Seconde partie
Les enjeux et les effets de la construction des situations

Chapitre 1
Problématique et méthodologie

Notre problématique n’est pas exclusivement franco-française. Des travaux portant sur la question de l’art à l’échelle mondiale, notamment ceux139 d’Anne Bamford140 pointent notamment le problème qui nous concerne : le décalage entre le dire et le faire « - Il y a un gouffre entre le discours sur l’éducation artistique et les mesures concrètes prises dans les écoles 141  ».

La question fondamentale de ce travail de thèse n’interroge pas seulement ce que l’enseignant cherche à faire, à produire – ses intentions - , mais ce qu’il produit effectivement. Que « fabrique » -t-il, que se fabrique-t-il au juste en classe dans un PAC ?

Le recours à l’art et aux dispositifs artistiques au sein du monde scolaire mobilise des valeurs, de l’espoir, des attentes. Un premier type d’interrogation se dégage alors : Comment l’enseignant justifie-t-il la mise en place d’un dispositif artistique dans l’école ou dans la classe ? L’éclairage de la théorie des cités montre que les enseignants reprennent les justifications de la politique éducative142 des arts et de la culture, avancent les mêmes arguments, recourent aux mêmes valeurs et principes. Mais que font-ils concrètement dans leur classe ? Hors du contexte du « dire » c’est-à-dire de l’intention et des visées explicites ?

Le passage du dire au faire engage un double enjeu pédagogique. D’une part, l’enseignant va devoir concilier dans une même situation deux mondes antithétiques ou du moins en tension : le monde de l’art et le monde de l’école. Comment s’y prendra-t-il pour instituer et gérer cette cohabitation conflictuelle ? Comment fera-t-il « tenir » la situation scolaire en éducation artistique ?

Mais cet enjeu en recouvre un autre, plus essentiel du point de vue de la philosophie éducative investie dans les pratiques artistiques. Recourir à l’art dans l’école, ce n’est pas seulement accorder plus de place à des disciplines trop longtemps minorées, c’est aussi vouloir « changer » quelque chose dans l’école, modifier l’école, une école en difficulté, par le levier de l’art. Une autre question se pose alors : comment les situations artistiques servent-elles à mieux faire « tenir la classe », à faire « bouger » l’école, à rénover la forme scolaire établie ? La gradation : classe, école, forme scolaire générale est à souligner et montre l’impact que peut avoir un dispositif artistique singulier au sein d’une classe. Si les politiques éducatives et les enseignants qui s’y investissent font entrer l’art dans l’école, c’est avec l’objectif de pallier aux principaux maux accusés d’affaiblir et de ronger l’école (perte de valeurs, violence, irrespect, démotivation…). L’art appelé à entrer dans l’école se voit alors investi d’une mission complexe et ambiguë : mission tout à la fois de rénovation et de réparation de la forme scolaire, mission de restauration tout à la fois novatrice et préservatrice.

Le concept de forme scolaire comme on le sait a été théorisé dans les travaux de Guy Vincent. Il fait référence à l’ensemble des caractéristiques normées et cadrées structurant le fonctionnement de l’école et de la classe : les habitudes scolaires, la gestion des comportements, les procédés pédagogiques, la gestion de l’espace et du temps, etc.

De ce point de vue, l’entrée de l’art à l’école ne va pas de soi. En effet, la forme scolaire demande un espace, un temps, un rapport disciplinaire différent de celui du monde de l’art, de l’inspiration, de la créativité. « Le concours de l'artiste ou du professionnel de la culture trouve sa justification dans la mesure où il exerce une activité de création ou d’expression artistique, ou d’une parole propre aux métiers de la culture et non une activité d'enseignement. Il s'effectue en présence et sous la responsabilité de l'enseignant pendant le temps scolaire, ou en dehors du temps scolaire sous la responsabilité d'un membre de l'équipe éducative de la structure d'accueil des enfants » rappelle la circulaire interministérielle du 3 janvier 2005.

