1.2.2. Les transformations et leurs raisons : recours au cadre conceptuel

On peut parler d’une allégeance aux I.O. uniquement pour l’élaboration écrite du dossier validé par l’I.A. « il a fallu que je reprenne mon petit livre, ma bible, et que je regarde au niveau des I.O. dans quel domaine c’était répertorié et sous quelle formule ».

La distance, l’écart, existant entre la trace écrite du dossier de validation et la mise en place concrète sur le terrain est à apprécier.

‘« Quand on constitue un dossier comme ça, on est vraiment aux prémices de l’élaboration du projet quoi, donc on a des idées quand même assez floues de ce qu’on veut faire concrètement je parle toujours, moi c’est vrai que depuis que je sais que j’ai mis quelques sous pour ce projet, les choses, elles mûrissent, je vois quand même de plus en plus clairement là où je veux aller, quelles activités je veux mener etc. C’est vrai, quand on constitue le dossier il faut bien être honnête, c’est un peu encore…, on a quelques idées et puis on ose pas. »’

L’enseignante n’a pas souhaité mettre dans le dossier des éléments concrets et précis par peur que son projet prenne une tournure occupationnelle et non pédagogique.

« Les indicateurs d’évaluation » ont été une source de contrariété, et étonnamment, l’enseignante a relié l’aspect pédagogique de l’évaluation au domaine économique du financement du projet.

‘« C’est vrai que quand on est dans un projet comme ça, on ne pense pas forcément à se dire bon il va falloir à un moment ou à un autre évaluer, voilà, donc ça m’a un peu contrariée, mais je l’ai quand même fait. Je trouve que c’est tôt en fait, on est pas assez dedans pour pouvoir vraiment imaginer ce que l’on va en tirer. Et c’est le fait d’avoir eu l’enveloppe budgétaire que j’ai commencé à mûrir les choses ».’

Dans le discours de l’enseignante, les principes véhiculés par ce projet sont l’entraide, la collaboration, la tolérance, le respect des adultes qui se déplacent pour eux, le respect du spectacle. Ce projet véhicule dans les dires de l’enseignante des valeurs civiques, d’égalité de part de travail. Elle souhaite que «  chacun trouve sa place à un moment ou à un autre », qu’il soit mis en valeur par rapport au groupe, pour éviter et sortir des clivages qui peuvent exister dans une classe autour des mathématiques et du français. La conception de la socialisation et de la citoyenneté fait ici irruption. D’un côté, l’enseignante met en avant des valeurs civiques de tolérance, de respect, et en même temps, dans le cadre de l’éducation artistique, elle en vient à développer une morale du travail, du compagnonnage, moins liée à une situation d’apprentissage qu’à une situation de production collective, telle une vision d’une micro-société où le travail serait également réparti, chacun apportant sa pierre et se partageant les tâches. On se place donc ici dans une vision familiale et domestique du travail où l’art, la pratique de la classe à PAC amène à cela.

Comme l’indique Anne Bamford, dans son discours ouvrant le symposium sur l’évaluation des effets de l’éducation artistique et culturelle en janvier 2007, il ne doit pas être négligé le fait qu’il y ait aussi des effets négatifs de l’art quand il n’est pas bien mis en œuvre : « Les projets artistiques ont un impact sur l’enfant, l’enseignement, l’environnement d’apprentissage et la communauté tout entière, mais ceci est vrai uniquement des projets de qualité. Ceux qui sont de moindre qualité ou inadaptés peuvent faire plus de mal que de bien.  203 »

En observation de séance, les remarques sont acerbes et peu de valeurs et de principes annoncés se retrouvent en action.

Lors de la séance observée, les principes et valeurs énoncés (tels que le respect du goût et la mise en valeur des élèves) ainsi que l’essence même de la démarche de recherche n’ont pas été vraiment décelés. Ce dernier point semble alors évoluer par rapport à ce qui a été décidé au départ par l’enseignante, et qui semblait vraiment très important à ces yeux. L’élève est constamment guidé et repris dans ses actes par le professionnel intervenant (par exemple : dans le mélange de peinture pour trouver la teinte adéquate, dans la conception en peinture d’un buisson afin qu’il soit conforme à ce que pense l’artiste). La cité inspirée tend à s’effacer voire à disparaître au profit du monde industriel (valeurs d’efficacité…) et du monde domestique (autorité…).

