2.2.3. Action didactique et aménagement d’espaces de co-construction et de partage des significations

Autre fondement de l’action conjointe en didactique, le milieu se définit comme un cadre interactionnel (Vion, 2000), un espace de co-action déterminé par des objets, un enjeu de savoir, un contexte, des artéfacts, des acteurs et des formes opérationnelles particulières. Au sens de Brousseau, il s’agit d’une situation marquée par une double exigence. D’un côté, il y a ce que fait l’enseignant pour gérer la tension entre les principes de réticence didactique et de maintien à tout prix de la relation qui lui demande de satisfaire aux exigences de son contrat d’enseignement. D’un autre côté, il y a ce fait l’élève, une fois qu’il accepte de s’engager dans le jeu, pour prendre la responsabilité de son apprentissage en s’impliquant dans le processus de construction du savoir alors même qu’il ne dispose pas de la connaissance nécessaire à cette effet, « celle-ci étant précisément l’enjeu de la situation didactique fixée par l’enseignant » (Sarrazy, 1995, p : 91). On voit transparaître la problématique de la relation angoissante aux objets et par conséquent, de la mise en sécurité des élèves. Entre ces deux situations, s’érige toute l’épaisseur de l’étayage. Cependant, dans la réalité de l’action conjointe, le milieu ne saurait agir tout seul pour permettre aux élèves d’apprendre. Le jeu du joueur-élève est étayé par le jeu du joueur-professeur de manière qu’il puisse tirer réellement profit des rétroactions de ce milieu (Sensevy, 2002). Cette contrainte pouvant aller de faible à drastique, nous caractérisons le milieu, ou mieux, la mésogenèse, selon une graduation proportionnellement égale au taux d’adidacticité des situations. On constate à ce propos qu’elle peut être à un état maximal, c’est à dire au sens défini par Brousseau où l’action des élèves est juste engagée par une consigne générale qui leur laisse une liberté de mouvement assez importante. Ces situations étant plutôt rares, l’adidacticité dans le cadre de l’action conjointe se marque plus fréquemment par la canalisation et le contrôle de cette liberté d’action. Ce faisant, les situations sont encadrées par les incitations du professeur. Enfin, nous avons des exemples de « dévolution » où l’adidacticité est proche de zéro.

Dans ces cas, les situations sont marquées par des opérations de guidage et d’étayage accrues conduisant le professeur à occuper entièrement l’espace topogénétique. Aussi, dans une approche assez large de la question, nous employons le concept de mésogenèse pour dire « tout ce qui entre dans l’environnement d’apprentissage de l’élève, tout ce avec quoi l’élève se trouve en relation au moment de l’apprentissage » (Sensevy, 2002, p : 29). Cela peut être constitué pour l’enseignement-apprentissage de la lecture littéraire ou de la production de textes se rapprochant de modèles littéraires, des textes modèles associés ou pas à des textes procéduraux, des actions et opérations initiées autour du texte (cadrage générique, typologique). Dans le déroulement des actions, les outils sémiotiques relèvent des procédés de convocation et d’activation de la mémoire didactique. Outil au service du fonctionnement des systèmes didactiques (Chevallard, 1992), la fonction première de la mémoire des objets en études (les savoirs ou les pratiques) est pour assurer la participation des élèves (Araya-Chacon, 2008). Rapportée à la théorie de la mésogenèse, elle se présente comme un outil essentiel de l’action didactique dont la co-construction de références communes représente une des conditions de possibilité. La mésogénèse se caractérise, en fin de compte, comme un espace d’ « élaboration d’un système commun de signification entre le professeur et les élèves, système dans lequel les transactions didactiques trouvent leur sens » (Sensevy, p : 2002, 30). Elle se modélise à travers deux gestes essentiels (Sensevy et al, 2000 ; Sensevy, 2005) : la dévolution et l’institutionnalisation.

