Chapitre 2
La construction des situations

2.1. La notion de situation et de forme scolaire

Lorsque l’on observe un projet artistique et culturel, on peut relever différents objets, tels que le journal de bord, une fiche à compléter, un instrument de musique, etc.

Nous avions tenté une première formalisation à travers la notion de délégation aux objets. Cette mise en ordre du réel s’axait sur les objets contenus dans la situation, ce qui avait pour conséquence de ne convenir qu’aux aménagements spatiaux, de part la place et l’utilisation de ces objets. En cela, par exemple, le dossier écrit du projet n’est pas considéré comme un objet mais plutôt comme dispositif de stabilisation de situation. Donc il nous fallait trouver une autre formalisation plus englobante pour notre étude. La notion de situation, plus vaste, sera choisie, afin de couvrir toutes les subtilités en jeu dans la mise en ordre d’une séance (les objets, le dispositif, les stabilisations…).

Jean-Louis Derouet nous éclaire à ce sujet147.

La délégation aux objets est un concept latourien, Boltanski l’utilise et le concept proprement boltanskien est la Paix des objets. Tant que l’on est dans l’argumentation, l’argumentation n’est jamais finie. En revanche, on peut stabiliser à un certain moment une situation si on arrive à la faire passer dans des dispositifs spatiaux, des objets, etc. un compromis.

La parenté effective entre Bruno Latour et Boltanski se situe dans la notion d’objets qui n’ont parfois l’air de rien, sont dépendants du réseau qui les a créés. Ils sont valables uniquement dans un réseau. La logique du réseau est passée en quelque sorte dans l’objet, ailleurs ça ne vaut rien. Par exemple : un dvd anglo-saxon de marionnettes (importé) ne sera pas lisible en Europe, un billet de transport en commun lyonnais ne sera pas valable dans un autre réseau de transport, etc.

Les objets parfois mettent à l’épreuve les personnes, les situations. L’ordinateur met quotidiennement à l’épreuve l’utilisateur, il est construit dans une logique qui met en permanence la logique de l’individu, ses compétences etc. à l’épreuve, et qui le met en infériorité devant les élèves si le fichier ou le logiciel ne fonctionne pas. Idem pour le lecteur de diapositive où la situation peut basculer si l’obscurité de la pièce n’est pas suffisante (les volets sont bloqués, il manque un store…), si la diapositive sort à l’envers, ou si la situation demande des définitions que l’individu ne peux pas assurer. Selon les objets, plus ou moins techniques, il existe une incompatibilité ou de fortes tensions entre les logiques dans lesquelles a été construit l’objet (logiques que l’objet importe implicitement dans la situation) et cet objet demande à la situation d’être construite dans les logiques dans lesquelles il a été construit (l’ordinateur demande à l’individu de se plier à son fonctionnement) et il demande à la personne en face d’être compétente dans ces logiques. Cela constitue une épreuve. Les échecs successifs de l’utilisation de l’appareil ou de l’outil peuvent se terminer par la « mise au placard » dudit appareil ou outil.

L’objet introduit des logiques d’action très fortes, souvent non négociables, alors qu’avec les individus il est possible de négocier (exemple : un enseignant et un architecte négociants les modalités du projet). En revanche, la capacité de négocier avec les objets est très faible. La seule négociation possible c’est lorsque une personne est avec des collègues. L’épreuve aide à comprendre les logiques dans lesquelles la situation a été construite, parce qu’elles ne sont pas toujours explicites. Mais le fait de les confronter à des logiques dures et non négociables fait ressortir les logiques dans lesquelles elles ont été construites.

La classe à PAC peut être considérée comme un dispositif lourd, coûteux, possédant une certaine logique de l’égalité, dans le sens où cela va regrouper des personnes issues de mondes différents qui, par un compromis, vont se retrouver à des valeurs égales, communes. C’est une occasion dans des écoles ou des établissements où il n’y en avait quasiment pas, de concertation, de travail en commun. C’est un objet, un dispositif sur lequel des gens qui ont une philosophie, des politiques différentes, peuvent converger et donc c’est un remarquable objet d’accord. Un accord qui, par nature, va rythmer toute la vie de l’établissement (il faut que les élèves soient prêts pour la représentation, etc.).

Des gens très différents peuvent converger là-dessus, cela a donc un effet de mise en ordre assez puissant.

