2.1 La carte scolaire de l’Académie de Dakar et les disparités de l’offre de formation entre les P. A. et le P.-E

Le Sénégal a entrepris depuis plusieurs années une série de réformes portant décentralisation et déconcentration de son système éducatif. Sans avoir besoin de nous étendre sur les différents aspects de cette politique, arrêtons-nous, ainsi que nous l’avons fait jusque là, sur les points ayant une incidence sur le contexte de notre recherche. Il faut préciser que la réforme subdivise les établissements publics en deux catégories : 

  • les établissements d’enseignement moyen appelés Collèges d’Enseignement Moyen (CEM), qui forment les élèves du premier cycle (de la sixième à la troisième),
  • les établissements d’enseignement secondaire ou lycées qui accueillent a priori les élèves des classes de seconde, première et terminale (second cycle), mais dont certains ont la possibilité de recevoir des élèves de la sixième à la terminale. Ce sont les lycées mixtes.

Ainsi, pour garantir de meilleures conditions de travail aux élèves et mieux gérer le flux entrant dans les établissements secondaires d’enseignement public, il a été initié une politique dite de polarisation consistant à affecter prioritairement dans tel collège ou tel lycée, les élèves admis en sixième venant de telle zone. L’option qui sous-tend ce schéma voudrait que ces élèves soient affectés au plus près de chez eux. Or, quand on interroge le cadre institutionnel, le constat est vite fait que la carte scolaire de l’Académie de Dakar ne favorise pas les élèves issus des banlieues comme les P.A. On pourrait dire à la limite, en comparant la situation des P.A. et du P.-E, que l’offre de formation ne fait que creuser les disparités sociales notées au niveau des quartiers. Avec ses 3 collèges et 3 lycées publics dont 1 seul habilité à recevoir des élèves à partir de la sixième, la commune d’arrondissement des P. A. est très loin de disposer d’une capacité d’accueil susceptible de satisfaire ses besoins au cycle moyen. Le développement d’un important réseau d’établissements d’enseignement privé devrait contribuer à varier l’offre d’accès et à suppléer aux défaillances du système public. Et il est vrai que les collèges d’enseignement privé sont très demandés pour plusieurs raisons qu’il est inutile de développer ici. Pour autant, la pression sur les rares établissements publics reste énorme du fait d’une démographie galopante et de l’impossibilité du plus grand nombre à financer les études de leurs enfants. Le P.- E, soutenu par son environnement immédiat (les quartiers attenants) est apparemment mieux loti au regard de la variété quantitative de l’offre que ce soit pour les élèves de niveau collège, que pour ceux du niveau lycée. Celle-ci est constituée de 4 collèges et 3 lycées ouvrant tous aux classes du premier et second cycle.