Selon Jean-Marc Lauret143 « L’objectif est de faire en sorte que les deux logiques, celle de l'école et celle de la démarche artistique ou culturelle, se retrouvent dans le travail final. L'intervenant ne doit en aucun cas être cantonné à un rôle de prestataire qui viendrait suppléer l'enseignant, là où celui-ci a conscience de ne plus être compétent. C'est sa différence qui lui permet d'ouvrir la classe à une autre démarche de rencontre avec les oeuvres, ou de découverte de son environnement patrimonial 144 »

Le monde de l’art et le monde de l’école ont bien « deux logiques » singulières, qui ne vont pas sans créer de tensions de par leurs valeurs et principes respectifs. Ce fossé ne doit pas pour autant laisser place à une forme d’opportunisme proposant une prestation « clé en main » pour satisfaire les besoins d’une politique ou d’une demande de la part du monde enseignant, garant de la forme scolaire.

Comment les enseignants engagés dans la politique éducative des arts, tout à la fois « gardiens de la forme scolaire » et vecteurs, acteurs de l’innovation, s’arrangent-ils pour que ces situations puissent tenir dans un contexte où la forme scolaire est nécessairement, voire volontairement bousculée par l’arrivée de valeurs, de principes et d’intentions issus d’un autre monde ?

Ces interrogations en appellent à une exploration de terrain, et plus précisément à l’observation en situation. La notion de situation est donc fondamentale et mérite que l’on s’y attarde. Pour cela, nous allons présenter notre méthodologie et développer les notions incontournables que notre recherche requiert à ce stade. Nos éléments de méthodologie sont issus du modèle proposé par Jean-Louis Derouet145.

Les compétences des acteurs

Après avoir examiné le sens de la politique éducative des arts et de la culture, il est nécessaire de prolonger l’analyse du discours enseignant en direction de leurs actions concrètes. C’est pourquoi l’ambition de cette recherche est de partir des situations (séance en présence de l’artiste intervenant devant les élèves), d’observer la manière dont les acteurs sociaux (enseignant, artiste, élèves) négocient à ce niveau les règles et les identités qui définissent l’ordre en classe, puis de suivre la manière dont ces règles, ces identités se transportent, se stabilisent pour construire un fonctionnement social qui implique la référence à plusieurs mondes.

Tout d’abord, définissons la notion de situation d’après les travaux de Jean-Louis Derouet : « Il ne suffit pas que des personnes soient mises en co-présence pour qu’il y ait une situation. Il ne suffit pas non plus de connaître les déterminations préexistantes (position des acteurs, règlements, etc.) pour prédire ce qui va se passer. Les acteurs doivent accomplir un travail pour passer d’une simple co-présence à une situation organisée et ce travail passe par la définition de buts communs qui impose des règles de fonctionnement : quelle hiérarchie ce projet commun établit-il entre les différents partenaires ? Quelles sont les règles à suivre pour que la situation fonctionne, c’est-à-dire fasse progresser les partenaires vers le but qu’ils se sont fixé ? Etc. 146  »

Nous allons donc être attentif à la manière dont les acteurs construisent une situation, cela sans omettre qu’ils ne peuvent tomber d’accord sur une définition du bien commun que par référence à des principes extérieurs. Nous allons donc identifier les différents principes auxquels les enseignants peuvent se référer. La relecture du Plan des arts et de la culture a permis d’expliciter un certain nombre de modèles de compétences : le modèle civique (organisé à partir de la recherche de l’intérêt général), le modèle domestique (fondé sur la chaleur communautaire), le modèle industriel (centré sur l’efficacité), le modèle marchand, etc. Chacun de ces principes génère une mise en ordre complète du monde scolaire qui comprend aussi bien une justification de la sélection scolaire qu’une définition des savoirs qu’il convient d’enseigner et des règles qui doivent régir les relations entre les maîtres et les élèves.

