1.1.2. Les objets de savoir en jeu dans l’enseignement-apprentissage de la lecture littéraire

De quoi parle-t-on ou sur quoi porte l’enseignement-apprentissage de la lecture littéraire ? Quels sont les objets de savoir qui sont manipulés ? Quelles sont leurs dimensions ? Avec quels instruments, à partir de quelles bases théoriques ces manipulations sont-elles opérées ? Telles sont quelques autres questions auxquelles la recherche a tenté de répondre. La préoccupation est donc de définir les objets de savoir en jeu lorsqu’on doit parler d’enseignement-apprentissage du texte littéraire. Cependant, la nature du discours littéraire, qui relève du langage humain et qui, pour cette raison, ne saurait échapper au principe d’hétérogénéité (Combette, 1987) amène une question qui résume toutes les précédentes : « Quelle littérature enseigner ? » (Legros, 2000). Derrière cette question se profile tout un débat sur la problématique de la transposition didactique des textes littéraires et de leur lecture : entre savoir savant et savoir de référence. Les réponses s’élaborent en trois étapes.

Il faut d’abord définir la notion de texte littéraire. D’un point de vue général, le texte littéraire se démarque par une ritualisation autour de formes constitutives de valeurs partagées. La codification est l’une des « figurations » de ces formes. « Par « figuration », nous entendons ici une régularité contingente définie par convention et auto-perpétuation […] » (Canvat, 1999, p : 85). Il faut ensuite « localiser » les savoirs à enseigner. L’activité de lecture renvoie en même temps à des savoirs savants et à des pratiques de référence. Cette double référence constitue un obstacle à leur fixation. Pour A. Petitjean,

‘«le champ des études littéraires […] est en pleine expansion et recouvre l’histoire littéraire, la littérature générale et comparée, la nouvelle rhétorique, la stylistique, la sémiotique des genres, la sociologie de la littérature, les théories critiques, la thématologie, la critique génétique […]» (1990 : p 75). ’

Jean-François Halté ajoute : «la sociologie des institutions, l’esthétique, la philosophie, la linguistique et la grammaire de texte» (1991, p 42). Comme pour faire la synthèse des travaux qui l’ont précédé, Karl Canvat (1996) parle de paradigme socio-institutionnel, c'est-à-dire les savoirs sur les champs littéraires et sur les institutions qui régulent la circulation des biens littéraire, de paradigme formel dans lequel il cite la linguistique, la poétique, la sémiotique, la pragmatique, la stylistique etc., enfin, de paradigme socioculturel représenté par la sociologie, l’histoire, la philosophie, la thématologie etc. L’hétérogénéité des savoirs qui fondent l’épistémologie de la didactique de lecture littéraire, peut-être devrait-on parler de sciences contributives, illustre les développements précédents sur la singularité de cette activité. Cependant, pour en marquer l’identité, il faut lui déterminer des contenus précis étroitement liés à son champ et qui permettent de la spécifier. La variété des connaissances candidates à la transposition est à l’image de l’amplitude du champ concerné, fondamentalement dynamique. Mais dans ce mouvement caractérisé par un perpétuel renouvellement, trois familles de savoirs émergent dans les recherches.