L’objectif du projet n’est pas de faire accord entre les acteurs, mais de trouver le moyen de faire travailler ensemble, de faire converger sur un certain nombre de situations, des gens qui n’ont pas les mêmes valeurs ni les mêmes principes, qui n’auront jamais les mêmes références philosophiques, pédagogiques, politiques, et qui ont des logiques d’action qui s’affrontent. Il n’y a alors que des convergences, que des modes d’organisation du travail, des dispositifs, des objets où tout le monde est d’accord mais pour des raisons différentes. Par exemple, les enseignants attachés à la performance éducative, à l’efficacité, entraînent les élèves, réalisent des productions etc. au sein du projet artistique. Les intervenants ou enseignants qui sont attachés à certaines notions communautaires sont favorables au projet parce que c’est une bonne occasion de travailler en commun (échanges, répartition…). L’artiste tourné du côté de la créativité pense que le projet sera pour lui un moyen de développer l’imagination des enfants, et de les épanouir. Chaque individu trouve donc dans le projet, sa propre justification en fonction de ses valeurs et principes. Tous les acteurs se sont mis d’accord, mais pour des raisons différentes, qui leur sont propres.

Plus que la délégation aux objets, il faut donc insister sur l’idée de stabilisation des situations, d’effet de mise en ordre, qui englobe plus largement les éléments de la situation étudiée et qui permet d’avoir une certaine paix des objets.

Il ne suffit pas d’analyser la mise en œuvre des PAC en classe par la notion de délégation aux objets. En effet, certains éléments que l’on pourrait assimiler à des objets (mais qui en fait n’en sont pas car ils sont beaucoup plus complexes que cela) sont mobilisés dans les situations artistiques et culturelles, tel que par exemple le dossier écrit du projet. On pourrait penser que ces éléments sont inscrits dans le dispositif en incarnant des valeurs, des systèmes de fonctionnement propre à eux-mêmes, tels des témoins de délégation de loi, de morale, de productivité… Mais si l’on analyse attentivement ces objets, comme un dossier de projet rédigé de PAC, on se place plutôt dans un dispositif de stabilisation de situation. En effet, ce dossier stabilise concrètement les acteurs du projets (quel partenaire artistique, quel niveau de classe, quel enseignant…) et les différentes parties du projet (les objectifs prioritaires, les modalités de mise en œuvre : étapes, finalisation, les indicateurs d’évaluation, les dépenses et recettes prévisionnelles…).

Les travaux de Jean-Louis Derouet148 montrent que dans le monde scolaire l’intervention d’objets et/ou d’humains extérieurs à la classe peut venir perturber la sérénité régnant en classe (la paix des objets) et devenir ainsi des éléments perturbateurs amenant des épreuves au sein de la classe (brouhaha, rires…). « Des petits bavardages, de petites transactions, de petits remous, qui n’ont rien à voir non seulement avec le cours mais même avec le monde scolaire, se développent dans la classe sans qu’il y ait lieu de s’en alarmer. En réagissant, le professeur risquerait de tendre la situation, d’élever le niveau d’exigence de telle sorte qu’il deviendrait insupportable et pour lui et pour les élèves149»

La complexité d’un projet artistique et culturel amenant une pluralité d’intervenants, d’artistes, d’objets et de situations, en fait un dispositif délicat et instable qui nécessite d’être accepté par les différents partenaires du projet, c’est-à-dire d’être stabilisé, sous la forme d’un dossier rédigé et signé par les acteurs. La notion de dispositif de stabilisation en appelle alors directement à la notion de construction de situation.

En ce sens, il est important de bien distinguer la notion de délégation aux objets de celle de construction de situation par l’appel à des dispositifs de stabilisation, afin de ne pas les confondre. Plus précisément, on peut déléguer le poids du projet à un objet (telle une fiche de préparation mettant en forme la séance à venir). Cet objet servant à la mise en ordre de la séance pré-agençant la séance dans un même système de référence et relevant de la notion de délégation se distingue de la notion de construction de situation où tous les éléments sont hétérogènes dans le cadre de la classe à PAC, et relèvent de mondes et de logiques qui leurs sont propres (monde civique, monde de l’art, monde domestique…). Cet ensemble complexe faisant se cohabiter des valeurs et des principes pluriels doit, pour survivre et perdurer dans le temps du projet artistique, trouver un compromis, un moyen de stabiliser ces divers registres. L’appel à des dispositifs de stabilisation peut donc se traduire dans une classe à PAC par le recours écrit à un dossier conçu par les différents acteurs du projet (structure administrative sur support papier issue de l’inspection académique, renseignements à compléter par l’enseignant, puis, par le partenaire artistique et culturel).

