3.2. La sixième cité : la cité par projet

La sixième cité voit le jour huit ans après la publication de La justification, dans l’ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, de Luc Boltanski et Ève Chiapello.

Cette cité appelée “cité par projet” est fondamentale pour notre recherche, puisqu’elle concerne de près l’art et les projets (donc les projets artistiques éducatifs). De plus, elle complète les cités vues précédemment et arrive à l’achèvement des recherches de Boltanski sur les justifications.

Boltanski est revenu sur sa classification, il l’a interrogé sous l’angle de deux critiques, la critique sociale et la critique artiste, et s’est rendu compte qu’il manquait une cité correspondant à l’évolution contemporaine de notre société, où les acteurs se connectent entre eux. La connexion est l’élément qui constitue le basculement dans la nouvelle cité, il nécessite de repenser un nouveau monde où les individus communiquent, se coordonnent, s'adaptent aux autres, font confiance, et se relient par réseaux.

Cette nouvelle cité et ses valeurs propres (partage, transmission, autonomie, flexibilité...), se sont donc révélées comme incontournables. C’est pourquoi Luc Boltanski et Ève Chiapello ont ajouté une sixième cité dans leur ouvrage122. La cité par projet constitue alors une forme spécifique et non un compromis transitoire entre les cités déjà existantes.

Nous proposons en premier lieu, après une brève présentation de l’ouvrage, un rappel du Nouvel esprit du capitalisme sous la critique artistique, puis le contexte historique et la formation de la nouvelle cité, et enfin, la mise en évidence de l’originalité de la cité par projets par rapport aux autres cités vues précédemment.

Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello analysent les changements et les critiques du capitalisme et montrent leur relation étroite et indissociable. Cette dialectique changements/critiques repose sur une notion de justification et de légitimité.

Cette obligation de justification découle de la définition du capitalisme et de ses rapports avec le salariat.

Le déroulement des épreuves fait apparaître la nécessité de développer des arguments fondés sur des preuves solides. Pour expliciter les fondements de l'argumentation, les auteurs s'appuient sur les constructions de la philosophie politique. Bolanski et Chiapello sont orientés sur une construction d'un système social s'appuyant sur des règles d'accord, où le choix se porte sur des systèmes attachés à construire un équilibre dans la cité. Ces systèmes théoriques visent à la construction d'une référence commune à l'humanité, mais proposent également des principes d'ordre légitime différents sur lesquels vont s'appuyer les groupes ou les personnes pour justifier leurs actions ou leurs critiques.

Ce modèle répond en quelque sorte à une théorie de la justice 123 où l'idée d'un bien commun, qui se dégage des analyses de John Rawls, est alliée à une théorie de l'action.

Pour préciser brièvement l’œuvre de Rawls, ce philosophe politique s’est placé sous le signe d’un retour à la théorie du contrat social telle qu’on la trouve chez Rousseau et Kant. En proclamant que “chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée”, Rawls, de manière prémonitoire, anticipe à la fois sur le type de menaces que le “repli identitaire” fait peser chaque jour davantage sur les droits des minorités, sur la nécessité de réaffirmer la priorité de la justice sur le bien-être dans une société se voulant démocratique et, donc, sur l’urgence d’un “retour à Kant” pour mettre fin aux excès de la démocratie de marché.

Rawls va montrer que le principe d’efficacité ne peut être utilisé tout seul comme conception de la justice. L’erreur d’ignorer la réalité de la personne avait été commise, selon Kant, par les moralistes de l’Antiquité, les conduisant à une doctrine idéologique, c’est-à-dire où le bonheur exerce sa tyrannie de l’extérieur de la liberté humaine, avec pour conséquence l’hétéronomie. Au contraire, pour Rawls comme pour Kant, c’est l’autonomie de toute personne qui doit être protégée par la justice, et en faisant appel à la tradition du contrat social, la méthode de Rawls de justification des principes de justice est déterminée de l’intérieur par l’idéal d’autonomie.

La théorie de Rawls nous aide à comprendre comment s’effectue chez un individu l’équité de son choix. C’est en construisant ses principes de justice dans une situation hypothétique (sans avoir accès aux informations naturelles et sociales) que l’individu dans cette condition garantit l’équité de son choix.

Pour finir, le point central de son livre est l’hypothèse du “voile d’ignorance” permettant d’atteindre l’impartialité, c’est-à-dire d’exclure des principes de justice qui seraient au service d’intérêts particuliers. Il existerait alors un point de vue moral au cœur même de l’entreprise démocratique. La spécificité de Rawls a été de transformer le problème classique de la justice en celui des conditions de choix des principes de justice de même que celui de Kant avait consisté à transformer la question de la vérité en celle des conditions d’un jugement d’objectivité.

Avoir un aperçu de la théorie de Rawls face à ses critiques ainsi qu’en écho à d’anciennes théories nous permet de comprendre ce que signifie mettre l’autonomie de la personne au centre d’un projet artistique éducatif.

Cela permet aussi d'éclairer la relation définie entre changements et critiques de l'esprit du capitalisme. Le capitalisme fait sienne la légitimité culturelle de l'époque, admise par tout le monde à un moment donné du temps. Les critiques faites au nom d'une nouvelle légitimité permettent au capitalisme non seulement de supplanter l'esprit précédent mais aussi d'incorporer une partie des valeurs au nom desquelles il était critiqué, ce qui lui donne l'opportunité à la fois de se renforcer et de désarmer la critique.

Notes
122.

L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, nrf essais, 1999.

123.

J. Rawls, Théorie de la justice, trad. Par Catherine Audard, Seuil, Empreintes, 1987.