Il se dégage de cette situation une double conséquence. Sur le plan pédagogique, le problème des effectifs pléthoriques, régulièrement déploré dans tous les établissements du pays, y compris dans ceux du P.-E, atteint des proportions exceptionnelles dans chacun des collèges et lycées des P.A. A titre d’exemple, le principal du CEM-U19 / P.A et le proviseur du LSNT / P.E signalent respectivement des effectifs moyens de 65 et 45 élèves par classe avec des pointes de 85 élèves en sixième pour le premier et de 50 pour le second. On pourra toujours dire qu’à partir de 40 élèves, la différence des effectifs d’une classe à une autre n’a plus réellement d’impact sur l’action didactique, tant les conditions de travail deviennent insoutenables. Cependant, si l’écart mérite d’être souligné, ce n’est pas tant à cause des chiffres qui peuvent atteindre 20 unités, mais c’est parce que ce problème peut se coupler, comme nous le verrons plus loin, à des facteurs professionnels et altérer de la sorte plus durablement la qualité des enseignements-apprentissages. La seconde conséquence de l’insuffisance de l’offre d’accès aux P.A. est sociale pour les élèves de la zone et pédagogique pour les établissements devant en subir les contrecoups. C’est que, pour résorber le déficit de places, des élèves du quartier sont affectés en grand nombre vers des établissements moins « encombrés » comme ceux du Point E. Se posent dès lors les questions épineuses du transport et des conditions d’étude, parfois très défavorables, quand on sait que ces élèves, issus de familles modestes, vont passer la journée à l’école sans cantine scolaire pour leur assurer une restauration descente. De l’autre côté, à force de recevoir « des compléments de listes », de faire, à la demande des autorités et sous la pression des parents, « des efforts supplémentaires de recrutement » lors même que leur capacité d’accueil, connue de ces autorités, aura largement atteint ses limites, les établissements d’accueil sont à leur tour gagnés par le phénomène de sureffectif. Il faut cependant dire à propos du LSNT / P.-E, que ce paradoxe en cache un autre : la majorité des élèves résidents au Point E, issus de familles plus ou moins aisées, ne suit pas sa scolarité dans les établissements du quartier, mais plutôt dans des collèges d’enseignement privé bien plus côtés. Il n’empêche que le lycée gardera, pour des raisons liées à des critères de recrutement qui lui sont propres, des spécificités sociologiques que nous allons exposer dans notre analyse de ses contrastes avec le CEM-U19/PA. En attendant, nous voudrions mettre l’accent sur la problématique de la pléthore en tant qu’élément constitutif du contexte, voire de singularisation, dans ses rapports avec les situations de classe et les pratiques professionnelles. Nous considérons en effet que la question peut représenter un facteur significatif dans la caractérisation de ce que nous avons appelé une certaine identité pédagogique. L’école, au sens large du terme, « possède une structure organisationnelle à peu près unique et qui marque immanquablement l’activité des agents qui y travaillent » (Tardif et Lessard, 1999, p : 78). En la matière, on peut dire que la question des grands groupes fait partie de ce qui singularise l’école sénégalaise. Et vu son caractère général, il ne serait pas faux de penser qu’il est vécu de la même manière et qu’il produit les mêmes effets sur les enseignements-apprentissages. En nous limitant aux cas du CEM-U 19 / P.A. et du LSNT / P.-E, nous pouvons affirmer que la question des effectifs pléthoriques est perçue par les professeurs des deux établissements comme une contrainte qui pèse lourdement sur les choix pédagogico-didactiques. La principale difficulté est dans la gestion de la classe et des conditions d’apprentissage. Nous ne pensons pas, dans le mot gestion, à l’autorité et à la discipline dans la classe. Les enseignants se plaignent certes du nombre élevé d’élèves, mais c’est rarement par rapport à des problèmes de comportements et d’indiscipline. Certainement que la culture éducative du milieu joue ici un rôle stabilisateur. En effet, les valeurs culturelles ambiantes, les rapports de déférence à tout symbole de l’autorité – l’enseignant représentant l’autorité du savoir – les enjeux sociaux investis dans la scolarisation de chaque élève, la sensibilité de la question de faces etc., sont autant d’éléments à considérer pour comprendre le comportement des acteurs du système didactique. Ce dont se plaignent les professeurs, c’est d’être limités dans leurs choix pour la mise en place d’une ingénierie didactique (Brousseau, 1998) adaptée aux activités et aux apprentissages postulés. Le nombre important d’élèves, associé au manque d’espace et de personnel de soutien, interdit par exemple tout aménagement visant un travail de groupe. Les conditions physiques et pédagogiques d’une dévolution au sens de Brousseau étant difficiles à réunir, le contrat se construit quasiment autour d’un format dominé par une pédagogie expositive. S’il fallait qualifier la culture didactique, on parlerait d’un enseignement magistral, collectif et frontal, principalement axé sur les contenus et laissant fort peu d’espace aux élèves. « Et pourtant ils apprennent », comme le défend G. Vigner (p : 24) un brin surpris et admiratif face à ce que cette situation peut comporter de déstabilisant pour un observateur non habitué ou acquis à l’idée que l’efficacité d’une démarche pédagogique, quelle qu’en soit la qualité, se perd lorsque le groupe élève dépasse un certain ratio. Sûrement que le contexte a fini de forger l’efficacité de ce qu’il est convenu d’appeler une pédagogie des grands groupes. C'est-à-dire une situation où les élèves comprennent et acceptent que tout le monde ne peut intervenir dans la dialogue didactique, mais où le professeur pose des actes pédagogiques de nature à favoriser l’apprentissage de tous. Ceux-ci se traduisent par le refus d’interroger les mêmes et l’obligation faite aux moins hardis de prendre la parole, une gestion rationnelle du tableau compartimenté de sorte que chaque élément de la leçon (les titres, les synthèses, les illustrations, les mots difficiles, les interventions des élèves etc.) est affecté à un coin précis. Ils se traduisent en plus par l’affirmation des places institutionnelles, l’institutionnalisation forte des savoirs où les formulations qui doivent être retenues sont dites, reformulées, répétées, inscrites au tableau, synthétisées et dictées aux élèves. Malgré tout, la situation, rapportée aux objectifs de développements de compétences en lecture et en écriture qui demandent une plus grande centration sur l’apprenant peut provoquer des frustrations tout à fait compréhensibles. Cela étant, il faut admettre que les réactions individuelles à ce contexte peuvent varier d’un enseignant à l’autre, en fonction du climat de l’école, de son état d’esprit et de son savoir-faire professionnel.