Nous savons que presque tous les principes travaillés par les textes politiques sur l’éducation à l’art et la culture se retrouvent plus ou moins dans la justification des enseignants lorsqu’ils mettent en place un projet artistique dans leur classe. Selon les époques, un principe a pu l’emporter sur les autres. Ainsi, au temps de l’école de la République, le principe d’égalité civique avait écarté d’autres définitions du bien commun : la prise en compte du local, le bonheur des enfants, les droits des familles, et même, dans une certaine mesure, le souci du rendement. Ce compromis politique avait d’importantes conséquences sur la gestion des situations. En effet, dans le cas d’une situation artistique convoquant une pluralité d’acteurs et de principes se pose l’idée de la difficulté d’obtenir un consensus global sur les valeurs d’un projet artistique. Même si ce type de consensus n’assure pas forcément l’ordre en situation, il constitue un préagencement qui simplifie la tâche des acteurs. En effet, l’enseignant doit tenir compte de l’avis de l’artiste intervenant qui est, rappelons-le, issu d’un monde étranger à celui de l’école. À ce propos, pour faire face à la société critique dans laquelle nous vivons, c’est-à-dire dans une société où les outils de la critique sont à la disposition de tous, une situation, une décision, ou une organisation devraient être ajustées dans tous les systèmes de références. Jean-Louis Derouet souligne dans son ouvrage L’école dans plusieurs mondes, que cela est parfaitement impossible mais que cela est tout de même le but du travail des acteurs. En effet, dans une classe à PAC, les acteurs s'investissant dans le projet se retrouvent dans une série de situations (séance de découverte, de recherche, de répétition...) qui impliquent la mise en place de compromis de la part de l’enseignant et de l’artiste afin d'êtres ajustées au monde de l’école et au monde de l’art.

La mobilisation des ressources

Le projet artistique propose des situations au sein d’une classe, rassemblant un ensemble complexe de règlements de classe et d’école, d’idées (émanant des enseignants, des conseillers de circonscription…), d’objets (fiches, outils, supports…), de programmes, de personnes (enseignants, élèves, partenaire artistique…) liées entre elles par ce projet.

Dans le cas d’une observation de situation dans le cadre d’une classe à PAC, nous devons donc retenir tous ces éléments. Ceux-ci relèvent de logiques diverses, car plusieurs principes (inspiré, civique, industriel…) cohabitent dans la situation. De plus, il est nécessaire de mettre au jour lorsque cela est possible, les compromis qui permettent de faire tenir ensemble la situation, comme par exemple un accord passé par mail, par téléphone, écrit sur le dossier du projet artistique… Afin de mettre au jour ces compromis, un travail au préalable de mise en ordre de la situation sélectionne ce qui est important de ce qui l’est moins et définit l’univers pertinent de l’action.

Il est possible de décrire la constitution de ces montages composites en utilisant la notion de mobilisation des ressources. L’intérêt de cette notion est de mettre à la fois l’accent sur l’activité des acteurs et sur leur capacité d’interprétation. Pour qu’un montage tienne face aux épreuves (bavardages, tensions, questions…) auxquelles il va être soumis, il faut que le projet fasse référence à un principe supérieur commun auquel l’enseignant, l’artiste et autres acteurs du projet puissent se référer (Boltanski, Thévenot 1991). Ce principe supérieur commun peut relever de grands principes travaillés par la philosophie politique mais aussi de compromis ayant une généralité moins élevée définissant un bien commun pour un temps et une situation donnée. Par exemple : dans le cadre d’une situation artistique de recherche de figures à peindre sur une fresque murale extérieure, cette situation inscrite dans un temporalité précise peut relever du principe supérieur commun de civisme (englobant le respect, la tolérance, l’entraide…).

