l’insignifiance et l’indifférence rongeant le monde moderne et son éducation : « L'art et la culture pour lutter contre l'insignifiance, pour retrouver du sens, réapproprier le sens, pour maintenir ouverte les interrogations que la technoscience et une conception " positiviste " de la culture scolaire recouvrent sans y répondre. Bref, l'art, lieu du sens, et mieux, de la signifiance 47 . »

Après avoir exposé quatre arguments d’ordre philosophique et politique, Alain Kerlan rattache ensuite une argumentation éducative et pédagogique, en cinq points :

La conférence mondiale sur l’éducation artistique à Lisbonne48 organisée par l’UNESCO, et le symposium international de recherche « Evaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle » à Paris49, au Centre Pompidou, ont permis de faire le point sur les travaux existants dans les divers pays. Les études présentées soulignent également l’opposition latente existant entre le monde de l’art et le monde de l’école, notamment les études portant sur les effets extrinsèques de l’art (la musique au service des apprentissages mathématiques et logiques, le théâtre au service des apprentissage de la langue, etc.).

Les études de l’Observatoire des politiques culturelles de Grenoble sont également à souligner. Dans le cadre de ses actions en faveur de l'enfance, la Fondation de France soutient depuis 1996 des projets qui favorisent l'ouverture au monde par l'art et les pratiques artistiques des enfants. L’appel à projets "Ouverture au monde par des pratiques artistiques des enfants de 6 à 12 ans" vise à soutenir des démarches de création artistique destinées à des enfants ayant peu accès aux pratiques culturelles. Ce dispositif a permis depuis l'origine de financer 574 projets sur l'ensemble du territoire. Afin d'en mesurer les effets et d'adapter ce dispositif aux évolutions sociales, politiques et culturelles, la Fondation de France a confié à l'Observatoire une mission d'évaluation. L'étude porte sur l'évaluation du dispositif mis en place par la Fondation de France, dans son contexte thématique et historique, et dans une approche prospective. Elle comprend une analyse quantitative (de 400 dossiers présentés entre 2004 et 2007) et qualitative des projets soutenus par la Fondation de France, ainsi qu'un travail d'aide à l'élaboration de démarches d'évaluation pour les porteurs de projets. Ce que l’on peut en retenir est la remarque finale, inscrite dans la synthèse de l’étude, concernant la distance existant entre le dire et le faire « Il semble y avoir un décalage entre ce qui est annoncé dans le projet et ce qui est effectué, de même qu’il semble que les projets s’appuient peu sur les évaluations antérieures pour justifier leur action présente.50 »

Un autre pays est également très fortement impliqué dans sa démarche de promotion en faveur des arts et de la culture. Le Canada51 accorde une grande importance à l’éducation artistique et se démarque des autres pays par des plans de financements, par exemple par le Fonds de recherche sur la société et la culture.

Héloïse Côté dans sa thèse, soutenue en 2008 à l’université Laval au Québec, ayant pour titre L’intégration de la dimension culturelle à l’école, Du discours officiel à celui des acteurs, fait quant à elle, référence à la diffusion de la dimension culturelle dans la société, à l’école et dans les politiques éducatives (chapitre 1), analyse le discours officiel québécois sur l’intégration de la dimension culturelle (chapitre 2), analyse des dispositifs pédagogiques intégrant cette dimension culturelle (chapitre 3) et analyse le discours des acteurs sur l’intégration de la dimension culturelle (chapitre 4).

Le second chapitre retient particulièrement notre attention. Il présente une analyse du discours officiel en dégageant d’une part les conceptions de la culture et de l’éducation présentes dans ce discours, et d’autre part les objets et dispositifs pédagogiques proposés pour intégrer la dimension culturelle. La grille d’analyse utilisée se compose des sept modèles de cités élaborées par Luc Boltanski, Laurent Thévenot (1991) et Eve Chiapello (1999). Le discours officiel a été découpé en 2327 énoncés qui ensuite ont fait l’objet d’un rangement par catégorie (exemple : catégorie 1 : conceptions de la culture, catégorie 2 : conception de l’éducation…), puis d’une répartition statistique selon la cité auquel l’énoncé renvoyait (exemple : conception de la culture associée à la cité civique : 77 énoncés soit 28,5 % des 270 énoncés en lien avec la conception de la culture, conception de la culture associée à la cité domestique : 46 énoncés soit 17 % de 270…).