L’organisation de conditions d’apprentissage suppose donc que soit prévue, au sein du dispositif pédagogico-didactique, une ingénierie se matérialisant par des opérations d’apprêt des savoirs, de leur présentification, de la dévolution de situations d’apprentissage aux élèves et de leur étayage. La fin du processus se traduit par l’institutionnalisation des connaissances ainsi co-construites. Brousseau désigne par cette expression la technique par laquelle l’enseignant place les élèves en autonomie par rapport à la responsabilité de leur apprentissage dans le milieu factice qu’il leur a construit. Selon l’auteur, les contrats implicites qui sous-tendent la dévolution supposent de la part des élèves, une série de « jeux » corrélés : action, formulation, validation. Pour sa part, l’enseignant devrait mettre en scène un savoir assez proche de l’état présent des élèves pour pouvoir soutenir leur action, mais aussi assez éloigné pour justifier d’un travail cognitif conséquent. L’opération d’institutionnalisation, indissociable de la dévolution, fait partie, à côté de l’apprêt et de la présentification, des situations didactiques. Elle correspond au moment où l’enseignant, garant de la vigilance scientifique, recouvre la plénitude de son statut et de sa fonction institutionnelle pour raccorder les résultats du travail des élèves au discours scientifique. Pour Brousseau,

‘« la prise en compte officielle par l’élève de l’objet de connaissance et par l’enseignant, de l’apprentissage de l’élève devient un phénomène social très important et une phase essentielle du processus didactique : cette double reconnaissance est l’objet de l’institutionnalisation » (1998, p : 311). ’

L’importance de cette opération tient donc aux fonctions qu’elle remplit potentiellement au cours d’une action didactique (Schubauer-Léoni et al, 2007). C’est toujours le moment pour l’enseignant de

Aussi pour les auteurs, la consistance de l’institutionnalisation se mesure au travail de validation qui la supporte. Elle peut s’opérer avec plus ou moins d’intensité selon le niveau de proximité au savoir visé ou de satisfaction consensuelle. Quoi qu’il en soit, l’institutionnalisation se présente comme une opération phare de l’action enseignante. En relation avec les objets de savoir, elle symbolise la situation didactique par excellence permettant au professeur de ponctuer le défilement des objets d’enseignement et de gérer la chronogénèse dans la transposition interne. Elle se matérialise en particulier par des éléments gestuels, actionnels et langagiers dont la reformulation reste l’expression la plus forte (Garcia-Debanc, 2006). En relation avec le pôle apprenant, elle signale, de manière officielle, l’obsolescence d’une négociation autour d’un objet de savoir, la transformation de la connaissance en un objet culturellement et socialement partagé et référencé, l’ouverture d’un « nouvel espace temps » pour des savoirs nouveaux. Pendantes complémentaires du même processus, la dévolution et l’institutionnalisation sont présentes tout au long de l’interaction. Elles représentent deux formes d’intervention typiques de l’enseignant (Forget, 2008) pour obtenir la participation des élèves en les impliquant directement dans la construction des savoir et pour réussir la transformation des connaissances élaborées en savoirs réutilisables. Voilà pourquoi la didactique comparatiste les considère comme des gestes professionnels génériques parce qu’indépendants de la discipline. Elle prouve, en association avec la dévolution, la présentification et l’apprêt, le rôle d’animateur de l’enseignant dont l’action peut être résumée en trois mots : « initier, établir et réguler la relation didactique » (Sensevy, 2002, p : 26).

En tant que cadre de co-construction de la référence, la compréhension de la mésogenèse s’avère une entrée prioritaire pour l’étude du fonctionnement du contrat didactique, notamment au niveau de la gestion de la chronogénèse et de l’organisation de la topogenèse (Sène, 2009). A s’en tenir à sa première acception, la chronogénèse traduit la dynamique d’organisation (introduction, construction, institutionnalisation), sur une échelle temporelle, des objets sur lesquels le professeur s’appuie pour faire évoluer le projet commun. Or, comme on peut le comprendre, les objets en questions ne sont autres que ceux co-construits en collaboration avec les élèves au tout au long des actions qui jalonnent l’activité. Ce qui revient à dire que l’évolution du projet se calcule en fonction de la désuétude du premier moment constatée et acceptée par les co-actants. Co-construisant le savoir, professeur et élèves co-construisent à chaque instant le temps de l’inter-action didactique, le temps didactique. Aussi, dans une seconde acception, la chronogenèse décrit le mode de passage d’un milieu à un autre, le mode d’inscription du nouveau sur de l’ancien, la transition d’une zone de développement à la zone supérieure (Reuter, 1996). En somme, elle marque la « progression » de la relation par les ruptures / reprises du contrat à travers les nécessaires modifications du contenu et donc de la réussite de la transaction didactique. Pour ce qui est de la topogenèse qu’il faut associer à la mésogenèse, elle indique le positionnement des acteurs de la transaction par rapport au savoir et leur rôle respectif dans le jeu qui fonde l’action didactique. C’est donc une entrée privilégiée pour décrire l’évolution du partage des responsabilités et des tâches entre agents qui se modifie selon la nature du système d’objets qui vient occuper le devant de la scène dans la mésogenèse (Sensevy, G, 2002). Se pose le système des statuts doublés des places et fonctions interactionnelles.