La paix des objets

La construction d’une situation artistique complexe en classe doit cependant faire face à la critique des autres enseignants, des parents, des conseillers pédagogiques, etc. En effet, les parents peuvent se montrer intéressés et interrogateurs, mais aussi parfois réfractaires lorsque ceux-ci pensent que leur enfant « pendant qu’il fait de l’art, n’apprend pas autre chose ».

Une des façons de sortir de cette instabilité est ce que Latour appelle la délégation aux objets (1988), ou aux dispositifs. C’est-à-dire que lorsqu’une définition de l’ordre a fait accord à un moment (ici sous la forme d’un document écrit par l’enseignant, ayant l’accord de l’artiste, et validé par l’Inspection Académique), elle passe dans des objets ou des dispositifs (ici les diverses activités et situations mises en œuvres dans le cadre d’une classe à PAC) qui font perdurer cette définition même quand les bases de l’accord ont été oubliées, notamment en milieu ou en fin d’année, où l’écriture du projet est lointaine.

Les acteurs sociaux du projet n’ont plus qu’à se couler dans la définition de la situation portée par le préagencement des ressources. Les enseignants et les artistes se coulent dans les rôles qui leur sont assignés par le préagencement des situations, sans poser la question des principes de référence. Cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas, mais ils ne sont plus en débat, ils sont passés dans les objets et les dispositifs : ici, dans le PAC.

Les bâtiments (gymnase, atelier…) et les équipements scolaires (audio, vidéo, informatique…) sont considérés comme des ressources. Comme toutes les ressources, ceux-ci peuvent être utilisés ou non par les enseignants, et prendre des sens différents selon les projets qui les mobilisent. La disposition spatiale ou l’équipement est à prendre en compte dans notre observation sur le terrain, car cela peut constituer un bon ou un mauvais point d’appui pédagogique. En effet, l’introduction des objets dans les situations transporte un peu de la logique qui les a fait naître et cela peut créer certains troubles, certaines épreuves que le maître n’aurait pas prévu. Par exemple, si l’artiste apporte son ordinateur portable en classe afin de montrer aux élèves une vidéo de performance, ou un logiciel de composition musicale, et que cet objet sur lequel repose la situation ne fonctionne pas, cela peut faire basculer la situation dans un brouhaha mettant en péril son équilibre.

Un objet ou un dispositif peut avoir un sens dans plusieurs logiques et donc correspondre à des interprétations différentes du monde : l’enseignant et l’artiste intervenant ne donneront pas forcément le même sens au PAC et aux objets qu’il contient. Cette propriété semble jouer un rôle important dans la stabilité des situations en classe et dans l’école. Malgré qu’il soit impossible, dans une société critique, de trouver un compromis qui intègre les références de toutes les personnes présentes, les situations arrivent à tenir. Comment les enseignants font-ils tenir leur situation ?

Une autre forme de la paix des objets correspond à la convergence d’interprétations différentes sur un même objet ou un même dispositif. Les enseignants qui se réfèrent à une logique du projet, partisans d’une pédagogie communautaire, sont les plus investis : pour collaborer, étendre les réseaux, travailler en équipe ; ceux qui se situent dans une logique de l’opinion : une telle organisation est visible par les parents, l’équipe éducative, l’Inspection, etc. Les tenants de la tradition civique y trouvent la valeur d’égalité des chances, de familiarisation de tous les enfants à l’art…

