2.2.1. Les contrastes institutionnels et sociologiques

Les établissements se distinguent d’abord et avant tout par le mode de sélection des élèves et leurs origines sociales. En prenant le critère de classement généralement appliqué aux établissements d’enseignement public au Sénégal qui dépend, selon le type, des performances aux examens du BFEM, du Baccalauréat et du nombre de lauréats au Concours Général, on constate que le L.S.N.T / P.-E, auquel on applique les trois indicateurs à cause de sa mixité, se hisse, dans le classement national, à la 3ème place et à la deuxième dans le classement régional de l’Académie de Dakar. Cependant, la restriction de ce critère au niveau du collège place le lycée au premier rang dans les deux classements. Toutes choses qui font qu’il est considéré comme l’un des meilleurs établissements secondaires d’enseignement public du pays, si ce n’est le meilleur. L’indice de sa bonne réputation se mesure à la forte demande dont il fait l’objet auprès des populations. Aussi, pour faire face à cette demande et s’assurer en même temps des chances de conserver son statut de « lycée d’excellence » selon les responsables au niveau de l’Académie, il a été mis en place à l’interne, en accord avec les autorités, un mode de sélection particulier en classe de sixième, reposant sur trois critères. L’élève doit :

  • présenter d’excellents résultats durant la dernière année du cycle élémentaire,
  • être classé parmi les premiers élèves admis au concours sur la liste régionale de Dakar,
  • être parrainé par une autorité académique nationale ou régionale bénéficiant d’un quota

Il est donc clair que si le LSNT / P.-E est devenu « une école de référence par la culture de l’excellence» selon les mots de son proviseur, c’est en partie grâce à la possibilité qu’il a « de choisir ses élèves ». Au même moment, l’orientation au CEM-U19 / P.A., par ailleurs mal situé dans les classements, dépend uniquement de l’admission au concours d’entrée en 6ème. La différence des modes de sélections induit une différence de profil académique des élèves à l’entrée. A priori, on peut penser qu’au regard de ce qui précède, leur niveau en classe de 6ème au LSNT / P.-E est d’un cran supérieur à celui des élèves du même niveau au CEM-U19 / P.A.

Le second point de différence qui peut avoir un effet sur la relation de classe se situe dans le profil social des élèves. Le jeu des influences et des lobbyings explique qu’à terme, le troisième critère de sélection à l’entrée au LSNT / P.-E va induire une configuration sociale différente de celle qu’on retrouve au CEM-U19 / P.A. Ne disposant que de données relatives aux classes que nous avons observées, nous ne pouvons fournir qu’une vue partielle et très fragmentée du problème. Toutefois, nous estimons que ces éléments peuvent valablement servir au moins à illustrer la situation. C’est d’ailleurs dans ce sens que nous les prenons. Le tableau ci-dessous donne une clé de répartition en fonction des deux grandes variables que nous avons retenues. Nous nous sommes intéressés au niveau d’instruction des parents et / ou d’autres membres de la famille à l’école française pour comprendre la place du français dans l’environnement de la famille. Cette variable peut permettre de comprendre la probabilité pour un élève donné de pratiquer la langue au quotidien et en interaction avec ses proches d’une part, d’autre part la probabilité qu’il ait au moins un membre de sa famille susceptible de le suivre dans son travail. Enfin, cette variable permet de se rendre compte de l’existence dans la famille d’un parcours qui peut fonctionner pour l’élève comme un exemple. Ensuite nous avons cherché à compléter cette analyse en portant l’attention sur la situation professionnelle des parents. Devant l’hétérogénéité des métiers, nous avons classé les professions par catégorie socioprofessionnelle. Nous restons dans l’idée que chaque catégorie indique un type et un niveau de rapport au français, ce qui corrélativement, ouvre une hypothèse sur la maîtrise ou pas de la langue par les parents qui devient le premier instrument pour suivre et accompagner les enfants dans leur scolarité.

252 élèves ont répondu à notre questionnaire. Ils se répartissent ainsi : 75 en 6ème C, 67 en 4ème C, 56 en 4ème L et 54 en 6ème L.

Tableau 1 : données statistiques de la situation sociale des élèves dans les 4 classes observées
Caractéristiques



Classes
Niveau d’instruction en français dans la famille Situation socioprofessionnelle des parents
Aucun des parents n’est instruit Au moins 1 des parents est instruit Les deux parents sont instruits Il y a 2 ou plus élèves / étudiants Commerce ou activité artisanale Employés et cadres moyens Cadres supérieurs et fonctions libérales
6ème C 41 25 09 75 38 26 03
4ème C 38 27 02 65 42 17 08
6ème L 07 22 25 46 11 15 26
4ème L 05 30 21 45 06 15 30