Dans la deuxième partie d’Ecole et justice 150 , Jean-Louis Derouet étudie la façon dont les individus mettent en œuvre leurs modèles de compétence pour construire des montages, plus ou moins stables, dont le but est de donner un minimum de règles et de prévisibilité à la vie sociale.

L’auteur – s’inspirant des travaux de Luc Boltanski151 – distingue quatre états152 du monde social : violence, amour, débat de justice, paix des objets, explicités ci-dessous. Les deux derniers états du monde social feront l’objet d’un plus long développement car ils sont au plus proche de notre étude portant sur l’analyse de situations au sein de classes à PAC.

« Une première mise en ordre repose sur la violence (…) il y a peu à dire de cet état puisque sa caractéristique est de ne pas s’argumenter 153 ». Elle « apparaît comme des déchirures dans le tissu de l’ordre scolaire : vol, racket, bagarre, vandalisme, professeurs menacés ou agressés. L’école ne sait guère traiter ces problèmes, ni même en prendre la mesure exacte 154  ».

« Les univers d’amour ne s’argumentent pas plus que les univers de violence. L’ordre repose sur l’immédiateté de la communication – qui est ici communion – entre les êtres. » « L’amour se caractérise par le refus de tout système de mesure, de co-mesure entre les êtres, de réciprocité dans les échanges. On n’aime pas son prochain parce qu’il le mérite, ou parce qu’il peut être utile  155 ».

L’école, se fondant sur des principes de mérite et d’utilité, s’apparente aux univers de justice. Ces derniers sont par nature des lieux de débats, des univers instables, où toute épreuve est rejouable. En effet, malgré des liens pouvant assurer une certaine prévisibilité des situations (liens de respect, de confiance, de reconnaissance, de compétence…) cela n’est jamais acquis et il faut toujours faire ses preuves. C’est pourquoi, l’objectif des univers de justice, comme celui de l’école, est de construire des situations plus stables et des identités à l’abri des épreuves.

Pour cela, deux solutions peuvent être théoriquement mise en œuvre. La première consiste à construire une situation ou une identité en se référant à un seul principe et à exclure tous les éléments qui ne sont pas cohérents avec ce principe. On aboutit alors à un espace où tout va de soi, parce que tous les éléments sont pré-agencés pour aller ensemble à l’intérieur d’un même système de référence. Cela nécessite alors peu de travail à l’intérieur de cet espace, mais par contre un intense travail est à fournir sur ses marges (ex : réfuter les arguments mettant en cause la pertinence de la logique choisie, exclure des objets et des affects personnels). Face à cette position qui n’est plus tenable, l’école d’aujourd’hui éprouve une grande difficulté à tracer les frontières de son univers pertinent et prend de ce fait en charge un plus grand nombre de dimensions de la vie sociale.

La seconde possibilité, celle du montage composite, est la stratégie inverse. Elle consiste à enrôler tous les éléments du monde concerné et à « construire des montages qui puissent être justifiés par rapport à plusieurs systèmes de référence. Tâche en principe impossible puisque ces logiques sont incompatibles entre elles 156  », mais à laquelle aucune situation, aucun individu n’échappe dans le monde actuel. « Il faut alors trouver une définition du bien commun qui suspende le débat  157 ». Toutefois, ces éléments hétérogènes rendent le montage fragile puisque leur mouvement naturel serait plutôt de se dénoncer. Le travail réside alors non pas à exclure les objets non pertinents (solution 1), mais à maîtriser les contradictions que leur variété introduit dans les situations.

Toutefois, l’école peut sortir du monde de l’épreuve, douloureux pour les professeurs et les élèves, sans sortir de la référence à la justice, en délégant une partie du poids de l’accord à un objet ou à un dispositif qui en assure la permanence sans que les personnes aient à reprendre le travail de justification.