La grille d’observation des situations artistiques scolaires n’est pas uniquement centrée sur les contenus et les élèves, mais elle essaye de saisir la dynamique des situations, c’est-à-dire lorsque l’enseignant connecte en permanence les objets, les contraintes et les personnes pour faire tenir ensemble une multitude d’éléments (les programmes et les intérêts des élèves, mais aussi un cadre spatio-temporel, des équipements, des contraintes liées au partenaire artistique, etc.). Nous avons donc observé comment les savoirs pouvaient être connectés à d’autres éléments de la vie sociale. Par exemple, nous avons remarqué que le projet étudié en danse et arts visuels sur le thème de la ville était rythmé par une logique domestique qui ancrait les apprentissages dans les situations et les objets de la vie quotidienne. Lors des séances de recherche d’enchaînement chorégraphique, les élèves avaient à puiser dans leur quotidien, dans leur quartier, des attitudes et des gestes qu’ils faisaient dans la rue, à l’arrêt de bus, etc. afin qu’ils s’investissent dans le projet, répondent assez rapidement aux consignes et contraintes de l’artiste (en 15 minutes, établissez une liste de gestes et d’attitudes que vous faites ou que vous pouvez voir dans la rue, puis essayer d’agrandir ces gestes et attitudes en les mettant en scène dans une chorégraphie).

Une société critique

L’activité critique correspond à une dimension permanente de la culture qui consiste à interroger ce qui va de soi, démystifier les grands sentiments en dévoilant les petits intérêts, etc. C’est dans cette optique que nous posons l’idée que l’art à l’école ne va pas de soi, et que par conséquent, il serait opportun de mettre au jour les intérêts particuliers se cachant derrière les valeurs générales que les enseignants avancent lorsqu’ils se justifient. Ces intérêts particuliers peuvent être dégagés en analysant le dire de l’enseignant, mais surtout en observant en situation l’enseignant lors d’une séance en présence d’un artiste. On peut alors mieux se rendre compte du temps que l’enseignant consacre au conseil, à l’aide, à la discipline etc. et croiser le faire concret au dire de l’entretien projectif précédent la séance.

Approche méthodologique

Une personne ne possède pas de manière permanente une logique. La même personne peut se référer à des valeurs et des principes différents en fonction des situations : en face de l’artiste, en face des parents, en face des collègues, lors de l’écriture du projet qui sera validé par l’Inspection, etc. Ces valeurs et principes seront dégagés grâce à l’analyse des entretiens des enseignants, qui occupent une grande place dans notre étude, que nous traitons comme des sources d’information rapportant une vision de leur monde et des situations dans lesquelles ils évoluent. Le récit ainsi recueilli est considéré comme une mise en ordre du monde faisant sens pour l’acteur interrogé. Nous interrogeons ce récit de l’extérieur dans une position compréhensive, en introduisant par exemple dans l’entretien des éléments que l’enseignant interrogé occulte (l’origine du projet, l’investissement des parents…), en lui demandant sur quels éléments « objectifs » de la réalité elle s’appuie (allégeance aux programmes officiels…), ou en introduisant dans le questionnement, les liens qu’il entretient avec les intérêts d’une position (motivation…).

L’objectif de notre enquête est de clarifier les compétences mises en œuvres par les enseignants. On sait qu’il n’est pas facile de connaître ce qui est familier, c’est-à-dire les conventions si évidentes que personne n’en parle parce que tout le monde les connaît.

Situations

Notre enquête va se pencher sur le montage composite que forme une séance dans le cadre d’un projet artistique et culturel avec l’intervention d’un artiste, afin de discerner ce qui le fait tenir : un principe supérieur commun qui fait accord entre tous les partenaires. L’observation de séance peut toutefois s’avérer peu parlante, et le compromis ou le principe supérieur commun peuvent ne pas toujours être saisi, c’est pourquoi l’observation a été doublée d’entretiens (menés avant et après l’observation) où l’enseignant explicite clairement ses principes et présente une vision ordonnée de la situation (à venir et passée). L’observation sert alors à évaluer les points d’appui de ce récit : le respect de l’organisation prévue, la permanence du domaine de justification…, les changements, les bougés.

Par exemple, un enseignant s’étant projeté dans une séance de recherche active de sonorité, de figures où les élèves seraient actifs, autonomes, et plongés dans la créativité, pourrait ce révéler une fois en situation concrète dans une place d’aide et de trop fort guide induisant les réponses des élèves afin d’éviter de perdre trop de temps. On passerait alors du registre du monde de l’inspiration concernant le dire enseignant (son discours) au registre du monde domestique et industriel concernant le faire enseignant (la mise en œuvre concrète).