Retenons que les fondements didactiques de l’action didactique conjointe reposent sur le principe d’un système relationnel où

‘« les élèves sont considérés comme des membres individuels qui participent et contribuent, conjointement avec l’enseignant, au développement des significations recelées par la microculture de leur classe » (Lopez et Allal, 2004 : p. 67). ’

Cette perspective ne nie pas le rôle de guidage dévolu au pôle médiatif ; toutefois, elle corrige la vision d’une relation triadique bâtie sur un schéma figé dans la transmissivité. L’élève récepteur passif et didactiquement transparent ne peut exister que dans la virtualité, car, même confiné à écouter et à prendre note de ce que veut bien lui servir l’enseignant, il n’en influence pas moins le cours de l’action. Et donc agir dans une relation d’enseignement-apprentissage, c’est s’inscrire de manière déterminée dans un contrat didactique où la première règle de fonctionnement exige des parties, la reconnaissance mutuelle des places, des rôles respectifs. C’est ce rapport qui légitime les actions des uns et des autres en les orientant vers la construction d’un espace commun de signification. Pour reprendre l’idée de Sensevy (2001), l’action du professeur ne peut s’expliquer indépendamment des attributions de sens qu’effectuent les élèves au sujet des objets qu’il leur présente et de la manière dont cette rencontre est mise en scène. Ce qui revient à dire que la négociation prend à partir de là une forme nouvelle, plus symbolique. C’est celle que décrivent Saada-Robert et Baslev.

‘« En effet, sous l’angle du système didactique culturellement ancré, l’apprentissage est dépendant de la rencontre possible entre la médiation sémiotique opérée par l’enseignant et la zone d’accommodation permise par les connaissances antérieures que l’élève active en situation. C’est précisément cette rencontre entre deux instances de signification, celle de l’enseignant et celle de l’apprenant, qui est la condition de l’acquisition de connaissance dans son moment intersubjectif » (2004 : p. 136).’

Il s’établit de la sorte une corrélation entre la théorie piagétienne de l’accommodation qui défend l’idée d’une dynamique individuelle de construction d’une connaissance nouvelle sur la base d’une réflexivité corrective et adaptative des connaissances antérieures et la thèse vygotskiennne de la zone proche de développement. Cette seconde théorie soulève elle aussi la problématique de la dynamique individuelle de l’évolution développementale mais en postulant qu’elle s’opère par l’interaction avec des co-acteurs (pairs et expert). Entre les deux systèmes s’érige en pont, le principe du conflit cognitif à réguler par l’élève et l’enseignant. La négociation peut, toujours dans ces conditions, paraître encore plus complexe dans le cas des objets à forte charge sociale et affective et / ou à accointance scientifique très marquée. Les objets littéraires sont affectés de ce double coefficient. L’activité de lecture littéraire est proprement scolaire ; mais elle relève du fonds culturel et est enseignée comme telle. Si non, ce sont ces finalités (développer le plaisir de lire, favoriser le développement culturel, façonner un type de citoyen et d’homme) qui s’en trouveraient dévoyées. Mais que signifient ces valeurs auprès du public culturellement, socialement hétérogène auquel cet enseignement est destiné ? Comment et avec quoi chacun aborde le texte et se positionne par rapport aux problèmes qu’il soulève ? Ce sont là les questions auxquelles le professeur de français doit répondre avec ses élèves et dans l’interaction.