L’interprétation voisine d’Alain Kerlan, dans un article paru dans la revue « Education et Sociétés », n°19158, indique que si l’art est choisi c’est parce que lui seul peut faire tenir ensemble des principes différents. « Le montage que permet la dimension esthétique articule et fait tenir ensemble des ordres et des niveaux de généralité différents, des régimes d’action et de pensée différents : du proche au lointain, de l’espace familier et des enracinements subjectifs au plan des principes, du souci à l’efficacité à la relance des idéaux et des utopies. La dimension esthétique autorise les acteurs à glisser de l’un à l’autre de ces registres 159 . »

Il est important d’observer comment le compromis (entre les I. O., le projet d’école, les affinités de l’enseignant pour les arts visuels, l’avis des autres enseignants, le budget accordé) « une fois qu’il eut fait accord, est passé dans un dispositif 160 » artistique et est en quelque sorte sorti du domaine du débat institutionnel, personnel et économique pour entrer dans celui de l’éducation artistique. C’est-à-dire qu’une fois le dossier signé et validé par les parties du projets (enseignant, inspection, artiste ou structure artistique et culturelle), les préoccupations des uns et des autres sont mises de côté au profit du bien commun pour la classe : l’éducation artistique au sein d’un projet fédérateur pour les élèves.

On peut parler d’une délégation d’un accord moral à un dispositif. L’épreuve formalisée en fin d’année incarne, supporte, perpétue… l’accord sur une définition du bien commun local.

Remettre en cause un élément est toujours possible, mais très coûteux parce que cela amène à déstabiliser tout le système : un projet auquel les élèves se sont accoutumés, et qui instaure dans l’école une atmosphère de créativité et d’expression, un spectacle ou une exposition de fin d’année que les parents attendent.

La délégation aux objets ou aux dispositifs permet donc de sortir du débat tout en restant dans l’univers de la justice. C’est ce que l’on appelle la paix des objets : une petite boîte noire qui unit des principes, des personnes, des objets, qui met en ordre le social et produit des effets sans avoir à se justifier (Boltanski, 1990). « le professeur qui vient gagner sa vie et les trente cinq élèves amenés par l’obligation scolaire doivent se mettre d’accord sur une définition d’un bien commun, sinon les contraintes liées à leur co-présence deviendraient rapidement intenables, mais il ne faut pas oublier que la paix des objets est aussi celle des règlements et des institutions161»

Toutefois il faut être prudent, la mise en forme n’est jamais totale. Des choses, des individus sont présents dans la situation sans pour autant être enrôlés. Pour qu’elle tienne, il faut que tout le monde accepte de «fermer les yeux».

Cela est particulièrement sensible dans l’observation d’une classe. Les professeurs ne peuvent exiger que tous les élèves soient concentrés. Des petits bavardages ou des remous se développent dans la classe sans qu’il y ait lieu de s’en alarmer. En réagissant, le professeur risquerait de tendre la situation, d’élever le niveau d’exigence de telle sorte qu’il deviendrait insupportable et pour lui et pour les élèves. Il y a en même temps un risque que ces multiples petites échappées hors de la situation fassent boule de neige et en cassent la forme.

L’enseignant doit conserver un équilibre, assez subtil et mal défini, que le discours ordinaire renvoie du côté de l’intuition et de l’expérience pédagogique.

Pour que la situation et les contraintes liées à leur co-présence soient tenables, le professeur et les élèves doivent se mettre d’accord, en établissant un compromis.

« Construire des situations qui tiennent, c’est agencer des personnes et des objets, éventuellement assez hétéroclites, mais en les référant à une définition d’un bien commun qui justifie qu’ils aillent ensemble, et qui établit des règles qui vont gouverner leurs rapports : définir ce qui est licite et ce qui ne l’est pas, donner des références pour évaluer l’importance des personnes et la pertinence des objets, prévoir des sanctions pour les manquements aux règles 162 ».

Les exemples pourraient être multipliés à l’infini sans que cela approfondisse vraiment la connaissance du monde scolaire.

Les deux processus fondamentaux sont là : ou bien un sentiment de bien commun apparaît (par exemple le développement de l’imaginaire cerné dans la situation de recherche artistique), ou bien la situation ne tient pas (quelque chose ne fonctionne pas, un objet vient distraire les élèves…), et les élèves remontent avec une incroyable rapidité à des questions fondamentales auxquelles le professeur ne peut faire face (pourquoi ça ne fonctionne pas ? mais pourquoi on fait un projet artistique ? à quoi ça sert de savoir ça ?…). L’enseignant ne peut répondre à de telles questions à l’échelle de l’heure de cours : la justification du projet artistique dépasse largement ce cadre.