Organisation de l’enquête et dimensions du questionnement

Sur le plan pratique, l’enquête procède en trois temps :

1/ Afin de savoir quels éléments et ressources sont mobilisés par l’enseignant et comment ils sont agencés, il est nécessaire d’avoir une connaissance du contexte et en particulier un entretien avec l’enseignant avant la séance à observer. Lors de cet entretien approfondi avec le professeur des écoles, il lui sera demandé ses objectifs et attendus de projets. Le but de l’entretien est d’abord de cerner le principe supérieur commun de son projet. Quel est son interprétation des programmes ? Qu’est-ce qu’il écarte ? Qu’est-ce qu’il met en valeur ? Quel jugement a-t-il sur la classe qui va être observée ? Quels compromis construit-il entre les programmes, ses goûts, ses compétences et celles des élèves, les ressources culturelles, etc. Il faut ensuite déplier tous les implicites qui expliquent ses choix (sa formation, ses références, etc.) pour l’interroger sur sa stratégie d’enseignement. À partir de cet entretien, une première analyse peut-être développée sur le projet mis en place qui va permettre de préciser la ligne directrice de l’observation.

Un second temps est constitué d’entretiens avec les mêmes enseignants dans leur avancée de projet, c’est-à-dire en cours d’année, afin de voir si les attentes ont changé, si elles ont été modifiées, comment les enseignants agençaient les diverses données du quartier pour tenter de construire un projet cohérent. Ces entretiens montrent à la fois la présence très forte de la culture critique, mais très peu de ressources pour opérationnaliser ces intentions.

L’échantillon se compose de sept classes à PAC :

Projet « Patrimoine et création : Guignol sur la route de la soie » en classe de CM2 (Mme U), avec une compagnie de théâtre ;

Projet « Couleurs de la nature » en classe de Moyens-Grands (Mme W) avec une plasticienne;

Projet Ecrins de la création musicale « Musique par les mômes autour des chansons de Petrek » en classe de CM1 (Mme R) avec un chanteur et son groupe de musiciens ;

Projet Ecrins de la création musicale « Les percussions » en classe de CE2 (M. F) avec un percussionniste ;

Projet « A la rencontre des danses traditionnelles » en classe de CP (M. G) avec une danseuse chorégraphe ;

Projet « Lire pour danser, danser pour lire » en classe de CM1 (étude de livres de sciences fiction) (Mme B) avec une danseuse chorégraphe ;

Projet « Des arts visuels à la danse, une démarche de création » en classe de CM1 (danse contemporaine en rapport avec la ville et l’urbanisation) (Mme P) avec une danseuse chorégraphe.

Chaque projet PAC étudié dans cette recherche s’inscrit dans des écoles quelque peu différentes. On peut noter quelques contextes opposés  : une classe sans problème d’une banlieue résidentielle, avec une enseignante interrogée assez vindicative, personnelle, ayant une haute estime de soi, une école classée ZEP dans un quartier difficile d’une banlieue populaire, avec une enseignante affichant une profonde volonté de faire réussir des élèves déjà en difficulté. Les nuances sont donc importantes selon la formation et les références politiques des personnes.

2/ Une observation

L’observation porte sur le travail de mobilisation de l’enseignant dans une situation où l’artiste intervient auprès des élèves. Sur quels éléments s’appuie-t-il ? Quels éléments laisse-t-il de côté ? Nous nous sommes donc intéressés à la pertinence du montage réalisé entre les intentions, les savoirs, et les objets choisis comme point d’appui, ainsi qu’aux conciliations et autres compromis.