‘« vous mettez pas mal de jaune et un peu de bleu (1 cuillère à café) vous verrez ça va beaucoup foncer ».
« vous faites un orange avec beaucoup de jaune et un peu de rouge et un peu de bleu », « alors j’ai dit un arbre, et si on faisait une haie avec des petites fleurs rouges dessus ? »’

L’enseignante également les guide : « si tu ne commence pas par le haut, tu ne vas pas avoir la bonne forme », Enfant : « est-ce qu’on peut… »

Maîtresse interrompant l’enfant : « vous n’avez pas de goût, il faut que ça soit assorti » (en parlant des tissus de la robe de la marionnette), « c’est pas très joli, il faudrait un revêtement ». L’enfant, déçu, tente de se justifier : « c’est Emma (l’intervenante) qui m’a conseillé cette couleur ».

Maîtresse : « un Bocuse aux cheveux verts… », « là, on va rajouter une ceinture ».

Des conseils sont parfois donnés par la maîtresse sans argumentation ni explication « tu vas poser le blanc, le tissu, dessus ».

Plusieurs tensions apparaissent alors entre le monde inspiré (choix des enfants) et le monde domestique de l’enseignante (choix imposés par autorité).

On retrouve un cas similaire entre l’artiste présente dans l’atelier décors et les enfants peignant sur les supports cartons. L’intervenante de l’atelier décors semble s’énerver du manque de compétences des élèves en peinture, l’enseignante quant à elle n’entend pas puisqu’elle est dans la pièce juxtaposée avec le groupe fabriquant des marionnettes avec l’autre artiste.

L’intervenante dans son énervement dévalorise les enfants : « Ah mon Dieu, c’est n’importe quoi ça , les maternelles ils font mieux que ça, c’est tout dépassé », « Là on va attendre que ça sèche et je vais redessiner, j’ai que ça à faire moi ». L’intervenante se substitue aux enfants et peint elle-même sur le support.

« et vous êtes en CM2, vous devriez peindre mieux que ça, on dirait que vous êtes en maternelle ». Cette procédure de dévalorisation, à deux reprises envers les enfants, s’apparente à une sorte de harcèlement, qui est tout de même choquant pour tout observateur de la situation.

« vous l’étalez bien, si vous trouvez ça trop compliqué vous le donnez à quelqu’un d’autre, échanger de rôle avec quelqu’un ». L’intervenante se préoccupe ici de l’efficacité de la production, qui a pour conséquence de tourner le dos à l’éducation et à sa simple équité.

« Regarde ce qu’ils ont fait les garçons, j’ai fait un dessin et ils ont tout débordé », « ce qui est sûr c’est qu’il ne faut pas mettre trop de peinture sur le pinceau ».

L’intervenante de l’atelier décors reprend la peinture de l’élève et peint elle-même sur l’arbre et le métier à tisser (sur le travail de l’élève pas encore sec) tout en donnant ses directives : « tu peux aller le faire sécher au soleil, dans pas longtemps ça sera sec ! »

« alors, vous utilisez beaucoup trop de peinture, c’est du gâchis ».

« écarte-toi s’il te plaît tu es en train de faire bouger le carton »

« vous ne vous promenez pas avec un mélange (de peinture) en cours ».

Ces éléments (remarques désobligeantes, de dévalorisation, etc.) forment un climat peu serein pour les enfants, qui se voient repris pour chacun de leurs faits et gestes. Les enfants sont ainsi un peu énervés, certains veulent bien faire mais n’y arrivent pas et se font rabrouer.

