2.2.2. Le passage des savoirs de référence à des savoirs pour la classe ou la définition des enseignables en lecture et en production écrite de récits de fiction

Dès son introduction à l’école, le schéma quinaire est devenu un outil de définition du récit, d’organisation et de construction des dispositifs d’enseignement-apprentissage de sa lecture et de sa production, d’évaluation des compétences narratives des élèves, d’où sa rigidification. La fonctionnalité du schéma quinaire et son omniprésence dans tout le processus transpositif symbolise le grand intérêt que la didactique du français manifeste pour la narratologie. Reuter évoque entre autre raison de cet engouement, des espoirs d’une opérationnalisation qui pourrait aider à

‘« lutter contre l’échec, socialement marqué, grâce à la mise en œuvre d’un discours moins légitimant et plus précis sur l’organisation des textes, d’une ouverture des référents textuels (conte, fantastique, Nouveau Roman…) ainsi que des exercices possibles… » (2000, p : 8).’

Il faut donc savoir que les transformations liées à la transposition didactique des théories des textes débordent le schéma quinaire, cependant qu’elles tiennent de deux ordres (Nonnon, 1994, 1998 ; Reuter, 2000 ; Daunay et Denizot, 2007).

Les transformations de l’ordre des contenus qui font que les concepts et les réalités qu’ils recouvrent sont simplifiés par élimination des dimensions jugées non « didactisables ». Sont concernées, les dimensions thématiques, configurationnelles et pragmatiques dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles participent de la catégorie de savoirs non normés, sujets à des fluctuations car dépendant de l’interprétation du texte. La transformation de contenus peut aussi s’opérer par surdimensionnement des pôles qui, à côté du schéma quinaire, semblent incarner le récit. C’est le schéma actanciel réduit à la trilogie sujet-adjuvent-opposant, ou le système temporel limité à une opposition imparfait / passé simple où le premier serait le temps des actions qui durent et le second celui des actions brèves. L’effet induit des transformations de contenus, ce sont des transformations d’ordre épistémologique. Elles s’opèrent principalement par extension de fonctionnalité. Par exemple, le schéma quinaire, conçu à l’origine pour lire un type de texte spécifique, notamment le conte, est devenu un outil de lecture de différents types de textes auxquels il n’était pas destiné. On peut penser que la conséquence dans ce cas précis est plutôt positive car des genres littéraires jusque là minorées dans les apprentissages scolaires sont plus valorisées. Il en est ainsi des contes, des récits de légende, et de tous ces textes longtemps considérée comme de l’infralittérature (romans policiers, romans de rose, de cap et d’épée), voire de la paralittérature (la bande dessinée). Dans certaines situations, la transposition didactique se traduit par un transfert de fonctionnalité de sorte que l’on assiste au changement d’outils de lecture des possibles narratifs du récit littéraire en instruments de planification du texte scolaire qui se substituent au plan de la rédaction traditionnelle. La transformation a pu produire sur ce point des effets assez heureux, l’élève apprenant à mieux organiser la circulation de l’information dans son récit et donc à structurer son texte autrement qu’autour des trois paragraphes classiques : introduction, développement, conclusion. Enfin, les transformations ont pu conduire à l’affectation de nouvelles fonctionnalités. Nous voulons dire que les objets de savoir sont érigés en outils normatifs de classification des récits littéraires (typiques, prototypiques, atypiques) et d’évaluation des productions des élèves.

Malgré ses atouts indiscutables, la transposition des savoirs issus de la narratologie n’est pas sans poser de problèmes. Comme on le sait, la simplification des savoirs et leur changement de fonctionnalité, en permettant à des outils d’analyse heuristique de devenir des instruments d’application et d’étiquetage, par ailleurs régulièrement mobilisés pour exemplifier les mêmes types de textes, fait qu’ils leur seront difficilement détachables (Nonnon, 1998). Ainsi, le fait d’associer systématiquement le merveilleux au conte peut amener les élèves à assimiler tout récit merveilleux au conte. De même ils peuvent lier le mot conte à la phrase « il était une fois ». Par ailleurs, l’adaptation de ces objets de savoir en encourageant la prise de distance en didactique du français par rapport à l’approche humaniste des textes en faveur d’une approche technique, voire techniciste, a entrainé la mise hors circuit des autres dimensions, parmi lesquelles la configuration des divers genres discursifs constitutifs du récit et la textualisation. Pour notre part, nous estimons que ce sont là des sous-compétences sans lesquelles la maîtrise de la compétence narrative laisse à désirer. C’est l’occasion pour nous de préciser notre approche du récit de fiction et de la transposition des savoirs narratifs.