Le caractère composite du PAC apparaît clairement. Il peut être vu comme un moyen de libérer la créativité des individus (par exemple dans le projet danse et urbanisme, lorsque les élèves recherchent des mouvements et gestes afin de créer leur propre chorégraphie en lien avec la thématique de la ville et des gestes quotidiens) ou un outil de redynamisation de la classe (par exemple, le projet sur les percussions, où l’enseignant espère voir de l’énergie et de l’investissement de la part de ses élèves), comme un progrès dans l’acceptation de la discipline artistique face aux autres plus fondamentales (dans le cadre du projet patrimoine création de marionnettes, où le poids des arts visuels est bien plus important que les disciplines fondamentales…), etc.

Construire des identités qui tiennent pose la question de « la permanence de la personne au travers des multiples situations auxquelles elle est amenée à participer et qui sollicitent des dimensions différentes de l’individu. Chaque personne est susceptible de construire une situation dans plusieurs registres et de passer de l’un à l’autre pour s’adapter aux mouvances de la conjoncture 163. »

Les entretiens réalisés avec les enseignants le montrent. « Le professeur doit donc savoir sortir des situations, mais il doit aussi présenter une identité cohérente, face aux autres et face à lui-même. Et là, l’individu rencontre directement le problème de la justice. (…)

Ce travail de construction d’une cohérence à partir d’éléments empruntés à des situations diverses est accompli et retouché en permanence. (…) Ce travail prend des formes d’autojustification qui le rendent extrêmement proche du travail de construction de situation. Dans les deux cas, il s’agit de ramasser des éléments hétérogènes au départ et de les organiser en une certaine cohérence à partir d’une référence générale. 164  » Les enseignants sont entrés dans un univers de justification complexe. Les ressources stabilisées (grades, savoirs…) comptent peu, ce qui compte c’est de «faire face» aux situations. Cela nécessite de se justifier dans plusieurs registres, parce que les situations sont complexes.

Parmi les divers traits de caractère que l’on peut rencontrer lors des entretiens, plusieurs points communs sont à souligner : le « bricolage identitaire » des enseignants « rencontre une difficulté certaine pour passer du particulier au général. Même ceux qui semblent relativement à l’aise en situation le sont moins lorsqu’il s’agit de référer leurs attitudes à des principes généraux 165  ». Également, le fait de se justifier devant les élèves, dans la situation de face à face du cours. Les enseignants se justifient « très peu devant les collègues ou le chef d’établissement, pas du tout devant les parents ou le milieu local 166  ».

Deux choses sont à retenir : le coût pour les personnes de l’éclatement des situations et de la multiplicité des références « incertitude, réajustement permanent sont le lot commun de tous les membres de la société scolaire, et en particulier des enseignants 167  », ainsi que l’absence de références aux catégories stabilisées permettant de passer de la particularité de leur situation à des débats généraux (tels que les grades, les disciplines…).

La forme scolaire, quant à elle, commande non pas une relation de personne à personne, mais l’inscription des maîtres et des écoliers dans un ordre gouverné par des règles impersonnelles (Guy Vincent 1994). « Dans la forme scolaire, il fallait que le maître soit dépersonnalisé ; le métier, aujourd’hui, à l’inverse, exige plus que jamais la personnalisation de l’individu et de la relation 168 . »

Pour faire tenir les élèves, la classe, le projet, trois situations différentes peuvent être envisagées :

1) Le professeur appuie sa mise en forme de la situation sur la recherche de l’efficacité, les objets lui sont fidèles et la situation tient.

« La référence à l’efficacité présente de grands avantages : elle s’instrumente facilement en tâches, qui reposent sur des objets (questionnaires à remplir, cartes à colorier) et une fois que les élèves ont entrepris et accepté cette tâche, la situation tient toute seule, le professeur n’a plus à intervenir que de temps en temps, pour un conseil ou un bref rappel à l’ordre, mais ce n’est pas lui qui supporte le poids de la situation 169  ». Dans une situation centrée sur une tâche, le temps joue pour le resserrement de l’ordre.