Cette répartition statistique fort détaillée ne nous avance toutefois pas dans le dévoilement des tensions existant entre le monde de l’art et celui de l’école. Ce constat nous incite à la prudence dans l’utilisation de la théorie des cités : nous devrons veiller à en maintenir la puissance théorique, à ne pas la réduire à un simple outil de classification.

Les objets et les dispositifs pédagogiques intégrant la dimension culturelle attirent notre attention. Les objets désignent, dans la recherche d’Héloïse Côté, « tout ce qui peut être « traité comme des équipements ou des appareils de la grandeur, qu’ils soient règlements, diplômes, codes, outils, bâtiments, machines, etc. (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 179).» 357 énoncés ont été classifiés dans la catégorie « Répertoire d’objets et de dispositifs pédagogiques » et répartis entre les modèles de cités (par exemple : Répertoire d’objets et de dispositifs pédagogiques associés à la cité inspirée : 56 énoncés, soit 15,7 % de 357…). De la même manière, ces éléments statistiques nous apportent peu de pistes pour notre recherche. Toutefois, on remarque que les catégorisations utilisées sont proches des nôtres.

Notamment concernant la correspondance des objets, des dispositifs utilisés au Québec et ceux utilisés en France (par exemple : « documents écrits, informatiques, audio-visuels », « contacts téléphoniques », « spectacle de marionnette », « présentation de la réalisation dans le milieu scolaire », « poème sur cassette », « lettre d’invitation », etc.).

Mais aussi concernant les rôles des acteurs qui se voient similaires entre les deux pays (par exemple pour l’enseignant : susciter l’intérêt, éveiller, guider, superviser, soutenir, prévoir, planifier, informer, diffuser, afficher, apprécier, collecter…, pour l’élève : s’engager, s’impliquer, travailler en équipe, s’ouvrir, découvrir une nouvelle technique, partager, communiquer, fabriquer, réaliser, construire, approfondir, appliquer la démarche de création, utiliser un vocabulaire artistique, persévérer, explorer, se questionner, exprimer, débattre, accueillir, etc. »).

L’analyse des dispositifs et du discours des acteurs sur l’intégration de la dimension culturelle (respectivement les chapitres 3 et 4) sont également analysés statistiquement sans apporter toutefois d’éléments significatifs du point de vue qui est le nôtre.

Il est important de signaler que la plupart des études universitaires ou scientifiques (telles que l’étude52 commanditée par la Fondation de France à l’Observatoire des politiques culturelles) recensées portent sur des descriptions de systèmes éducatifs, les finalités poursuivies, les conditions pour favoriser des expériences de qualité, etc. L’équipe d’Anne Bamford53 a rencontré fréquemment dans les études portant sur l’évaluation des pratiques artistiques et culturelles une « tendance universelle à produire des études descriptives et non analytiques. 54  » Les mises en œuvres des enseignants auxquelles les politiques donnent naissance ne sont pas abordées.