C’est la typologie des textes (Adam, 1988, 1991, 2005 ; Petitjean, 1989 ; Schneuwly, 1994 ; Schneuwly et al, 1985 ; Boissinot, 2000). En partant de l’idée que le texte est une suite d’unités liées progressant vers une fin, une configuration réglée par divers modules ou sous-systèmes en constante interaction (Adam, 1988, 2005), on est arrivé à définir le texte littéraire par l’effet de dominance qu’exerce une unité sur les autres. Or, la caractéristique de ladite unité ou module ou sous-système « encadrant » (Adam, & Revaz, 1996 ; Adam, 2005 ; Reuter, 1998), c’est de reposer « sur un regroupement de faisceaux d’indices impliquant différentes composantes de la langue (Combette, 1987). C’est sur ces bases que la typologie des textes a produit une nomenclature qui, selon les points de vue, peut se réduire à quatre éléments ou couvrir une infinité de textes. Toutefois, les catégories les plus connues, parce que les plus présentes dans le discours scolaire sont le narratif, le descriptif, l’explicatif, l’informatif, l’argumentatif, l’injonctif, le dialogal et le poétique. Comme on le sait, « parler de « description », de « narration », engage dans un certaine type d’analyse, de classification » (Combette p 5). C’est dire que l’enjeu de la typologie sera de trouver dans l’hétérogénéité des discours littéraires, des catégories, des constructions susceptibles de fonctionner comme des critères et de permettre de bâtir un outil d’analyse qui tienne compte de l’universalité des objets analysés. La typologie pose donc en substance l’idée de conventions littéraires qui peuvent être perçues à l’échelle restreinte d’un texte court, d’un segment de texte, ou à un niveau plus étendu, celui de l’œuvre, ce qui subodore la notion de genre.

Il est le second sujet parmi les plus étudié en didactique de la lecture et constitue pour cette raison notre deuxième classe de savoirs. Un texte littéraire, on pourrait dire une œuvre, est étudiée en tant qu’elle fait système avec d’autres œuvres. C’est le principe d’architextualité théorisé par Genette (2001). Autrement dit, son abord se fait par et à partir de la forme qu’elle dégage, la faisant fonctionner dans un paradigme identifiable par le lecteur. Tout comme dans le cas de la typologie, on pose la forme comme une élaboration, un ensemble de traits macro - et micro -structuraux. Le travail de classification générique consiste à repérer les traits les plus pertinents et les plus discriminants pour les présenter comme des codes distinctifs de tel ou tel genre. Les recherches en la matière opèrent selon deux modèles d’analyse. Une des ces approches s’inspire des théories littéraires (Schaeffer, 1989, 1995, 2006 ; Canvat, 1992, 1994, 1999). En affirmant que l’enseignement de lecture littéraire « reste encore largement fondé sur la répartition en genre », K. Canvat (1994, p : 265) fait référence au genre littéraire entendu au sens aristotélicien. A la base de son enseignement-apprentissage, on trouve une délimitation fondée sur l’idée qu’un genre littéraire réfère à

‘« un ensemble discursif spécifique obéissant à des contraintes spécifiques et donc donnant naissance à un type de catégorisation spécifique, le genre littéraire précisément » (Schaeffer, 2006, p : 357). ’

Selon cette perspective, le concept de genre est employé exclusivement sous l’angle de la littérature dont il devrait contribuer à fixer les caractéristiques et les normes. Perçu dès le départ comme un instrument de détermination de la littérarité du texte (Schaeffer, 1989), le genre est techniquement décrit comme une réalité textuelle, pragmatique, cognitive et socio-culturelle, une constellation de caractéristiques, de « typologènes » de nature linguistique, textuelle, sémantique, rhétorique, etc. La simplification de cette description pour rendre le savoir accessible au lecteur non expert se traduit par une nomenclature dictée par une culture modelée et distribuée du fait des institutions littéraires, de l’école, des médias et de la société. C’est dans ce cadre qu’on présente les genres du récit de fiction en en focalisant la caractéristique fondamentale qui est de reposer à la fois sur l’histoire et sur l’imagination. Sont rangés dans cette catégorie les romans, nouvelles, contes, légendes etc. La dimension fictionnelle est utilisée comme instrument de discrimination et de différenciation avec les genres voisins dont la caractéristique est de combiner le récit au critère de vériconditionnalité. Il s’agit de l’autobiographie, des mémoires, du journal intime, en somme, des genres « factuels ». Dans ce même esprit, la poésie serait caractéristique d’une disposition particulière, d’une certaine brièveté, d’une utilisation particulière du langage. Quant aux genres du théâtre, on mettra l’accent sur les moyens par lesquels ils exhibent leur spécificité (dialogues, didascalies, rang social des personnages, tonalité du discours etc.). Les genres à dimension informative ou argumentative, mobilisant la raison plutôt que l’imagination comme l’essai, la méditation, seront marqués par leur allure philosophique. 

