2.1.1. Quelle lecture de la transposition didactique pour modéliser l’enseignement-apprentissage du récit de fiction ?

Commençons par définir la notion de savoir d’abord en tant que concept fondateur de la TAD, ensuite du point de vue du récit.

‘« On entend généralement par savoir le corps de connaissances historiquement élaboré, stabilisé et validé socialement. Ce corps de savoirs est constitué par l'ensemble des théories existantes ou des œuvres (littéraires, scientifiques, techniques, artistiques...) diffusées par diverses institutions, et en particulier par l'institution scolaire qui transmet les "classiques" (Racine, Molière, la loi de Mariotte, le principe d'Archimède, la structure de l'ADN, la théorie de la relativité...) et permet ainsi aux élèves d'instrumenter les éléments de cette culture.» (Amigues, 2001).’

Ce que nous acceptons socialement comme un savoir savant se définit donc par rapport à une science, voire une recherche scientifique. Cette acception, de loin la plus rependue ne doit pas nous faire oublier que le savoir se définit aussi par rapport à une pratique. Une précision qui a le mérite de sortir la TAD de la définition étroitement lié au savoir savant dans laquelle elle a été quelque peu enfermée et qui a amené à douter de sa possibilité d’extension à d’autres disciplines que les mathématiques.

‘« Dès son introduction le débat a été vif à propos de l'extension possible du concept de transposition didactique. Beaucoup d'auteurs ont estimé que le concept était pertinent dans un domaine restreint, lié en fait aux mathématiques. Est en général mise en question la place éminente donnée au "savoir savant", alpha et oméga de la transposition, à la fois point de référence initial et arme suprême pour juger de la légitimité des enseignements produits, grâce à une référence extérieure incontestable. » (Johsua, 1997). ’

Avant cela, l’auteur de la théorie s’est défendu de cet enferment en précisant dans sa communication à l’université d’été de l’association des professeurs de mathématiques consacré à cette thématique et qu’il intitula « leçon introductive de la TAD » que « la classe des savoir est large ». Il voulait dire que la notion ne renvoie pas « aux seuls savoirs que nous désignons culturellement comme savoirs scientifiques » (Chevallard, 1992, 107). Nous pensons que la question est résolue dès lors qu’on introduit le concept d’objets de savoir qui est assez large pour englober aussi bien les savoirs savants au sens commun que les savoirs d’experts, et assez précis car appréhendant les savoirs sous le régime de l’école et des apprentissages scolaires. En parlant du savoir comme d’un objet on met donc en avant un certain nombre de caractères.

  • Pour exister, il doit être produit et validé.
  • Il est reconnu d’utilité pour le développement cognitif.
  • Il peut être appris ce qui sous entend qu’il peut être enseigné.
  • Il ne peut être connu sans être appris.

Recoupant ces divers aspects, on peut comprendre pourquoi le récit ne peut se réduire aux connaissances naïves des élèves, à une compétence sociétale qu’une éducation naturelle suffit à faire acquérir. En effet, les savoirs linguistiques desquels il relève participent d’un autre type de savoirs. Ceux-là que Durey et Martinand appellent des « pratiques des références », ou des « savoirs d’experts », autrement plus complexes.

‘« Dans la pratique de référence il y a un lien constitutif entre les modèles et le référent empirique. Le référent empirique peut être défini comme l’ensemble des objets, des phénomènes, des manipulations, et de leurs descriptions et représentations (y compris mathématiques) » (p : 92).’

Les auteurs mettent à égalité les savoirs de la pratique et les théories qui les décrivent ou en proposent une conceptualisation. Or le récit renvoie à des savoirs d’experts, ceux qu’on retrouve dans les modèles littéraires avec les phénomènes contingents. De ce point de vue, il se classe dans la catégorie des compétences perçues comme une somme de savoir-faire de haute technicité. Il se fonde en plus sur des régularités théoriques que des chercheurs ont tirées de l’observation des pratiques d’experts. Après avoir érigé ces théories au rang de savoirs savant, l’école peut se saisir des régularités qu’elles ont mises à jour pour concevoir des outils dirigeants en lecture et en production écrite. Rapporté au aux pratiques des experts et à la science des théoriciens, le récit peut donc se définir comme une pratique et un savoir de référence porté par une double validité que l’on retrouve dans sa transposition didactique. Aussi celle-ci convoque un dispositif visant bien plus que la simple mémorisation-reproduction d’un modèle.

‘« Une conceptualisation forte des savoirs experts paraît très importante pour les didactiques des formations professionnelles et des disciplines dont la référence principale est une pratique artistique, artisanale, langagière, corporelle ou sportive » ((Perrénoud, 1998, p : 496). ’

Le récit fait partie de ces dites pratiques qui exigent des compétences complexes parce mobilisant des ressources plus riches passant par des opérations mentales de très haut niveau.

