1.2.2. L’enseignement du français au Sénégal : une identité pédagogique à la frontière de la DFLM et de la DFLS

La distribution que nous venons de voir est institutionnellement confirmée dans les orientations de l’enseignement secondaire où la hiérarchisation des langues apprises à partir du collège se fait en dehors du français. Lorsqu’on parle de Langue Vivante 1 ou 2 (LV1, LV2) où « langue étrangère », c’est pour désigner l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’allemand, l’arabe et le russe selon l’ordre chronologique institutionnel de mise en contact de l’élève avec deux de ces langues. Comme on peut s’y attendre, le rôle moteur du français dans la définition des politiques éducatives ne manquera pas de poser des problèmes au niveau de la détermination de ses contenus d’enseignement et dans les pratiques de classe. Ainsi, de ses observations sur les situations d’enseignement du français dans les contextes qui nous intéressent, Vigner (2001) a pu conclure que l’une des caractéristiques didactiques du FLS, c’est ce qu’il nomme « une identité pédagogique incertaine ». Quand on observe les pratiques d’enseignement-apprentissage du français au Sénégal, on ne peut que s’accorder avec cette thèse. En effet, le cours du français au collège s’articule autour d’activités de langue (grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire), de lecture littéraire et de production écrite. A l’examen, on remarque que la conduite de ces activités ne se départit pas du modèle pédagogique qui les a caractérisées pendant longtemps en France. La lecture scolaire est principalement nourrie de textes littéraires (œuvres intégrales ou extraits). Le programme officiel faisant foi, les références sont tirées pour 50 % des classiques de la littérature française (entre le 16ème siècle et la seconde guerre mondiale). Les 50 % restant sont constitués de classiques africains et d’écrivains de la diaspora noire. La conduite se fait sur la base des méthodes usuelles en DFLM, c'est-à-dire la lecture linéaire ou la lecture méthodique. Quant à la production écrite, elle est presque tout entière consacrée aux exercices traditionnels de composition française communément appelés « rédaction » (6ème – 4ème) et « dissertation » (à partir de la 4ème). En somme, il suffit de poser la question sur les savoirs enseignés dans les classes de français au Sénégal pour se rendre compte de la proximité quasi reproductive de la DFLM en ce sens que ce qui est visé, c’est la transmission d’un français « standard », « normé » (Chartrand, 2008) que l’enseignement-apprentissage des textes littéraires tend à médiatiser et dont l’expression écrite vise à contrôler le niveau d’acquisition. Il faut noter l’absence dans ce contexte, de l’enseignement de l’oral. Ce qui se faisait (l’oral en français, aujourd’hui supprimé des épreuves, n’était pratiqué par les élèves qu’au cours des examens du Brevet de Fin d’Etudes Moyennes et du Baccalauréat où ils devaient expliquer un texte, répondre à une question de littérature) ressemblait plutôt à de l’écrit oralisé. Pour terminer sur ce point, nous faisons remarquer que la référence à un modèle pédagogique adapté de la DFLM se ressent jusque dans les débats qui ont traversé la conduite de certaines activités scolaires. Quelle place, quels contenus, surtout quelles modalités et quelles finalités pour l’enseignement de la grammaire ? Quelles méthodes pour la lecture littéraire, lecture linéaire ou lecture méthodique ? Pour autant, les choses ne semblent pas aussi simples et à certains égards, il paraît difficile de partager la thèse de Vigner sans réserve. Car si le français s’apprend principalement à l’école, il se pratique et se cultive en termes de lecture et d’écriture dans et en dehors de l’école. Nous voulons dire que la multiplication des instances de diffusion du français (institutions éditoriales, presse écrite et parlée, actes administratifs, enseignes, interactions professionnelles et sociales etc.) l’intègre dans le quotidien des sénégalais qui en retour, l’enrichissent de leurs apports. L’école ne peut pas échapper à ces influences et une recherche qui vise à décrire la manière dont se construit et se développe un savoir lire et écrire dans des interactions en classe ne peut ignorer la prégnance des cultures linguistiques, éducatives et didactiques (Chiss et Cicurel, 2005) associées au contexte de son champ d’investigation. Le fait que les dites compétences soient spécifiées autour des techniques du récit de fiction est de moindre importance par rapport aux enjeux. Il est une évidence que tout enseignement-apprentissage d’une langue, comme le soutiennent les auteurs, est obligé de l’inscrire dans des cultures linguistiques ou langagières au sens large.

