2.1. Etat des lieux

2.1.1. Les enquêtes d’implémentation : quel impact dans l’école ?

Les enquêtes factuelles et quantitatives menées sur le terrain, auprès d’acteurs scolaires par exemple, peuvent nous aider à cerner les impacts de cette politique dans l’école, en dégageant des faits, des arguments...

La Direction de la programmation et du développement fait état, dans une enquête quantitative du 13 avril 200259 menée auprès de 1000 chefs d’établissement du second degré, de la progression des ateliers artistiques, des taux d’ouverture de classes à PAC, des domaines artistiques choisis, et de la proportion d’élèves participant aux activités, le tout corrélativement mêlé à chaque type d’établissement (collèges, LEGT, LP).

Les enseignements artistiques sont entrés dans une « période de turbulence 60  » pourrait-on dire, là où le discours officiel réaffirmant régulièrement le rôle éminent de l’art à l’école semble parfois en contradiction avec des choix en matière de programmes, horaires, budgets…

En marge de ces enquêtes statistiques, le rapport d’Eric Gross, Inspecteur général de l’éducation nationale, énonce des propositions qui seront mises en œuvres sous la forme de mesures dès la rentrée 2008. Ce rapport, daté du 14 décembre 2007, intitulé Un enjeu reformulé, une responsabilité devenue commune, établit vingt propositions et huit recommandations pour renouveler et renforcer le partenariat Education-Culture-Collectivités locales en faveur de l’éducation artistique et culturelle. Ce rapport souhaite la généralisation à tous les élèves de bénéficier de l’éducation artistique et culturelle, et souhaite proposer à tout élève, « non plus seulement une ou des expériences ponctuelles  61 », mais un parcours cohérent alliant solidement trois dimensions : une initiation consistante à l’histoire des arts (programme artistique relatif aux différentes périodes historiques de la préhistoire à XXIe siècle, en passant par le Moyen-Âge et la Renaissance), la rencontre avec des artistes et les œuvres (sous la forme d’interventions en classe, de visite d’atelier ou de musée), et l’apprentissage d’une pratique (en classe, avec ou sans un intervenant artistique).

Ce rapport se préoccupe déjà de la cohérence du parcours, car il semble être conscient de la difficulté à gérer des tensions existant deux mondes, celui de l’école et celui de l’art : entre un programme d’histoire et un vécu artistique.

L'objectif étant d’introduire dans toute l'Ecole, tout le temps, de la culture et des arts en s'appuyant sur les outils de la culture (internet, video…) et sur une pédagogie « qui éveille l'intelligence ». Sont recommandés les outils développés pour les Tpe, comme une évaluation d'un carnet de bord artistique et culturel, retraçant par exemple un compte-rendu pour chaque séance en lien avec l’intervention d’un artiste, avec une pratique artistique ou avec la visite d’un centre culturel. Cette éducation passe par un véritable partenariat entre l'Etat et les collectivités locales, entre l'Education et la Culture.

Certains aspects concrets sont mentionnés : obligation pour tout élève d'avoir visité le patrimoine local, redéfinition de ce qu'est la visite scolaire et création des structures propres à accueillir les élèves ; gestion des droits sur les œuvres numériques et utilisation de l'exception pédagogique ; doter chaque établissement d'un projet culturel et artistique.

Qu’en est-il alors du statut de l’art à l’école primaire ? La place de la culture artistique est réaffirmée dans le « socle commun de connaissances et de compétences62 » (présentant les sept piliers de l’éducation) et cela au titre de la « culture humaniste » (le 5e pilier), mais aussi de la construction d’un regard critique et éclairé sur le monde par une « maîtrise de la langue française » à travers l’analyse d’œuvres63. L’importance accordée à la place des œuvres d’art à l’école est réaffirmée dans les nouveaux programmes de 2008, qui annoncent 81 heures de pratiques artistiques (arts visuels et musique) et histoire des arts réparties sur 36 semaines de cours (soit 2h15 hebdomadaire).

L’introduction d’un enseignement d’histoire de l’art de l’école primaire au lycée, pose la question de la place de la connaissance du patrimoine par rapport à la pratique, dans un volume horaire fortement restreint à partir de la rentrée 200864. En effet, le volume horaire alloué au domaine arts visuels depuis 1995 était de 3 heures hebdomadaire, soit une diminution horaire de 25 % dès la rentrée 2008, avec un programme chargé par l’histoire des arts et de la musique de la préhistoire à nos jours.