Cela dit, il faut convenir avec Chevallard (1994) que le changement d’habitat qui fait migrer un objet de savoir vers une nouvelle niche s’accompagne de changements de « profession », pour les adapter à leur nouvel environnement où ils devraient entrer en interactions avec de nouveaux « partenaires » et composer avec eux des « associations » inédites. Il est clair que la transposition à l’école de modèles génériques littéraires tels que le récit fantastique de Théophile Gautier se fera exclusivement sur la base de la connaissance des techniques de l’auteur, mais aussi des caractéristiques du genre observées chez d’autres écrivains et théorisées par des spécialistes à l’exemple de Todorov (1991). Pour autant, le savoir qui se construit ne peut être le même, la finalité n’étant pas de faire des élèves des Théophile Gautier. Nous mettons l’accent sur l’un des principes fondateurs de la TAD : l’adaptation permettant de garantir la réussite de la communication didactique du savoir. Il s’agit de sa simplification pour favoriser son accès et son appropriation par un destinataire non expert. Certes, le passage d’un savoir savant ou d’une pratique de référence à un objet de savoir ou pratique scolaire est régi par un autre principe, celui de l’équilibre, de la bonne distance. En effet, l’une des idées directrices de la théorie est que la distance de deux « objets », ou des deux fonctions si l’on préfère, doit mesurer la ressemblance qui est entre eux si ce n’est une certaine ressemblance portant sur les « traits » auxquels on s’intéresse (Amigues, 2001). On voudrait alors qu’entre le savoir enseigné et le savoir « laïque » dont il se réclame, la distance soit assez courte. Il conviendrait, en d’autres termes, que le savoir enseigné et le savoirqui lui sert, en quelque sorte, de caution épistémologique au regard de la société, se ressemblent suffisamment. C’est ce qui fonde l’idée de vigilance scientifique (Chevallard, 1994) que Mercier explique et justifie en ces termes : « l’illusion de l’identité de l’objet de savoir et de l’objet d’enseignement est nécessaire au fonctionnement heureux des systèmes didactiques » (2002, p : 140). Cependant, nous pensons comme d’autres (Bronckart et I., Plazaola Giger, 1998) quoiqu’un un objet de savoir transféré à l’école comporte une part de mêmeté qui rappelle le savoir qui l’inspire, une fois entre les mains d’autres utilisateurs auxquels il parvient sous des formes et fonctions différentes, il acquiert une part de spécificité découlant précisément des propriétés particulières des pratiques qui l’exploitent. Revenons à notre exemple sur le récit fantastique chez Gautier et chez Todorov. Le premier aborde le genre sous l’angle de la production et plie ses lois, en supposant qu’il en ait, à son style, à sa personnalité. En étudiant à l’école le fantastique selon son modèle, on peut certainement mettre en évidence une écriture spécifique, une manière propre de construire le récit ; mais on cherchera plus sûrement à déterminer des règles généralisables, des éléments d’intertextualité (Genette, 1981, 2001), des régularités par lesquelles son texte s’évade de lui-même et fait corps avec d’autres textes. Sans cette possibilité où un ensemble de textes font système, la notion de genre ne pourrait exister et l’œuvre de Gautier ne pourrait être classée dans la catégorie « récit fantastique ». Nous savons combien la démarche de typologie et de classification était centrale dans les enseignements-apprentissages des phénomènes génériques et textuels même si au demeurant, on a conscience que chaque écriture est un système contextualisé, unique, soumis aux humeurs, pour ne pas dire au génie de chaque auteur. L’enseignement du récit ne peut éviter de passer par le spécifique. Il visera toujours le général. Lire Gautier à l’école, c’est donc travailler sur un style pour définir les lois d’un système générique, extraire des régularités pour nourrir des conventions. Cela suppose avoir à disposition d’autres modèles pour comparer et compléter, des savoirs théoriques sur le genre pour confirmer des hypothèses de lecture, valider des conclusions, compléter par des critères. L’objet de savoir issu de la transposition de la pratique de référence n’est plus uniquement le savoir produit dans le texte étudié, mais un savoir applicable à des modèles identiques. Et lorsqu’on transfère les objets de savoir sur le fantastique selon Todorov, ce ne sera plus exclusivement pour lire, mais aussi pour produire.

Il faut reconnaître que la transposition didactique d’une pratique de référence ne peut jamais être facile. C’est pourquoi la configuration à l’enseignement-apprentissage en lecture et en écriture d’un objet de savoir tel que le récit de fiction qui relève d'une alchimie spécifique de référents savants et experts (Joshua, 1997) ne peut être aussi simple.