La « 2e Conférence Mondiale sur l’Education artistique » du 25 au 28 mai 2010 à Séoul s’est organisée autour de quatre thèmes principaux : Impact sur les pratiques de l’éducation artistique, Promotion de l’éducation artistique et ses valeurs socio-culturelles, Renforcement des capacités pour réaliser les valeurs de l’éducation artistique, Adoption d’Objectifs communs de développement. Plus précisément, après l’examen des rapports évaluant l’impact de la « Feuille de route55 » sur l’éducation artistique à travers le monde, ont été élaborées des stratégies d’applications adaptées aux contextes locaux. Puis, basé sur les dimensions socio-culturelles de l’éducation artistique, ont été explorées les stratégies de promotion efficace de l’éducation artistique. Enfin, ont été discutés des moyens pour renforcer les capacités de l’éducation artistique comme les recherches sur l’éducation artistique, à travers des outils tels que « la passerelle de l’information », et d’un observatoire comme un portail de l’éducation artistique. Cette conférence a permis, en outre, de poser clairement les objectifs de l’éducation artistique comme « remède sociétal 56  » : Thérapie et réinsertion socioculturelles, cohésion sociale et réconciliation, construction de la paix dans des situations de post conflits… « Pour répondre aux problèmes sociaux, économiques, culturels et environnementaux auxquels nous sommes confrontés, l’éducation et l’enseignement doivent aider les individus et les sociétés à apprendre à vivre durablement et à se comporter de façon responsable 57 . »

En résumé, les travaux que nous avons recueillis dans la phase exploratoire, font essentiellement référence aux intentions des enseignants. Ces intentions ne tiennent pas compte des mises en œuvre. Et c’est précisément là où notre recherche trouve sa place58.

Notes
40.

Pascale Lismonde, Les arts à l’école. Le plan de Jack Lang et Catherine Tasca, Paris, SCEREN-CNDP et éditions Gallimard, col. Folio, 2002.

41.

Alain Kerlan, L’art pour éduquer ? La tentation esthétique, Contribution philosophique à l’étude d’un paradigme, Les Presses de l’Université Laval, 2004.

42.

Ibid. p. 29.

43.

Revue Les sciences de l’éducation, Pour l’ère nouvelle, vol 37, n°3, 2004.

44.

Ibid. p.70.

45.

Ibid. p.71.

46.

Ibid. p.72.

47.

Ibid. p.73.

48.

6, 7, 8, 9 mars 2006, Lisbonne, Portugal.

49.

10, 11, 12 janvier 2007, Paris, France. Actes du "Symposium européen et international de recherche : Ev aluer les effets de l'éducation artistique et culturelle", Beaubourg janvier 2007, éditions La documentation Française et Centre Pompidou.

50.

Évaluation de l’appel à projets de la Fondation de France « Ouverture au monde par l’art et la pratique artistique des enfants de 6 à 12 ans », synthèse, mars 2009, p.16.

51.

Symposium international sur les arts et l’apprentissage, octobre 2008, Université Queen’s, Kingston.

52.

Intitulée « Evaluation de l’appel à projets « Ouverture au monde par l’art et la pratique artistique des enfants de 6 à 12 ans ».

53.

Anne Bamford, University of the Arts, Londres, Mesurer l’impact : Recherche(s) en éducation artistique et culturelle, in Evaluer les pratiques artistiques et culturelles, p.21, lors de l’ouverture du symposium international à Paris en 2007 sur l’évaluation des pratiques artistiques et culturelles.

54.

Ibidem, p.25

55.

La Feuille de route pour l’éducation artistique est le principal résultat des délibérations de la 1re Conférence mondiale sur l’éducation artistique à Lisbonne 2006. Ce document est destiné, d’une part, à promouvoir la compréhension commune de l’importance de l’éducation artistique, et d’autre part, à aider les gouvernements à développer des lignes directrices pour intégrer l’éducation artistique dans leurs politiques.

56.

Site officiel de la 2e conférence mondiale sur l’éducation artistique :

http://www.artsedu2010.kr/htm/fre/program/201_detail_01.jsp consulté le 29/05/10.

57.

Site officiel de la 2e conférence mondiale sur l’éducation artistique :

http://www.artsedu2010.kr/htm/fre/program/201_detail_01.jsp consulté le 29/05/10.

58.

Les prémices de notre travail prennent source dans l’étude réalisée en DEA qui a consisté en une approche par principes de justice du discours sur la politique des arts et de la culture (Pour un cadre théorique et méthodologique d’investigation de l’entrée des arts aujourd’hui dans l’école. La théorie boltanskienne des « cités » confrontée aux valeurs esthétiques, mémoire de DEA, Université de Lyon, 2004).