3. 1. 1. 1. Contexte De la justification : de l’impératif de justification au modèle de la cité

Luc Boltanski et Laurent Thévenot examinent les réponses classiques apportées par les sciences sociales à la question de l’accord, notamment les controverses entre la sociologie Durkheimienne (holisme) et économie libérale mue par l’intérêt individuel. Les auteurs veulent montrer que par delà les différences entre ces deux conceptions opposées, celles-ci fondent l’accord de la relation entre des personnes particulières et une forme de généralité nommée “principe supérieur commun 76 ” permettant de dépasser les particularités des personnes et de constituer les fondements d’un accord, d’un rapprochement.

Examinant les évolutions de l’école entre 1964 et 1984, Jean-Louis Derouet77 explique la multiplication des principes de justice en référence à la communauté, à l’entreprise, au marché, à l’efficacité... Le sociologue constate que les arguments échangés lors des débats sur l’école et surtout “les principes auxquels ils se réfèrent n’ont rien de nouveau, qu’ils correspondent à des traditions historiques qui ont sédimenté pour constituer un sens ordinaire de ce qu’il est juste et bon de faire en éducation 78 ”.

La tension entre le recours à des formes générales (volonté collective) et la référence à des intérêts particuliers des personnes, n’est pas le résultat de la confrontation entre deux systèmes d’explications, mais elle est au cœur de chacun d’eux. Cette construction à deux niveaux “forme une armature théorique commune à ces systèmes qui les constituent en métaphysique politique 79 ”.

La démarche des auteurs vise à faire apparaître les éléments de similitude, sous l’apparence irréductible de l’opposition méthodologique entre explications de conduites individuelles et des explications de comportements collectifs. Pour ce faire, Luc Boltanski et Laurent Thévenot examinent la structure des constructions méthodologiques et se limitent à deux des élaborations théoriques des sciences sociales : la sociologie et l’économie. Ces disciplines prennent appui sur une règle d’accord et prennent aussi appui sur une référence à une forme universelle dépassant les particularités des personnes.

Les auteurs montrent que ces deux disciplines ont été engendrées à partir de philosophies politiques qui leur ont servi de matrices, et dans lesquelles les métaphysiques sous-jacentes sont exposées.

En conséquence, “l’examen de ces engendrements et des ruptures qui les (disciplines) accompagnent fait apparaître une transformation identique d’un principe supérieur commun normatif en une loi scientifique positive 80 ”.

La forme d’accord qui est apparue entre les personnes est un principe général qui a été proposé dans la philosophie politique pour asseoir le bien commun et assurer la concorde en accordant les volontés.

Les auteurs en déduisent que les principes d’accords étant au moins au nombre de deux, en conséquence aucune des deux disciplines (sociologie et économie) ne peut traiter séparément du rapport entre ces deux formes de lois. Ainsi, cette incapacité à traiter ces deux formes gène le traitement “des objets limitrophes 81 ” à ces disciplines comme les organisations.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot procèdent à l’étude des contraintes qui pèsent sur la constitution des formes d’accords visant la généralité. Pour ce faire, ils s’appuient sur des ouvrages classiques de la philosophie politique utilisés en tant qu’œuvres de grammairiens du lien politique, menant à la construction d’un modèle de l’ordre légitime dans la cité.

Pour se justifier dans leurs discours, les individus vont “se mesurer 82 ” en établissant des équivalences et des ordres entre eux. L’hypothèse est que les hommes ont leur raison qui les conduit à adopter l’un ou l’autre des principes, suivant des constructions d’ordres.

Les auteurs ont repéré les formes d’équivalences sur lesquelles se fonde l’accord légitime dans les traités de politique classique. Chacun d’eux présente “un principe universel 83 ” destiné à régir la cité dans l’équilibre d’une justice. Ces textes canoniques constituent la systématisation d’une forme d’accord. Ainsi la tradition topique accorde une très grande importance à la rhétorique dans la fondation de l’ordre politique.

Les auteurs ont observé l’existence de six principes supérieurs communs auxquels aujourd’hui en France, les individus ont recours pour se justifier.

Luc Boltanski et Laurent Thévenot expliquent leurs choix par les critères contenus dans les œuvres de philosophie politique présentant chacun un des six principes supérieurs.

Les auteurs expliquent les jeux d’hypothèses qui permettent de définir “le modèle commun de cité 84 ” qu’ils présentent sous la forme de cinq axiomes.

Premier axiome, les membres d’une cité sont liés par un “principe de commune humanité 85 ”, c’est-à-dire que ce sont des personnes susceptibles de s’accorder dans une cité (les parents dans la cité domestique, les politiques dans la cité civique, les artistes dans la cité inspirée, les enseignants relevant parfois de ces trois cités...). Deuxième axiome, il doit exister un “principe de dissemblance 86 ”, l’absence de toute différenciation. Troisième axiome, les membres ont une “commune dignité 87 ” c’est-à-dire une égalité d’état des personnes. Le quatrième axiome porte sur l’existence d’un “ordre de grandeur 88 ” hiérarchisant les individus. Comme l’indique Jean-Louis Derouet, “les maîtres, les adultes sont naturellement grands. Les élèves sont naturellement petits, mais aspirent à la grandeur et doivent rechercher cette grandeur par des voies justes 89 ”. Enfin le dernier axiome pose que le bonheur est “un bien commun”, concept qui s’oppose à la jouissance égoïste qui doit être sacrifiée pour accéder à un état de grandeur supérieur.

Ainsi le modèle de cité est une réponse au problème posé par la pluralité des principes d’accords et permet la construction d’un ordre autour d’un bien commun. En prolongeant le travail que Boltanski a réalisé en philosophie politique, sur la philosophie esthétique, les cinq axiomes peuvent être repris et adaptés à notre question portant sur l’éducation artistique. Les principes et ordres de grandeur feraient alors écho aux valeurs de la philosophie esthétique. Par exemple, le dernier axiome poserait l’art comme “bien esthétique”. Tout comme le pense philosophe Schiller lorsqu’il écrit Les lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, où le recours à l’art est considéré comme accomplissement politique et comme la conduite de l’humanité vers une vie harmonieuse et libre, donc comme “bien commun” le bonheur.

Notes
76.

Ibid., p. 43.

77.

École et Justice, Ibid., p. 45 et 54.

78.

Ibid., p. 81.

79.

L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification, Les économies de la grandeur, Ibid., p. 43.

80.

Ibid., p. 44.

81.

Ibid., p. 47.

82.

Ibid., p. 85.

83.

Ibid., p. 87.

84.

Ibid., p. 96.

85.

Ibid., p. 97.

86.

Ibidem.

87.

Ibid., p. 99.

88.

Ibidem.

89.

École et justice, Ibid., p. 83.