L’importance des objets est positive pour supporter le poids de la situation, mais peut parfois être négative, car l’introduction d’un objet en cours c’est toujours prendre un risque car il est susceptible de plusieurs interprétations.

La cohérence de la situation repose sur la recherche de l’efficacité, le bien commun est connu (produire des phrases correctes), l’évidence de l’obligation de produire repose sur le rythme rapide du cours. La pression de la production prévient la dénonciation (les élèves n’ayant pas le temps de faire le tour de la situation et de trouver des points d’appui).

Il y a par ailleurs une prolifération d’objets qui réactivent en permanence la pression de la tâche (images, mots copiés, manuel). Ce changement permanent de point d’appui oblige les élèves à réagir (pouvoir d’enrôlement du professeur par la parole, participation des élèves).

On remarque donc le caractère composite de ce montage : tous les acteurs, le professeur et les élèves, sont présents dans plusieurs dimensions de leur personnalité. Ce qui implique une situation qui se réfère à plusieurs principes de justification : le programme et le rôle régulateur de la tâche, la prise en compte de leur créativité, la relation de personne à personne… Ces différents éléments pourraient se dénoncer, mais la compensation l’en empêche (insuffisance ou rigueur de certains élèves).

2) Jean-Louis Derouet fait état d’une seconde situation. Celle-ci se passe mal, la situation éclate (la dérive due à un incident banal met en évidence l’absence d’un intérêt commun aux enseignants et aux élèves).

L’enseignante tente d’engager le dialogue, les élèves ripostent par deux dénonciations qui remettent en cause l’ensemble du système de telle sorte qu’aucune situation ne peut plus tenir. « si les élèves ne sont pas d’accord pour être là où elles sont, si elles jugent dépassés les savoirs qui leur sont enseignés, il ne peut plus y avoir de situation qui tienne 170  ». Les élèves n’ayant pas ramené la feuille, il n’y a plus de support matériel de cours. La situation échappe à l’enseignante, elle tente de faire face et déclenche alors l’épreuve. Elle n’a pas su justifier la présence des élèves dans cette section et l’utilité de ce qu’elle enseigne. Toute idée de bien commun disparaît.

3) La 3e situation repose sur un travail de réajustement : la mise en forme proposée par le professeur dérape, mais, par une série de réajustements, le professeur parvient à faire tenir le montage. « elle a créé un univers très instrumenté : projecteur, diapositives, rallonge, volets aux fenêtres pour faire l’obscurité… mais ces objets dissimulent des pièges. Ils sont peu souples, peu adaptables. (…) La salle de classe prévue ne convient pas pour faire des projections. Il faut déménager et c’est la bagarre pour les places du premier rang. Les volets qu’il faut fermer : des élèves bousculent tables et chaises pour se précipiter. La lumière qu’un élève empressé coupe trop tôt… le titre même de la leçon fait distraction. 171  »

Qu’est-ce qui fait que malgré tout la situation tient ? C’est la souplesse qu’introduit dans la situation la relation de personne à personne (le professeur sait fermer les yeux devant le brouhaha de certains élèves). « Beaucoup de choses qui pourraient être retenues comme des défauts dans la recherche de l’efficacité, qui pourraient être le point de départ d’une dénonciation de la situation ne seront pas retenues parce qu’il y a une souplesse dans la relation qui fait que les élèves ne cherchent pas à pousser l’épreuve 172  ».

Tout repose sur la capacité du professeur à réajuster et sur sa capacité de réflexivité en situation : « Le professeur arrive dans la classe avec un projet, inspiré de la pédagogie par objectifs et appuyé sur des instruments pertinents. Mais la paix des objets, en classe, est moins fiable qu’elle ne l’espérait. Chaque ressource apportée par le professeur est ambivalente et peut se retourner contre lui 173  » ; les défauts pullulent, il faut en permanence réajuster.

« Qu’est-ce que réajuster ? C’est remédier aux défauts qui sont apparus, (faire changer un élève de place, lui dire de se taire), c’est aussi changer d’univers de référence (faire passer un défaut apparu dans un registre en glissant vers un autre), rétablir la tension de la tâche en s’appuyant sur une morale de l’intérêt général soutenue par une relation de personne à personne. Le montage est composite, mais il tient. 174  »

Les entretiens et observations menés dans cette étude dévoilent également des situations similaires, moins marquées certes, du fait que cela se situe dans l’enseignement primaire (maternelle et élémentaire). En effet, la violence des propos et la rébellion des enfants de maternelle ou de CP est bien moindre qu’au lycée ou que dans les exemples pris ci-dessus en classe de filles étudiant en BTS Tertiaire. Ces trois situations, extrêmement bien détaillées par Jean-Louis Derouet, peuvent se trouver tout de même dans les classes à PAC.