De notre point de vue, les termes de récit et de fiction convoquent deux niveaux d’appréhension du texte ainsi référencié (Todorov, 1972). Est considéré comme un récit, premièrement le texte dont la construction se fonde sur « une série d’assertions traitant d’une séquence d’évènements liés causalement et qui concerne des êtres humains (ou des êtres semblables à eux) » (Cohn, 2001, p : 28). C’est dire que dans notre acception, le récit s’apprécie par rapport à une histoire, une intrigue, ce qui implique des actions avec leurs logiques et des personnages avec leur syntaxe et leur sémantique (Hamon, 1977). Cette première dimension le fait correspondre à « un texte référentiel à déroulement temporel » (Todorov, 1972, p : 378). Cependant, si on le considère dans ses rapports avec la fiction, on est conduit à le caractériser autrement. En effet, dans son sens le plus courant de la critique littéraire, la notion de fiction renvoie à un récit inventé, il désigne un « texte littéraire non référentiel et narratif » (Todorov, p.12), d’où son association au roman et à la nouvelle. Suivant cette acception, où la fiction est définie antinomiquement à la réalité et synonymiquement à l’imaginaire, le récit apparaît deuxièmement comme un discours qui enjambe le principe de vériconditionnalité inhérent à son usage dans le discours ordinaire. D’ailleurs, pour discriminer les deux modalités, on emploie le terme de fictif pour le récit qui relève des choses de la vie et de fictionnel pour le discours littéraire ou le discours scolaire assimilé. Conséquemment, le récit de fiction s’appréhende comme une modalité énonciative générique (Shaeffer, 1989) avec des composantes caractéristiques. Ces deux acceptions nous mettent face à la vieille division fond / forme. Ce que ne manque pas de rappeler Ricœur qui considère que le récit présente « une combinaison entre deux procès fondamentaux : articulation et intégration, forme et sens » (1984, p 63). La particularité c’est que dans le cas du récit de fiction, cette répartition revient à une distinction entre la fiction ou l’intrigue perçue « comme unité dynamique » et le récit ou la mise en intrigue que l’auteur décrit « comme une opération structurante » (p : 77). Dès lors, un récit de fiction est une combinaison-intégration d’une narration modale et d’une narration thématique, un agrégat de segments d’actions, de situations, d’états et de contextes configurés de manière à produire du sens. L’intérêt de cette perception, c’est d’une part, de mettre à jour l’idée d’une trame narrative qui fait office d’ossature autour de laquelle s’organise tout le reste et qui peut obéir à une structure canonique relativement stable. Elle est alors portée par deux principes généraux (une succession d’évènements et une unité thématique), et par trois variantes complémentaires schématiques (une transformation d’état, un procès, une évaluation finale) (Bouchard, 1989). Cette structure de base représente à notre avis la composante principale du récit de fiction. Nous l’appelons séquence narrative. D’autre part, notre perception nous amène à dire que la contextualisation et la symbolisation que permet le discours descriptif, la dramatisation qui s’exprime par les insertions dialogales, le besoin de rationalisation et de mise en cohérence qui pousse à des interventions explicatives dans la trame narrative, jouent un rôle essentiel en tant que techniques de fictionnalisation. Nous considérons que ces « langages » connexes, subordonnés au narratif et qui fondent la multigénéricité discursive du récit de fiction en constituent la deuxième colonne. Ce sont les séquences descriptives, dialogales et explicatives. Enfin, on ne peut réduire le récit de fiction à un discours unigénérique, on ne peut non plus le comprendre comme une simple structure compositionnelle, un simple enchevêtrement de séquences. La construction consécutive des actions suppose, pour aboutir à une intrigue, à une forme de liaison fut-elle primaire. Et la rencontre du discours narratif qui porte cette intrigue avec d’autres discours se traduit par une exigence de configuration. Les procédés qui veulent que le récit de fiction articule les plans de la consécution aux plans de la configuration des discours représentent la textualisation. Ils en constituent la troisième colonne. Au bout du compte, nous décomposons le récit de fiction en deux macros variables : la composition séquentielle et la structure configurationnelle. En disant que lorsqu’ils arrivent au collège, les élèves ont acquis certaines compétences aussi bien en lecture qu’en production écrite de récits de fiction nous ne pensions pas à la planification et à la construction progressive de l’intrigue, à la variation du discours par l’insertion et la configuration de séquences descriptives et dialogales, de la prise en charge du lecteur. Du moment où ces capacités entrent dans la définition de la compétence narrative, qu’elles sont attendues et évaluées, qu’elles peuvent représenter des difficultés, nous estimons qu’elles constituent des objets de savoirs enseignables et doivent figurer dans la chaîne transpositive des savoirs narratifs. Voilà pourquoi nous les étudions dans notre recherche comme les savoirs narratifs médiatisés par les outils textuels introduits dans les interactions didactiques, les connaissances à construire dans la co-action entre l’enseignant et les élèves, les indicateurs de performance dans l’analyse des compétences narratives des élèves à travers leurs productions écrites.