Nous allons définir chaque situation observée : le dispositif spatial et temporel, les personnes, le principe de référence qui sous-tend son fonctionnement et donc les règles qui régissent ce fonctionnement, la hiérarchie entre les personnes et les objets, etc. Nous serons également attentifs à la question de la gestion de l’heure de la séance par d’éventuels réajustements par rapport aux intentions que l’enseignant a exprimées avant de faire la séance.

3/ Une post-observation sous la forme d’un entretien donnant le récit de la situation

Il y aurait une grande naïveté épistémologique à penser que ce que nous avons vu à partir de notre point de vue d’observateur soit plus vrai que ce qu’ont vu les acteurs. Nous avons donc, le plus tôt possible après la séquence observée, recueilli le point de vue de l’enseignant sous la forme d’un entretien assez peu directif où a été laissé à l’enseignant le soin de construire les enchaînements qui expliquent pourquoi la situation tenait. Le premier but est donc simplement d’obtenir un récit du monde, ce qu’en pense l’enseignant.

Le but de l’entretien avec l’enseignant est de reprendre plus ou moins le schéma de l’entretien qui a précédé le cours, en lui demandant à chaque fois s’il pense avoir atteint ses objectifs, quels obstacles il a rencontré, comment il a réajusté, etc.

Les classes

Concrètement, notre recherche porte sur l’étude de classes à PAC de sept écoles primaires du département du Rhône, dont les coordonnées nous ont été données par l’Inspection académique. Les dominantes artistiques ont été choisies pour être le plus représentatif à la fois d’une diversité (arts visuels, danse, musique, patrimoine/théâtre) mais aussi de la spécificité de la région Lyonnaise, pôle ressource en danse et en musique grâce à la proximité de la Maison de la Danse et de l’Auditorium. C’est pourquoi dans notre étude se trouvent deux classes à PAC musique (une classe en partenariat avec un groupe connu de musiciens pour enfants et l’autre avec les musiciens de l’Auditorium de Lyon), et trois classes à PAC danse (dont l’une l’articule autour de la littérature de sciences-fiction, l’autre avec la poésie et les arts visuels, et la dernière alliant danse traditionnelle et danse contemporaine). Les deux autres classes à PAC suivies ont, quant à elles, un projet art visuel et un projet patrimoine/théâtre.

Les niveaux de classe sont également variés : une classe de cycle 1 (moyens/grands), une classe de cycle 2 (CP), et quatre classes de cycle 3 (CE2, CM1, CM2).

Le protocole qui a été suivi pour chacune des classes  a donc consisté en un entretien avant ou en début de projet (mené dès le mois de novembre pour les projets commençant tôt dans l’année), un deuxième entretien lors de la mise en œuvre du projet pour constater une éventuelle évolution du projet (entre mars et avril), puis une observation d’une séance en classe en présence de l’artiste pendant les mois de mai et début juin, et enfin un troisième entretien de post-observation réalisé peu après la séance observée, c’est-à-dire dans la même journée ou dans la même semaine selon les disponibilités des enseignants.

Chacun des premiers entretiens a eu une durée variable d’environ quarante minutes. Les second et troisième entretiens ont duré approximativement une vingtaine de minutes chacun, et la séance d’observation dans chaque classe a duré entre 40 minutes et une heure et demie.

Notre grille de lecture et d’observation a pour étayage le concept de forme scolaire comme nous l’avons explicité à plusieurs reprises (et développé dans le chapitre suivant). Elle relève les objectifs de la séance, la durée, le temps, l’espace, les équipements utilisés, les programmes, les intérêts des élèves, les tâches réservées aux uns et aux autres, le type d’activité proposée afin d’observer ce qui se passe, ce qui bouge, le rôle des uns et des autres, les savoirs, les travaux d’élèves, la démarche, les relations.