Le tableau 1 fait la synthèse des réponses obtenues autour des variables « pratique du français dans la famille » et « situation socioprofessionnelle des parents ». Dans le détail des réponses fournies par les élèves des deux classes du CEM-U19 / P.A., on note que 2 en 4èmeC déclarent être seuls à aller à l’école dans leur famille alors qu’aucun des parents n’est instruit en français. Aucun élève en 6ème n’est dans cette situation. 17 élèves des deux classes, soit 11, 97 %, vivent avec au moins une personne fréquentant exclusivement le cycle élémentaire. Là aussi, les réponses à propos du niveau d’instruction des parents montrent que la plupart ne sont pas instruits ou pas assez pour pouvoir accompagner leurs enfants. Un total de 72 élèves (50, 70 %) déclarent vivre avec au moins un autre élève de niveau secondaire, et 42 (29, 57 %) soutiennent partager le foyer avec des élèves des niveaux secondaire et supérieur. Le taux de scolarisation rapporté aux familles est assez élevé pour autoriser à dire que les élèves évoluent dans un environnement plus ou moins favorable au soutien et aux échanges à l’intérieur d’une même génération. Cependant, 79 élèves soit 55, 63 % des réponses indiquent qu’aucun des parents n’est instruit en français. Seuls 11 élèves (7, 74 %) ont les deux parents suffisamment instruits pour les suivre. S’agissant des situations socioprofessionnelles, dans la majorité des cas, seul le père exerce une activité professionnelle. Ce sont le plus souvent des conducteurs de véhicules, des commerçants, des employés de bureau. On recense 20 professions se rapportant aux métiers de l’enseignement. La principale leçon qu’on tire de ces informations, c’est le niveau moyen de pénétration du français dans les familles qui fait croire que corolairement, le relais de l’école sera faiblement assuré cependant que la situation générale de celle-ci exige des élèves beaucoup de travail en dehors des classes. On peut en effet présumer que les effectifs pléthoriques laissent très peu de place à un suivi des progrès de chacun. Dans ces conditions, le professeur « travaille » réellement avec une infime minorité, c’est à dire, ceux qui sont en mesure de répondre à ses questions, de participer activement à l’élaboration des savoirs, parce qu’ « ils ont préparé la leçon à la maison ». Or il y a plus de chance que les plus nombreux d’entre eux soient ceux qui ont la possibilité d’être suivis, aidés, ceux qui, sur le plan de leur scolarité, peuvent bénéficier d’un accompagnement.

Les informations que livrent les résultats du même questionnaire auprès des élèves du LSNT / P.-E, amènent à dire que l’établissement accueille non seulement les meilleurs élèves, mais aussi des enfants issus d’une « élite » intellectuelle et sociale. Peut-être ceci explique-t-il cela ? 89, 09 % des élèves ont au moins un des parents instruits en français et pour 41, 81 %, les parents ont un niveau de formation supérieur à la moyenne. En effet, on remarque que le niveau d’instruction des parents est relativement élevé quand on sait que 68,18 % des élèves ont au moins un des parents diplômé de l’enseignement supérieur. 19 élèves indiquent ne partager le foyer avec aucun autre élève, et pour 7, le(s) autre(s) élève(s) de maison est / sont à l’élémentaire. Mais tous les élèves de ce lot ont au moins un parent instruit à un niveau supérieur. 55 élèves, soit 50 % des réponses, vivent avec au moins quelqu’un poursuivant ses études au secondaire et 45, 45 % sont dans un foyer où on compte au moins un étudiant. 7 élèves n’ont pas répondu à la question relative à la profession des parents et 5 déclarent que leurs parents sont sans profession (père « retraité » et mère « femme au foyer »). 61 élèves (55, 45 %) ont les deux parents qui exercent des activités professionnelles. Les métiers de l’enseignement sont les plus représentés (44, 54 %) suivis des métiers d’ingénieurs.

Les statistiques sont intéressantes pour avoir une représentation de l’épaisseur de la littéracie des élèves à défaut de pouvoir la mesurer. Les chiffres n’autorisent certainement pas à opposer de manière radicale les cultures éducatives dans les deux établissements. Cependant, les différences notables au niveau de l’environnement familial permettent de supposer des rapports différents à la langue et d’une certaine manière, « une culture éducative scolaire » (Bouchard, 2002) différente. C’est ainsi que si les enseignants sont unanimes à déplorer la faiblesse de niveau de leurs élèves, les professeurs du CEM-U19 / P.A. ne croient pas que l’on puisse, malgré tout, comparer les élèves des deux établissements. Au même moment les enseignants du LSNT, qui eux aussi ne sont pas très satisfaits du niveau global de leurs élèves, se consolent de l’idée qu’ils « ne peuvent pas mieux tomber vue la situation nationale » et que de toute manière « on peut compter sur la motivation des élèves » qui s’expliquerait par « l’implication des parents ». Deux remarques reviennent régulièrement dans les explications des deux professeurs avec lesquels nous avons travaillé sur « le dynamisme » et « la facilité » de leurs élèves : « on voit qu’ils ont une base », « on sent qu’il y a quelque chose, qu’il y a du travail derrière ».

Ces perceptions postulent un enchaînement causal entre le manque d’épaisseur de la littéracie des élèves, son coût didactique et le style pédagogique auquel il contraint l’enseignant. Les interactions de classe étant asymétriques et complémentaires par définition, on comprend les positions hautes de l’enseignant et basse des élèves. Mais cela ne justifie pas le marquage hypertrophique de la domination du professeur qui, dans certains exemples de notre corpus, surplombe l’interaction de toute sa fonction institutionnelle. Pour expliquer ces cas, il faudrait interroger, entre autre, l’attitude des élèves qui dépend elle-même de plusieurs facteurs dont leur degré d’autonomie par rapport aux savoirs en jeu. Ainsi on peut penser que moins ils peuvent « jouer leur partition » dans la construction des savoirs, plus le professeur est contraint à une posture d’enseignant-passeur et eux à celle passive d’écoute, d’adaptation et justement au discours, ce qui se traduit par une communication didactique d’une grande directivité. L’une des conséquences sur la relation d’enseignement-apprentissage est dans une culture didactique paramétrée autour des paradigmes (transmission, instruction, etc.) qui fondent « le fonctionnement classique de l’école » (Astolfi, 2002).