Toutefois, ce corpus d’enquêtes ne semblent pas faire apparaître les raisons pour lesquelles les enseignants se mobilisent. Elles font état de statistiques ou de propositions voire d’intentions, mais n’expliquent pas le « pourquoi ». De plus, l’équipe d’Anne Bamford65, note « une différence entre ce qu’on peut qualifier d’éducation aux arts (enseignement des arts plastiques, de la musique, du théâtre, etc.) et l’éducation par les arts (utilisation des arts en tant qu’outil pédagogique transférable à d’autres disciplines, telles que le calcul, la lecture, la technologie).  66»

Ces travaux, pour la plupart, montrent un écart entre l’intention et la mise en œuvre, et dans certains cas où ils tenteraient de combler cet écart, cela n’est pas approfondi.

La revue Expressions n°31 de l’IUFM de la Réunion a publié en mai 2008 un dossier67 sur les enjeux des pratiques artistiques à l’école. L’article de Geneviève Guetemme, de l’iufm d’Orléans Tours, intitulé « Un photographe pour un projet d’écriture » attire notre attention.

La rencontre avec un artiste « travaille » l’enseignant et, dans le cadre d’un projet avec un photographe, cette formatrice constate notamment un écart, non pas entre le discours enseignant et ce qu’il fait concrètement en classe, mais entre les attentes de l’artiste et celles de l’enseignant.

Cette étude, fort intéressante, mérite d’être citée dans ses paragraphes les plus parlants concernant les tensions existant entre le monde de l’école et la cité de l’opinion (paragraphe 1), les tensions entre le monde de l’école et le monde de l’art (paragraphes suivants : l’artiste possède une place secondaire), leur équilibre fragile mettant en évidence les crispations institutionnelles. « Comme tout dispositif de partenariat, il demande beaucoup de travail d’élaboration et de gestion, mais il a la faveur des enseignants dans la mesure où, tout en offrant un cadre motivant aux élèves, il rend visible, même brièvement, un travail de fond et apporte un peu de reconnaissance de la part du public et de l’institution. 68  ».

Pour l’enseignante, l’idée était de faire écrire les élèves à partir de photographies de boutiques. Ces images, réalisées par l’artiste, devaient jouer un rôle de déclencheur, de support d’imaginaire, d’intermédiaire nécessaire pour emmener les élèves vers un travail de création littéraire. Il n’était pas prévu au départ d’en percevoir la spécificité artistique à travers la mise en place d’une pratique photographique en plus du travail d’écriture. « L’écart entre la place secondaire assignée ici à l’artiste et celle qu’il devait assurer peut paraître radical mais il est loin d’être rare, notamment en ce qui concerne les projets touchant aux arts visuels lancés par des non spécialistes. Il nous renseigne sur la tendance courante à l’instrumentalisation de la pratique artistique par les autres disciplines. Il nous confronte également à un certain rapport aux images, un rapport basé sur l’affectif plutôt que sur une prise en compte de leur spécificité réflexive et artistique. Enfin, il nous présente une façon de percevoir le métier de photographe et son rapport au réel comme de la prise de notes, du prélèvement ou, pour faire plus simple, un « clic ». »

L’artiste est ici perçu comme étant l’élément déclencheur de production de texte. L’art est utilisé comme un moyen et non comme une fin :

« Un partenariat étant une affaire de confiance il est peut-être plus sécurisant pour l’artiste d’associer le choix de son travail à la reconnaissance de sa démarche plutôt qu’à des amitiés circonstancielles. Mais comment une enseignante de lettres peut-elle se positionner face à un univers qu’elle admet ne pas connaître ? Son choix de ne faire intervenir l’artiste que comme fabriquant d’images pour générer des textes correspond à sa difficulté de s’engager dans un domaine pour lequel elle ne se sent aucune légitimité. »

La place de l’art dans un univers qui lui est étranger pose le problème de sa reconnaissance, de son acceptation.