De la même manière que la construction de situations qui tiennent, il présente trois constructions d’identités qui tiennent au sein d’une situation, trois exemples de personnalité d’enseignants :

1) L’enseignante, certifiée d’éducation musicale, enseigne depuis dix ans dans un collège peu favorisé de la banlieue parisienne. Ce qui caractérise cette enseignante est « sa recherche de l’authenticité. Elle ne veut écarter a priori aucune dimension de la personne, de la sienne ou de celle des élèves, et elle cherche un compromis qui intègre toutes ces dimensions. Travail que l’on serait tenté de qualifier d’impossible si elle n’y parvenait pas d’une manière certaine. 175  » Les principaux outils, aujourd’hui, pour mettre un semblant d’ordre dans les situations scolaires reposent sur l’efficacité et la mesure de la performance. Or, cette professeur de musique ne peut guère se référer à cette logique. Elle est d’abord desservie par le statut de sa discipline dans l’institution (investissement non rentable), elle conteste en outre la pertinence de l’évaluation. Deux références apparaissent fondamentales dans la définition de son identité : une morale du respect de l’autre d’abord, un sentiment de commune humanité entre les êtres pour dépasser la violence (référence à la créativité, au libre jaillissement de l’inspiration artistique). Elle constate cependant l’impossibilité de faire tenir une situation pédagogique ou une identité de professeur dans cette logique (tension entre l’authenticité inspirée de l’artiste et le statut administratif du professeur). Elle se refuse à toute dénonciation facile. L’institution bride sans doute la libre expression des enfants, mais elle est nécessaire pour faire tenir le système scolaire.

La tension profonde approche du point de rupture : peut-on rester professeur dans ces conditions ? La professeur progresse cependant vers une définition du bien commun qui établit presque un compromis. « Son objectif, faire cinq minutes de bonne musique plutôt que de vouloir faire de la musique envers et contre tout, lui permet de suspendre le débat entre sa dimension inspirée – être un musicien parmi d’autres musiciens – et sa définition administrative – être un professeur. Mais ce compromis ne résorbe pas la tension. La «boîte noire» ne se referme pas, son identité ne tient que par un effort permanent et cet effort l’épuise. Une seule solution : se mettre en demi-service et trouver pour l’autre partie de son temps un travail plus satisfaisant. 176  »

Dans notre échantillon, la professeur des écoles ayant mis en place le projet musique à la rencontre de Petrek, témoigne de cette même recherche d’authenticité, de travailler avec des musiciens vivants, sur des bandes sonores originales, d’aller à la rencontre de ce monde peu connus des enfants. L’enseignante se sent délaissée par l’institution qui ne couvre pas les frais de prise en charge des cd et dvd originaux des artistes, dont les enfants ont besoin pour travailler en classe. Elle s’offusque de cette position qui pousse à copier illégalement les œuvres des artistes, ce à quoi elle s’oppose. La tension entre le monde marchand et le monde de l’inspiration est ici présente.

2) Le second enseignant, certifié de sciences et techniques économiques dans un lycée de province, est comme la première enseignante, également sensible à l’extrême variété des références possibles pour construire l’identité enseignante : impartialité, efficacité, sympathie… Du fait de sa discipline, il est « surtout sensible à l’intrusion du marché : le rôle des parents et de leurs coups de fils, la comparaison entre la fonction publique et l’entreprise privée 177». Il « laisse son jugement flotter : il passe en revue les définitions du bon professeur : une définition administrative – celui qui n’a pas de problèmes –, une définition fondée sur l’efficacité – celui qui fait réussir aux examens –, une définition à référence communautaire – celui qui est aimé de ses élèves –, mais il refuse de choisir, en s’abritant derrière la variété des élèves et des situations 178 . »

Ce qui fait tenir les situations : c’est la définition administrative des identités et des situations (payé, boulot, repères, règles). On peut parler de relativisation parce qu’il y a refus de choisir entre les différents principes de justice qui peuvent inspirer l’action enseignante. Il développe une morale de l’engagement modéré tout en évitant l’épreuve. Professeur et élèves ont leur vie, « ils se rencontrent pour l’accomplissement de tâches prescrites par l’obligation administrative, mais ils ne se reconnaissent pas le droit, au-delà, d’envahir la vie de l’autre. Cette ambiguïté lui assure une popularité certaine auprès des élèves. L’équilibre repose sur une négociation à la fois permanente et implicite 179  ».