L’autre approche de classification et de catégorisation générique se nourrit des théories issues de l’analyse du discours (Schneuwly et Dolz, 1997 ; Maingueneau, 2007 ; Dolz, et Gagnon, 2008). En partant du principe général que tout genre, qu’il soit littéraire ou pas, est une modalité instrumentale de réalisation d’une action langagière (Schneuwly et Dolz, (1997), cette démarche fait l’hypothèse que les formes du discours sont toutes conventionnelles. Ce qui revient à dire qu'elles constituent une institution, un système qui assigne à chaque situation de communication une forme de discours codifiée. Autant il y a des règles pour justifier qu’on puisse parler de l’art de la poésie, ou de la nouvelle, autant il est possible de trouver des élaborations récurrentes et culturellement partagées qui autorisent à parler de l’art du SMS. Si on suit la logique, le texte scolaire connu sous le nom de « rédaction » et produit par tel élève a la même dignité de genre que le texte littéraire publié par tel auteur. Pour faire la différence Maingueneau (2007) parlera de deux régimes de généricité :le régime des genres conversationnels et le régime des genres institués. Dans ce lot, il distingue les genres peu sujets à variation et donc particulièrement contraignants, de ceux qui se caractérisent « par des formules et des schèmes compositionnels préétablis sur lesquels s’exerce un fort contrôle » (p : 59). C’est toujours dans cette catégorie qu’il classe les genres institués dont les paramètres communicatifs sont définis par « un cahier des charges » (journal télévisé, guide de voyage), ceux soumis à une scénographie, les genres incitatifs de renouvellement et d’innovation (annonce publicitaire, chanson, émission de télévision), enfin les genres « non saturé », c’est à dire à « incomplétude constitutive » (p : 60) qui se singularisent par la marge de manœuvre relativement importante du producteur. Ces réflexions répondent à l’appel à ouvrir l’école, à travers le cours de français, à la vie et au quotidien des élèves. On ne peut certainement établir une relation de cause à effet entre le développement de ces travaux et l’éclatement de l’activité de lecture à l’école qui cesse d’être le pré carré des textes littéraires. On peut cependant considérer qu’en apportant un cadre théorique et des instruments techniques, ces approches vont faciliter la transposition didactique d’objet nouveau et favoriser le renouvellement des pratiques enseignantes.

La troisième et dernière classe de savoir est composée des théories littéraires. Nous entendons par là la réflexion sur la littérature qui élabore des systèmes d’analyse. Comme nous venons de le voir, la réflexion sur les objets d’enseignement en lecture littéraire s’accompagne de la mise en place de cadres théoriques de référence, ou par la transposition didactique de cadres existants. Quoi qu’il en soit, il s’agit de proposer des démarches, des concepts et des outils pour toujours répondre à l’exigence de technicité considérée comme l’identité de la lecture littéraire. Ces outils étant généralement adaptés aux spécificités du discours littéraire qu’ils se destinent à étudier, nous n’évoquerons ici que les théories généralement convoquées pour l’analyse du récit (Dumortier et Plazanet, 1990 ; Reuter, 1998, 2000 ; Dufays et al 2005). De Greimas à Brémond, le structuralisme sémiotique a mis en œuvre un ensemble de démarches et d’instruments pour fonder une analyse systématique de la construction narrative applicable à tout récit de fiction. La didactique de la lecture, puis de l’écriture, se rendant compte de l’intérêt de ces outils de modélisation du récit, se saisit des concepts mis en circulation et les transpose pour en faire des instruments de développement de compétences lecturales et rédactionnelles. Même si on a pu reprocher à ces différentes théories une approche trop formelle et techniciste, elles auront eu le mérite de poser les bases d’une étude de la construction schématique de l’organisation narrative qui servira de point de départ à toutes les autres théories venues à la suite.