« Ici, en plus des âpres négociations liées au financement, c’est surtout à une grande suspicion vis à vis de son altérité que l’artiste s’est heurté. Lors de leur premier contact, en effet, après l’avoir fait attendre plus d’une demi-heure dans le hall et avant toute présentation d’usage, les premiers mots du proviseur ont été : « Un étranger dans mon établissement ! ». C’est vrai que, comme le déclare Alain Bergala :« L’art, pour rester art, doit rester un ferment d’anarchie, de scandale, de désordre. L’art est par définition semeur de trouble dans l’institution […], élément heureusement perturbateur de son système de valeurs, de comportements et de ses normes relationnelles 69 . » (…)

Pour ce proviseur, le fait de pouvoir aider à développer une pratique artistique en lycée professionnel (milieu proportionnellement moins touché que d’autres établissements par ce type de dispositif), dans une ville où les événements culturels sont rares, l’a apparemment moins touché que l’idée de laisser s’introduire une entité peu contrôlable dans l’univers scolaire. La suite de la matinée a d’ailleurs montré que le proviseur n’était pas le seul à se méfier : secrétaires et documentaliste ont pris le relais en refusant de trouver un coin de salle aux enseignants et à l’artiste pour se réunir et continuer à discuter du projet : les espaces libres devaient tous le rester pour « faire le ménage ». (…)

La singularité du monde de l’art et de ses acteurs face à l’institution montre que ce monde doit sans cesse se justifier de son existence et de la rigueur de sa pratique :

Connaissant l’institution pour y avoir lui-même travaillé de nombreuses années, l’artiste, quoique agacé par de telles rigidités, ne s’est pas démobilisé. Au contraire. Il a seulement regretté ce lien de méfiance et de confrontation presque viscéral – pas toujours aussi caricatural mais assez systématiquement manifeste – entre l’art et l’institution, lien qui rend les projets toujours difficiles en imposant un rapport de force où l’artistique tient bien peu de place. Mais si l’institution se méfie, c’est en partie parce que la notion de « différence » associée à l’artiste est profondément ancrée dans le sens commun.

L’artiste qui intervient en milieu scolaire ne peut pas espérer faire disparaître ce modèle culturel. S’il arrive à porter l’attention sur la rigueur, la cohérence et la dimension signifiante de sa pratique, il aura déjà beaucoup travaillé. (…)

L’équilibre est très fragile (…). La focalisation de départ sur l’écriture – même à partir de photographies d’artiste – sécurise en effet ici l’enseignante face à un domaine inconnu, mais surtout lui permet de revenir à une activité pratiquée par un personnel de l’éducation dans le cadre scolaire habituel. En fait, l’enseignante n’en a pas conscience, mais, son choix ne semble reconnaître de rôle éducatif qu’à l’institution. Il refuse également de considérer la valeur éducative, au sein de l’institution, de la confrontation entre les élèves et un corps étranger à l’univers scolaire. (…)

Pour Alain Bergala, « la cause première de tous les dangers est souvent la peur (légitime) des enseignants qui n’ont jamais reçu de formation spécifique dans ce domaine (l’art) et qui s’accrochent à des courts-circuits pédagogiques rassurants 70 ». Selon lui, les enseignants ne doivent plus considérer leur objet du simple point de vue du savoir. Or, une telle approche relève d’une logique encore étrangère au système. L’artiste, son altérité, peut justement confronter l’école à des logiques différentes 71 »

Notes
59.

François-Régis Guillaume, « Art et culture dans le second degré », Note d’information, MEN, DPD, 13 avril 2002.

60.

Les arts à l’école, Cahiers Pédagogiques, numéro 464 de juin 2008, pp.10 à 56.

61.

Eric Gross, Un enjeu reformulé, une responsabilité devenue commune, disponible sur http://www.education.gouv.fr/cid20730/un-enjeu-reformule-une-responsabilite-devenue-commune.html [24/09/2010] p.7.

62.

2007.

63.

Un document d’application contient une Liste d’œuvres de référence pour une première culture artistique, dans laquelle les œuvres sont situées historiquement et appartiennent à des registres techniques, thématiques et artistiques différents.

64.

81 heures de pratiques artistiques (arts visuels et musique) et histoire des arts réparties sur 36 semaines de cours, soit 2h15 hebdomadaire.

65.

Anne Bamford, University of the Arts, Londres, Mesurer l’impact : Recherche(s) en éducation artistique et culturelle, in Evaluer les pratiques artistiques et culturelles, p.21, lors de l’ouverture du symposium international à Paris en 2007 sur l’évaluation des pratiques artistiques et culturelles.

66.

Ibidem, p.22

67.

Coordonné par Jacqueline Dussolin et Guillemette de Grissac

68.

Geneviève Guetemme, Un photographe pour un projet d’écriture, Expressions, n°31, p.30.

69.

Alain Bergala, L’Hypothèse du cinéma. Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, Paris, Cahiers du cinéma, collection « Essai », 2002, p.20.

70.

Ibid.p.17.

71.

Geneviève Guetemme, Un photographe pour un projet d’écriture, Expressions, n°31, pp.32-41.