Cette identité se retrouve chez l’enseignante ayant mis en œuvre le projet danse et urbanisme, dans un quartier sensible de la banlieue lyonnaise. Cette enseignante se construit autour de valeurs et de références multiples : égalité, aide, sympathie, efficacité, ferme les yeux devant des parents non investis, encourage les plus faibles, etc. Elle est consciencieuse et s’investit personnellement et fortement dans le projet à défaut de n’être soutenue par le quartier. Elle évite l’épreuve en ne demandant pas aux parents une aide pour la couture des costumes de scène, et s’arrange avec la directrice pour les coudre. Les enseignants de l’école savent qu’ils ne peuvent rien demander aux parents, c’est un contrat implicite.

3) La troisième identité est celle d’une enseignante d’histoire-géographie ayant consacré toute sa vie aux enfants. Elle est « viscéralement engagée dans son action, adossant sa profession à son expérience de mère, et en même temps très à l’aise avec les références générales : sa personnalité, cet amour des faibles qui lui « tient aux tripes » sont naturellement de gauche, du côté de l’innovation et du progrès 180  ». Elle présente une identité plus fermement constituée que dans les deux premiers cas (où les enseignants montrent des tâtonnements d’une identité qui se cherche). Elle ne dissimule pas ses périodes d’incertitude, ses crises personnelles. Tout ce qui est apporté va dans le même sens : la construction d’une pédagogue consciente et affective, du côté de la justice et du progrès.

Ce profil ne s’est pas rencontré dans notre échantillon d’enseignants interrogés. Toutefois, un trait de caractère se retrouve parmi quelques enseignants (projet danse et urbanisme, et projet percussion) : le souci d’aider les élèves motivés les plus faibles.

L’analyse de ces cas concrets, d’après les éléments méthodologiques de Jean-Louis Derouet, met au jour la complexité de construction et de fonctionnement d’une situation éducative qu’elle soit ou non artistique ; mais aussi la singularité de l’identité enseignante, toutes deux riches en tensions. Il est maintenant nécessaire, pour continuer notre étude, d’approfondir l’analyse par une enquête de terrain menée dans des classes à PAC d’écoles primaires de la région lyonnaise. Parmi elles, nous en avons visité sept.

Notes
147.

Dans un entretien exploratoire réalisé en novembre 2009.

148.

L’école dans plusieurs mondes (2000), Ecole et justice (1992).

149.

Ecole et justice, 1992, p. 175.

150.

Ibid. p.169

151.

De la justification, les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.

152.

Ecole et justice, De l’égalité des chances aux compromis locaux ?, Métailié, p.169.

153.

Ibid. p.169

154.

Ibid. p.170

155.

Ibid. p.171

156.

Ibid. p.172.

157.

Ibid. p.172.

158.

L’art pour éduquer. La dimension esthétique dans le projet de formation postmoderne, Education et Sociétés n°19, 01/2007, pp. 83-96.

159.

Ibid. p.96.

160.

Ecole et Justice, Ibid. p.173.

161.

École et Justice, Ibid., p.176.

162.

Ibid. p.177.

163.

Ibid. p. 206.

164.

École et justice, p. 208.

165.

p. 209

166.

Ibidem.

167.

p. 238

168.

Alain Kerlan, L’école à venir, ESF, Pratiques et enjeux pédagogiques, p. 96.

169.

Jean-Louis Derouet, École et justice, op. cit., p. 180.

170.

Ibid., p. 196.

171.

Ibid. p 203.

172.

Ibid. p 204.

173.

Ibid. p. 204

174.

Ibid. p. 205

175.

Ibid., p. 215.

176.

Ibid., p. 217.

177.

Ibid. p. 221.

178.

Ibidem.

179.

Ibid. p. 223.

180.

Ibid., p. 237.