Nous avons regardé par exemple dans la catégorie « espace » si les élèves étaient statiques (à leur place, à leur table), si ils bougeaient (d’un groupe à l’autre, d’un atelier à l’autre), ainsi que les déplacements totalement codés (définis au préalable par des règles de vie collective) et les déplacements plus ouverts (cadre souple instauré en concertation tacite entre les acteurs), l’obligation de changer de lieu (comme par exemple pour le projet patrimoine où les élèves se rendent dans un préfabriqué à l’extérieur du bâtiment central, servant d’atelier, qui a pour conséquence de nombreux aller-retour pour ce rendre dans le bâtiment central pour aller chercher du matériel manquant, aller aux toilettes), etc.

Dans cette étude nous ne nous sommes pas penchés sur les idées que les enseignants se font du rôle de l’art à l’école, mais sur ce que les enseignants attendent de leur projet en situation réelle avant pendant et après une séance. C’est-à-dire que les enseignants interviewés ont été interrogés non plus sur leurs représentations, leurs idées, leur philosophie éducative, mais au plus près des processus de stabilisation des situations et de la délégation aux objets, dans une situation précise : au sein même de leur projet. L’entretien n’a pas de portée méta-réflexive, axée sur les idées philosophiques des enseignants sur l’éducation artistique à l’école, cela n’en est pas l’objet. Nous les interrogeons au plus près de leur pratique concrète : leur projection visée dans la séance à venir, les objets qui seront mobilisés, etc.

Là où dans le discours officiel, l’art entrerait à l’école pour desserrer la forme scolaire (c’est-à-dire pour épanouir et enrichir l’enfant dans sa réflexion et dans son sens critique) lorsqu’on le voit à l’œuvre, le phénomène est plus complexe que cela. Aujourd’hui, l’art à l’école, au travers des entretiens menés, sert aux enseignants à faire tenir la classe (les attendus recueillis relèvent plus du registre du monde domestique, civique et industriel : écoute, concentration, respect, investissement… que du domaine de l’inspiration : créativité, imagination, épanouissement…), à faire tenir l’école (par le retour de valeurs en perte de vitesse : coopération, respect…), c’est-à-dire à renforcer et du moins rénover, réparer la forme scolaire.

Notes
139.

Les études qui ont sous-tendu les résultats présentés lors de cette communication relevaient d’un projet de l’Unesco mené en collaboration avec le conseil aux arts d’Australie (The Council) et la Fédération internationale des conseils aux arts et des agences culturelles (IFACCA), dont l’objectif était de déterminer l’impact de projets d’éducation artistique sur l’éducation globale des enfants et des jeunes gens du monde entier. Afin d’évaluer l’impact de ces projets, l’équipe d’Anne Bamford a procédé à une analyse tant qualitative que quantitative des informations contenues dans les réponses à un questionnaire distribué en novembre 2004.

140.

Anne Bamford, de l’University of the Arts située à Londres, dans sa communication, Mesurer l’impact : Recherche(s) en éducation artistique et culturelle, in Evaluer les pratiques artistiques et culturelles, p.21, lors de l’ouverture du symposium international à Paris en 2007 sur l’évaluation des pratiques artistiques et culturelles, a présenté les recherches de son groupe de recherche The Engine Room.

141.

Ibidem, p.22

142.

Virginie Ruppin, Pour un cadre théorique et méthodologique d’investigation de l’entrée des arts aujourd’hui dans l’école. La théorie boltanskienne des « cités » confrontée aux valeurs esthétiques, mémoire de DEA, Université de Lyon, 2004.

143.

Jean-Marc Lauret, chef du département de l’éducation, des formations, des enseignements et des métiers, délégation au développement et aux affaires internationales, ministère de la culture et de la communication.

144.

Article rédigé dans le cadre de la préparation de la conférence mondiale sur l’Education artistique de l’UNESCO à Lisbonne du 6 au 9 mars 2006, p.10

145.

Diversifier sans exclure, Réflexions et enquêtes sur l’avenir des collèges, INRP, Paris, 2000.

146.

Ibid. p. 4.