On peut donc distinguer deux types de contraintes. Les formes de contraintes objectives, d’une part, qui sont en elles-mêmes éducatives : lorsque l’enfant se heurte aux contraintes du réel, par exemple à la résistance de la matière. L’art apporte alors une portée éducative dans le travail. Un deuxième type de contrainte observé en séance est celui de la présence d’une autorité orientée vers la productivité avec l’utilisation de procédés les plus coercitifs. L’enseignante semble ici déléguer son autorité à l’intervenante. Elle passe tous les quarts d’heure voir l’évolution du groupe. Peut-être est-ce cela qui influence le climat et le comportement de l’artiste ? Dans un esprit d’efficacité, l’enseignante avait souligné le peu d’heures d’intervention et la nécessité de reprendre elle-même les séances seule avec les élèves. Nous sommes donc ici dans le cadre, non pas d’une efficacité pédagogique et didactique, qui en effet n’est pas du ressort de l’artiste, mais dans le cadre d’une efficacité technique et de production terminée et valide en fin de séance.

‘« Entre deux séances d’intervention des artistes, je retourne en salle d’arts plastiques avec eux (les élèves) et donc on refait, donc en fait je me calque un peu sur ce que les artistes ont fait pour à nouveau, leur donner les conseils qu’il faut pour les costumes, pour coller, pour avancer en fait le travail entre deux séances (…) je reproduis les séances pour que ça aille plus vite 204  ».’

Le monde marchand du financement des heures d’interventions cohabite ici avec le monde industriel de l’efficacité et de la productivité, cela possède un retentissement sur le monde de l’inspiration, où les acteurs ont la possibilité de prendre le temps d’essayer, de créer.

L’enseignante a en effet été déçue parce qu’elle n’a pas obtenu le financement souhaité, ce qui a eu pour conséquence la réduction du nombre d’interventions artistiques envisagé au départ.

‘«  donc je vais quand même être obligée de réduire certaines choses, donc c’est hyper frustrant quand même. C’est vrai que me lancer dans un projet comme ça, j’ai envie que ça soit énorme, et je sais que je vais être obligée de réduire les interventions, de réduire ci, de réduire là, de grapiller à droite à gauche pour pouvoir… C’est peut-être hors-sujet mais je trouve qu’on nous donne un peu de moyen, mais pas la totalité des moyens dont on aurait besoin pour vraiment faire un truc, un vrai projet, un vrai spectacle, avec vraiment tous les moyens. A la limite faudrait qu’on nous autorise à pas compter nos dépenses pour que ce soit… mais c’est quand même purement administratif pour moi. »’

Nous sommes en présence d’une classe à PAC possédant un projet pédagogique avec une enseignante ayant des envies relevant de la cité de l’opinion et de la cité industrielle (principe d’efficacité) souhaitant « que ça soit énorme », « un vrai spectacle », «ne pas compter nos dépenses ». Ce basculement dans le domaine de l’efficacité sonne comme une espèce de fantasme qui finit par habiter l’enseignante d’être productrice de spectacle, et venant complètement interférer avec les valeurs et principes d’éducation.

En résumé, les bougés et changements opérés dans ce projet patrimoine sont subtils. Ils ne se voient que lors de l’observation, puisque c’est à ce moment là que les tensions se dévoilent en plein jour (tensions entre le monde inspiré et le monde domestique, tensions entre le monde inspiré et le monde industriel). En effet, lors des entretiens, l’enseignante se déclare satisfaite, même si elle est déçue par la faiblesse du financement obtenu par l’inspection académique, et que la conséquence est une modification à la baisse du nombre d’interventions artistiques.

Enfin, ce projet est caractéristique de la dévolution aux objets (matériel artistique existant en salle, manquant et donc à aller chercher, etc.). Le poids des objets est très fort dès le début de la séance et ce tout au long. Les tensions se créent à partir du choix ou de l’utilisation de ces objets, par les enfants, par l’enseignante ou par les artistes.

Notes
203.

Anne Bamford, Mesurer l’impact : Recherche(s) en éducation artistique et culturelle, The Engine Room, University of the Arts, Londres, Évaluer les effets de l’éducation artistique et culturelle, La documentation française, 2008, p. 29.

204.

Entretien 2, p. 1.