‘« La classe de langue a, comme on le sait, ses rituels et ses routines. Elles génèrent des pratiques didactiques qui sont en résonance avec la culture ou le contexte dans lequel elles existent » (p : 5). ’

Nous posons ici les particularismes (savoir et savoir-faire) que le contexte ne peut manquer d’engendrer et qui nous fondent à parler d’une culture éducative et didactique à l’intersection entre le commun et le singulier, le générique et le spécifique. Prenons à titre d’exemple les phénomènes transpositifs qui sous-tendent la relation maître / élève y compris dans l’enseignement d’une langue. On sait que les conceptualités des savoirs en DFLM (langue, discours, textes, littératures) sont déjà assez hétérogènes alors même que l’on se situe dans un contexte monolingue et culturellement uniforme. En DFLS, la détermination des savoirs savants et la définition des enseignables sont rendus plus complexes par l’immanquable conflit qui naît naturellement de la rencontre de deux usages culturels. En effet, le français s’impose et charrie une idéologie, une culture, des représentations, une vision du monde qui ne seront pas toutes nécessairement antinomiques aux valeurs en place, mais qui pour la plus part, vont entrer en conflits avec elles. La gestion de ces conflits ne peut à notre avis que déboucher sur une culture didactique qui se singularise, non du point de vue de la définition des activités scolaires, mais bien de certains contenus de savoir, de leur transposition externe et interne. On pourrait citer le cas de la lecture littéraire où le choix des textes, idéologiquement marqué par la question de l’identité nationale, induit une lecture sociologique et thématique. C’est là tout l’intérêt de l’expression « enseignant de langue/culture » (Matthey et Diana-Lee, 2009) pour qualifier le professeur de langue et mettre l’accent sur la véritable nature de son mandat. Car, enseigner le français dans un contexte plurilingue et multiculturel revient à former à l’élargissement de la pluralité linguistique et culturelle. Ce qui suppose une capacité de négociation des inévitables altérités en vue de transformer le choc des cultures en un dialogue de culture. C’est la mise œuvre de la théorie Senghorienne de l’enracinement et de l’ouverture. De manière générale, nous pensons qu’il faut compter parmi les « produits » caractérisant le contexte, les pratiques d’enseignement-apprentissage et les savoirs professionnels des enseignants qui les organisent, les rapports des élèves à la langue, à l’école, aux activités et aux savoirs enseignés, les formes des interactions. La description des formes et outils de la médiation entre les savoirs et les apprenants devra donc tenir compte de « ces ensembles linguistico-éducatifs qui conditionnent l’enseignement / apprentissage des langues » (p7) où se croisent et se bousculent des traditions, des représentations, des savoirs et compétences fortement référés à leur contexte. En somme, tout ce qui fait que se déploie ce que nous appelons provisoirement une « certaine identité didactique » à défaut d’une identité didactique certaine.

Le lien qui se noue entre les contextes socioéconomiques et sociolinguistiques tient donc du statut du français dans la société et à l’école, des missions culturelles, politiques et sociales attachées à son enseignement-apprentissage. Ces paramètres vont produire des représentations, des attentes qui déteignent sur cet enseignement-apprentissage de manière générale et de façon spécifique, dans les rapports des élèves aux activités de lecture et d’écriture, aux outils textuels qui les médiatisent et dans la manière dont ils sont mis en contact avec ces contenus. Ce volet de la question touche, comme on le sait, les pratiques professionnelles de l’enseignant.